Le déclin de la classe moyenne: une histoire américaine, une histoire française edit
L’érosion voire le déclin de la classe moyenne sous les effets combinés de la mondialisation qui élimine les cols bleus, victimes de la désindustrialisation, et les cols blancs routiniers, victimes de la révolution numérique, est un thème déjà ancien. Il semble prendre une actualité nouvelle avec les révoltes contre les inégalités et la mise en cause d’un libre-échangisme destructeur des bons jobs, des assurances sociales, et donc de la classe moyenne.
Plus récemment la montée de mouvements radicaux comme celui des « Indignés » des « 99% » ou l’émergence de thèses sur l’excessive polarisation des revenus ont fait de l’explosion des inégalités une idée en vogue des deux côtés de l’Atlantique.
Mieux, longtemps confinée dans les cercles hétérodoxes des économistes, l’idée selon laquelle des inégalités excessives handicapent la croissance est devenue « mainstream », reprise notamment par l’OCDE qui entend promouvoir une croissance inclusive.
La publication remarquée d’une étude du Pew Research Center concluant à la fin de l’hégémonie de la classe moyenne américaine (-de 50% de la population désormais) et à la captation d’une fraction grandissante des revenus par les catégories les plus aisées, d’une part, la volonté de France Stratégie d’évaluer la situation française à cette aune, d’autre part, rendent possible un diagnostic raisonné et une ébauche de comparaison sur ce sujet qui suscite tant de passions.
Le résultat central de l’enquête de PRC s’énonce ainsi : la classe moyenne américaine rétrécit, elle devient même minoritaire avec 120 millions de ménages quand les classes supérieure (21%) et inférieure (29%) combinées totalisent 121 million de ménages… mais dans le même temps le partage du revenu global se fait au profit des catégories de revenus supérieures avec une part qui passe de 29% en 1970 à 49% en 2014 et baisse de 62% à 43% pour les classes moyennes. Pire encore le revenu médian des classes moyennes a baissé de 4% entre 2000 et 2014 et leur fortune de 28% entre 2001 et 2013 à cause de la crise et de la part de l’immobilier dans les petits et moyens patrimoines.
En 2015, 20% des adultes américains étaient dans la catégorie des revenus bas contre 16% en 1970. À l’opposé, ceux qui sont dans les catégories supérieure de revenus ont doublé passant de 4 à 9%.
La classe moyenne est définie par un niveau de revenu des ménages compris entre les 2/3 et le double du revenu médian. Sur la base de cette définition la classe moyenne est passée de 61% à 50% entre 1971 et 2015
La classe moyenne a connu malgré tout une hausse de son revenu médian ajusté de la taille du ménage de 34% depuis 1970, ce qui se compare à 47% pour les ménages supérieurs et 38% pour les ménages à faibles revenus.
Ceux qui s’en tirent le mieux sont les personnes âgées (le ratio de pauvreté chute de 24,6% en 1970 à 10% en 2014), les couples mariés (surtout si les deux travaillent), les femmes (dont les taux d’activité progressent) et les Noirs. À l’inverse, les jeunes font plus mal, de même que les non-diplômés.
En termes de richesse et de patrimoine, l’effet des inégalités s’est amplifié entre 1983 et 2007, le patrimoine médian des classes moyennes ayant cru de 68%, mais en 2010 cet enrichissement s’était effacé. À l’inverse entre 1983 et 2007 le patrimoine doublait pour les catégories supérieures et en 2010 on constate encore ce doublement : l’explication est la perte de valeur du logement d’un côté et la rapide performance de la bourse de l’autre.
Forte érosion de la classe moyenne, croissance des inégalités, appauvrissement relatif du fait de la crise, concentration des revenus et des patrimoines en haut de la distribution, mobilité sociale … les traits de l’évolution du modèle social américain apparaissent avec clarté.
Qu’en est-il de la France ?
Entre 1996 et 2012 la classe moyenne a diminué de 3,6 points aux États-Unis et de 1,5 point en France, mais en France cette légère décrue se fait au profit de la catégorie des bas revenus. En France la classe moyenne représente les 2/3 de la population contre la moitié pour les États-Unis, signe d’une distribution plus égalitaire des revenus (le coefficient de Gini du revenu primaire est de 0,343 en France et de 0,487 aux É.-U.).
Entre 1996 et 2012, la classe des hauts revenus en France, pourtant deux fois moins nombreuse que la classe des bas revenus a vu sa part des revenus globaux continuer à augmenter : ils étaient 2,7 fois supérieurs en 1996 et 3,3 fois supérieurs en 2012.
Si la part des revenus détenus par la classe moyenne a régressé de 62 a 43% entre 1970 et 2014 aux États-Unis la part de la classe supérieure a progressé de 29 à 49% du revenu global, le tassement se fait au bénéfice de la classe supérieure (+2,2 vs 1,4). En France il se fait au profit des bas revenus (0,9 vs 0,5).
Si l’on affine par catégories démographiques les perdants et les gagnants aux États-Unis et en France, on constate que les disparités entre les différents groupes sont plus fortes en Amérique mais que les mieux lotis appartiennent aux mêmes catégories : les 45/64 ans, les bac+3 mariés sans enfant et les personnes nées dans le pays.
Les 65 ans et + sont les grands gagnants de la période 1996/2012 aux États-Unis. La situation se détériore en France pour les personnes de tous niveaux d’éducation, mais davantage pour le niveau inférieur au bac. Aux États-Unis on observe une dégradation plus marquée pour les niveaux supérieurs de qualification. Enfin les personnes nées hors du pays voient leur situation s’améliorer aux États-Unis et se dégrader en France.
Phénomène singulier en France : si, comme outre-Atlantique, le niveau d’éducation est positivement corrélé au niveau de revenu, la probabilité d’appartenir à la classe des hauts revenus pour les Bac+3 français s’est effondrée entre 1996 et 2012 (de 40 à 30) alors qu’il n’en est rien aux États-Unis. De même la probabilité d’appartenir à la classe des bas revenus est deux fois supérieure en France qu’aux États-Unis pour les Bac-.
Au total les travaux du Pew Research Center sur les États-Unis et de France Stratégie pour la France offrent une image moins conventionnelle que le discours reçu sur la réalité des inégalités.
S’il y a bien une érosion des classes moyennes de part et d’autre de l’Atlantique, il s’agit à la fois d’un phénomène plus ancien et plus important aux États-Unis qu’en France et qui ne prend pas les traits d’une américanisation de la France.
Phénomène marquant, le tassement de la classe moyenne en France s’est fait au profit de la classe inférieure et non de la classe supérieure ; d’où le caractère erroné des thèses sur l’explosion des inégalités en France ; d’où à l’inverse, le sentiment de déclassement qui touche certains des membres de la classe moyenne.
L’enrichissement des plus riches aux États-Unis est lié à la nature financière de leur patrimoine et à la capacité des plus riches à extraire des rentes. On comprend dès lors le procès fait dans l’Amérique d’aujourd’hui à une libéralisation économique et financière qui fait reposer les coûts de l’ajustement sur les plus exposés à la mondialisation.
La crise que nous connaissons depuis 2008 a creusé les traits des modèles sociaux : appauvrissement relatif des classes moyennes et panne de la mobilité sociale ascendante, avec comme effet un élargissement de la catégorie des plus riches aux États-Unis et des plus pauvres en France.
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