Coronavirus: le Tchernobyl de la République islamique? edit
« Maudit soit le Chah ! », hurlaient des survivants dans les décombres du très meurtrier tremblement de terre qui fit au moins 25 000 victimes dans le nord-ouest de l’Iran le 16 septembre 1978. Mohammad Reza Pahlavi n’était bien évidemment aucunement responsable de cette catastrophe naturelle. Mais son rejet avait atteint un tel paroxysme que les Iraniens étaient prêts à lui imputer tous les malheurs du monde. L’Histoire va-t-elle bégayer, mais cette fois au détriment des mollahs au pouvoir depuis 1979 ? La question se pose en Iran où l’on a souvent entendu ces derniers mois crier « Mort à Khamenei ! »
Comme le Chah jadis, le Guide suprême de la République islamique ne doit s’attendre à aucune indulgence de la part de la population suite au séisme sanitaire du coronavirus, beaucoup plus meurtrier que ne l’annonce la propagande mensongère du régime.
En ce début mai, les autorités iraniennes annoncent environ 7000 décès pour un pays de 82 millions d’habitants. Est-ce crédible ? Un tel bilan mettrait l’Iran au même rang que l’Allemagne dont la population est équivalente en nombre et qui est montré en exemple dans la lutte contre l’épidémie. Si l’on en croit ces mêmes sources officielles, l’Iran compterait ainsi quatre fois moins de décès que la France, l’Italie et l’Espagne, trois fois moins que la seule ville de New-York, cinq fois moins que le Royaume-Uni et dix fois moins que les États-Unis, certes quatre fois plus peuplés. Si les statistiques iraniennes étaient vraies, il serait urgent pour le monde entier de s’inspirer de ce formidable miracle sanitaire, réalisé dans un pays étranglé par les sanctions économiques, où les mesures de confinement ont été tardives voire inexistantes dans certaines zones densément peuplées. La réalité est malheureusement toute autre. Elle place sans doute l’Iran au premier rang mondial, pour le nombre de décès, loin devant les États-Unis, proportionnellement à sa population. À l’heure où nous écrivons ces lignes les victimes iraniennes se compteraient entre 40 et 80 000 selon divers recoupements effectués par des médecins sur place. Certains d’entre eux prédisent un bilan final de centaines de milliers voire d’un million de morts. Des extrapolations invérifiables mais plausibles.
Le Coronavirus pourrait ainsi jouer en Iran un rôle similaire à la catastrophe de Tchernobyl qui en 1986 révéla la faillite de l’URSS. Car cette épidémie frappe un pays déjà au bord du gouffre.
Une économie sinistrée
Les sanctions réimposées par le président Trump ont fait chuter les exportations pétrolières, principales ressources de l’Iran, d’environ 2,4 millions de barils par jour en mai 2018, à guère plus de 300 000 fin 2019. Il en a résulté une baisse considérable des recettes en devises qui alimentent le budget de l’État iranien, désormais confronté à un déficit énorme. Pour le combler, la Banque centrale émet des rials, la monnaie nationale, au prix d’une très forte inflation : 26% en janvier 2020, après un pic à 52% en juin 2019. La dévaluation du rial a entraîné un renchérissement des importations qui représentent une grande partie des biens de consommation. En un an, le tarif des denrées alimentaires de base a augmenté bien plus vite que les salaires. Le prix du lait a doublé en 2019 et celui de la viande a augmenté de 50%.
En janvier 2020, on évaluait à 25% le nombre de jeunes officiellement au chômage, et jusqu’à 50% selon des sources officieuses. Nous ne possédons pas de données plus récentes mais la situation s’est encore détériorée depuis l’épidémie de Covid-19. Avant même son déclenchement, le pays connaissait déjà d’énormes poches de pauvreté et beaucoup d’entreprises peinaient à payer les salaires de leurs employés. Les sanctions américaines ne peuvent être tenues pour seules responsables d’une crise multiforme qu’elles n’ont fait qu’aggraver.
Contestation et répression
Avant même la décision de Donald Trump, on assista en décembre 2017 à une reprise de la contestation, longtemps mise en veilleuse suite à l’écrasement du « mouvement vert » en 2010. Le mécontentement, qui ressurgit sporadiquement depuis, n’épargne aucune catégorie de la population iranienne : les étudiants, les ouvriers, les employés et même les riches commerçants du Bazar, pourtant soutiens traditionnels du régime. Les femmes enfin, les femmes surtout, qui de plus en plus nombreuses enfreignent la loi en ôtant en pleine rue leur foulard islamique. Alors qu’on croyait la population résignée, sous le poids des sanctions économiques, une révolte de très grande ampleur a éclaté suite à la hausse des tarifs de l’essence, annoncée le 15 novembre 2019 par les autorités afin de renflouer les caisses de l’État. Les manifestations, qui ont duré six jours, se sont étendues à une centaine de villes. Leur radicalité tranchait avec le caractère bon enfant du mouvement Vert de 2009-2010. Les manifestants de l’époque demandaient le respect du suffrage populaire à l’intérieur du système. Ceux de 2019, eux, n’attendent plus rien du régime. Et le régime n’attend plus rien d’eux.
La répression fut terrible. Amnesty International a avancé le chiffre de 200 morts. Le département d’État américain en a dénombré un millier. L’agence Reuters, réputée pour son sérieux, en annonce 1500 ! Des milliers de personnes ont été arrêtées et souvent torturées. Cette terreur a aggravé la rupture, déjà profonde, avec le régime islamique de fractions importantes des populations urbaines et éduquées.
Puis vint la destruction le 8 janvier dernier du Boeing 737 de l’Ukraine International Airlines, entraînant la mort de 176 personnes, principalement touristes et étudiants canadiens et iraniens.
Après avoir maladroitement, pendant treize jours, tenté de cacher la vérité, les Gardiens de la révolution, armée idéologique du régime, furent obligés d’admettre que cet avion civil avait été abattu, « accidentellement », par deux de leurs missiles durant la nuit de la « riposte » à la liquidation, par les États-Unis de leur chef , le « martyr » Soleimani, commandant de la brigade Al Qods, leur force d’intervention à l’extérieur du pays.
Le grotesque de ces représailles low cost – qui ne causèrent aucune victime parmi les Américains ! – tranchait avec les discours grandiloquents du régime promettant « les flammes de l’enfer » aux États-Unis. Il ajouta le mépris à la colère de la jeunesse à l’égard de la République islamique. Car la mort, cette fois, n’avait pas frappé des opposants mais des touristes et des étudiants. Comme si le régime n’était capable, même involontairement, que de répandre la désolation. Mobilisant tous leurs moyens logistiques à l’occasion du 41e anniversaire de la Révolution islamique, le 11 février dernier, les autorités rassemblèrent des centaines de milliers de personnes dans une promiscuité qui favorisa la contagion à grande vitesse par le Covid-19.
Mensonges d’État
Le virus a certainement été importé, très tôt, dès novembre ou décembre 2019, par des voyageurs venus de Chine, l’un des principaux partenaires commerciaux de la République islamique depuis le retour des sanctions américaines. Un foyer de contamination a ainsi été créé suite à la participation d’une équipe chinoise à une compétition d’haltérophilie, dans la ville de Rasht au nord de l’Iran.
À l’instar du gouvernement chinois, les autorités iraniennes ont dissimulé la vérité à leur peuple et au monde pendant plusieurs semaines. Sur ordre du Guide suprême Khamenei, on a fait effacer dans les ordinateurs des hôpitaux toutes les données concernant l’épidémie. Et l’augmentation spectaculaire de la mortalité cet hiver en Iran a été attribuée à des pneumonies, à des embolies pulmonaires, à des pathologies cardio-vasculaires ou gastriques – autant de symptômes possibles du COVID-19. Ces mensonges ont créé des remous au sein même du régime. La première critique publique est venue du député Ahmad Amirabadi Farahani, élu de Qom, la ville sainte chiite où enseigna pendant quarante ans l’ayatollah Khomeyni et où étudièrent de nombreux dirigeants, dont l’actuel président Rouhani. Le 23 février dernier, brisant la chape de plomb autour de l’épidémie, ce député ultra-conservateur accusa le gouvernement de « mentir au peuple » : les chiffres officiels annonçaient alors en tout et pour tout douze morts au niveau national tandis que, dans la seule ville de Qom, on recensait déjà, selon lui, 50 victimes. Ce décompte n’était que provisoire. Mais il ne fallait rien dire jusqu’aux élections législatives du 21 février, par peur d’une abstention qu’on prévoyait déjà gigantesque. L’ épidémie n’épargne personne: on compte par dizaines les députés, ministres et hauts fonctionnaires placés en quarantaine et parfois décédés jusque dans l’entourage du Guide suprême Khamenei. La mort frappe aveuglément « réformateurs » et « conservateurs », partisans du régime et opposants, riches et pauvres…
On découvrira par la suite un scandale qui risque d’accentuer les divisions au sein du pouvoir: pendant de nombreuses semaines, après le déclenchement de l’épidémie en Chine, la compagnie aérienne des Gardiens de la révolution, Mahan Air, a organisé régulièrement en direction de Qom des voyages de pèlerins musulmans chinois provenant précisément de la ville de Wuhan, berceau de l’épidémie. Par incompétence, mercantilisme et aveuglement idéologique, Mahan Air a rejeté toutes les mises en garde des médecins ou des autorités locales, alors même que le confinement était décrété depuis longtemps à Wuhan. Pire : la compagnie aérienne a poursuivi ses liaisons dangereuses avec la Chine jusqu’au 31 mars, malgré leur interdiction par le gouvernement iranien depuis le 31 janvier. Autre preuve de la puissance des Gardiens de la révolution : Mahan Air a continué de desservir plusieurs capitales du Moyen-Orient jusqu’au 20 avril, au risque de propager l’épidémie en dehors du pays.
L’Iran souffrira plus que d’autres pays des conséquences du coronavirus. Nul ne sait quelles seront les conséquences de la dégringolade des cours du pétrole engagée début mars à l’initiative de l’Arabie saoudite. Et qu’adviendra-t-il des relations commerciales avec la Russie et la Chine sur lesquelles compte le pays pour le sauver d’une asphyxie économique, dès lors que les échanges ont quasiment cessé avec l’Europe et les pays du Golfe ?
Une impasse politique et diplomatique
Le 12 mars 2020, la fière République islamique a mis un genou à terre en implorant, pour la première fois de son histoire, une aide de 5 milliards de dollars du Fonds monétaire international, à laquelle les Etats-Unis opposeront leur veto. L’épidémie de covid-19 plonge encore plus l’Iran dans l’incertitude. Mais on ignore si la crise débouchera sur une révolte active ou sur le désespoir et la résignation. Personne, ou presque, ne croit plus en une réforme du régime, alors que le Parlement élu en février est désormais aux mains des plus extrémistes. Et le refus du système théocratique, s’il est sans doute majoritaire dans l’opinion, manque d’une organisation pour le structurer.
Dans un monde sensé, l’heure serait peut-être venue pour les États-Unis de proposer à l’Iran une négociation dans un rapport de force très défavorable au régime islamique. En échange d’un véritable plan Marschall pour sauver le peuple iranien de la misère, on obligerait le régime à démanteler son programme nucléaire militaire, à retirer ses troupes de Syrie et à cesser la fabrication des missiles balistiques et l’aide aux groupes terroristes au Liban et en Irak. Il devrait aussi respecter les droits de l’Homme alors que l’Iran arrive en deuxième position, après la Chine pour l’application de la peine de mort.
De telles propositions auraient sans doute les faveurs des citoyens iraniens qui manifestaient en novembre aux cris de « Nous voulons de l’argent pour l’Iran, pas pour le Hezbollah ni pour Gaza ! »
Mais il est peu probable que leurs dirigeants actuels les acceptent. Sans parler de Vladimir Poutine, maître du jeu diplomatique qu’on voit mal faciliter un tel arrangement entre l’Iran et l’Amérique.
Et il est surtout totalement inconcevable que Donald Trump prenne une telle initiative diplomatique, à quelques mois de l’échéance présidentielle et dans la situation dramatique où sont plongés les États-Unis.
Michel Taubmann, journaliste et éditeur, a écrit plusieurs livres sur l'Iran, dont Histoire secrète de la révolution iranienne, avec Ramin Parham (éditions Denoël).
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