Marine Le Pen peut (encore) gagner, avec un plafond de verre en cristal de Murano edit
Qui se souvient du 1er mai 2002 ? C’était il y a 15 ans. Une éternité. À quatre jours du deuxième tour de l’élection présidentielle qui allait opposer Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen, des centaines de milliers de manifestants avaient envahi les rues de la capitale. « Bobos » parisiens et ouvriers de la banlieue rouge, jeunes écolos et vieux socialistes, banderoles de la CFDT et petites mains de SOS-Racisme, féministes et militants homosexuels sans oublier les différentes variétés de trotskistes et même les anarchistes pourtant hostiles par principe aux élections. Toutes les gauches étaient présentes pour la dernière grande célébration d’une vieille passion française : l’antifascisme.
François Fillon bénéficiera-t-il lui aussi de la magie du Front républicain, qui avait transformé un politicien contesté en sauveur de la République, s’il est opposé à Marine Le Pen lors du deuxième tour le 7 mai prochain ? « Votez escroc, pas facho ! », s’époumonaient de nombreux manifestants du 1er mai 2002 qui appelaient de cette curieuse manière à réélire Jacques Chirac pourtant soupçonné d’avoir détourné des fonds de la mairie de Paris au profit de son parti, le RPR. Mais cette affaire d’emplois fictifs – déjà ! – représentait une broutille en comparaison du mal absolu incarné par Jean-Marie Le Pen que les manifestants inscrivaient dans l’histoire tragique du XXe siècle en scandant : « F comme fasciste ! N comme nazi ! » Les événements ne se répèteront pas de la même manière en faveur de François Fillon. Car les électeurs se montrent aujourd’hui beaucoup plus exigeants que jadis concernant la probité de leurs dirigeants.
Une autre différence mérite d’être soulignée. Face à Jean-Marie Le Pen, Jacques Chirac, après cinq années d’une cohabitation plutôt harmonieuse avec le gouvernement de Lionel Jospin, incarnait à sa manière un certain modèle social français, commun aux gaullistes et à la gauche depuis 1944, reposant sur l’Etat et la redistribution.
En 2017, les rôles sont inversés. Alors que François Fillon prône un libéralisme économique en rupture avec la tradition gaulliste, c’est la candidate du Front national qui joue au dernier des Mohicans des acquis sociaux – retraite à 60 ans, 35 heures, statu quo dans la fonction publique, augmentation du pouvoir d’achat – qu’elle prétend sauver grâce à la potion magique et xénophobe de la « préférence nationale ». Sur les questions de société, tels l’avortement et le mariage pour tous et malgré les réticences de l’aile traditionaliste de son mouvement, elle paraît plus « à gauche » que François Fillon et ses soutiens de Sens commun.
47,5% au second tour !
En cas de second tour opposant la droite à l’extrême-droite, on voit mal les rescapés de la gauche perdue se mobiliser massivement pour un François Fillon qui veut supprimer 500 000 postes de fonctionnaires, repousser l’âge de la retraite à 65 ans et en finir avec les 35 heures et l’impôt sur la fortune.
Si l’on en croit les sondages, évidemment très aléatoires, publiés ces dernières semaines, le score éventuel de Marine Le Pen ne cesse d’augmenter en cas de duel avec François Fillon au deuxième tour de la présidentielle. Jamais inférieur à 40%, il culmine à 47,5%, dans la dernière étude de l’Institut Odoxa, publiée par Le Point, ce 14 avril.
Face à Emmanuel Macron, les résultats, oscillant entre 38 et 42%, sont moins favorables à la candidate du Front National. Mais ils confirment son étonnante capacité à rassembler au tour décisif, qui tranche avec le tassement de son électorat potentiel au premier tour. Marine Le Pen se heurtera-t-elle finalement au plafond de verre qui a jusqu’ici empêché l’accession au pouvoir du Front national ? C’est loin d’être certain.
Lors des élections présidentielles de 2002, Jean-Marie Le Pen était passé péniblement de 16,86 % à 17,79% entre les deux tours, s’avérant incapable même de capter entièrement les 2,34% de voix obtenues par son concurrent d’extrême-droite, le « félon » Bruno Mégret. Le plafond de verre était alors en double vitrage. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Au-delà du relatif recentrage effectué par la candidate du Front national, il existe une raison, qui dépasse les candidats actuels et leurs programmes : la vieille passion antifasciste qui avait balayé son père il y a quinze ans est aujourd’hui à bout de souffle.
De l’anti-fascisme à l’anti-lepénisme
Profondément inscrite dans l’imaginaire de la gauche française, cette passion se confondait avec la défense de la patrie et de la République, depuis les années 1930 et la brève union des gauches jusqu’alors irréconciliables au sein du Front populaire.
C’est en son nom que la fine fleur d’une génération sacrifia sa vie pendant la Guerre d’Espagne puis dans la Résistance à l’occupation nazie. Avec ses mythes et ses légendes – Malraux et les Brigades Internationales, Jean Moulin et l’Affiche rouge – l’antifascisme survécut après 1945 à la disparition d’Hitler et de ses alliés. Anachronique et parfois grotesque, il fut instrumentalisé par la propagande communiste pour clouer le bec à toute critique de l’Union soviétique, mais aussi par François Mitterrand qui assimilait De Gaulle à Franco dans les années 1960, alors que les baby-boomers en mai 1968 invectivaient les « CRS ! SS ! ».
L’antifascisme allait connaître un renouveau au milieu des années 1980, en parallèle avec l’essor de l’antiracisme.
Cette renaissance fut provoquée par un électrochoc : la transformation en force électorale d’un groupuscule, le Front national, jusqu’alors refuge des soldats perdus de la collaboration et de l’Algérie française, dont le chef Jean-Marie Le Pen, totalement marginalisé avec seulement 0,75 % des suffrages lors de l’élection présidentielle de 1974, n’avait même pas pu se présenter à celle de 1981, faute des parrainages nécessaires.
Exaltant contre le Front national l’idée d’une France ouverte sur le monde, antiraciste et multiculturelle, l’antilepénisme des années 1980 et 1990 fut porté sur les fonts baptismaux par François Mitterrand. Ce maître tacticien voyait dans la résurgence d’un mal absolu l’opportunité d’assurer la survie de la gauche tout en divisant durablement la droite, après l’abandon par le Parti socialiste de son projet de transformation de la société sous le poids des contraintes économiques. La montée du Front national coïncida avec la découverte par la dernière génération du XXe siècle du rôle de l’Etat français dans la collaboration, à travers les procès successifs de l’ancien SS Klaus Barbie en 1987, de l’ex-milicien Paul Touvier en 1994, puis en 1997 d’un ancien fonctionnaire de Vichy, Maurice Papon.
L’identification du passé au présent renforca la perception du Front national comme une simple résurgence du régime de Vichy ou du nazisme d’autant plus que Jean-Marie Le Pen lui-même multipliait les allusions provocatrices aux chambres à gaz et aux fours crématoires.
L’obsession du passé empêcha de saisir les questions nouvelles – immigration, puis impasses de la construction européenne, déshérence de certains territoires et crise de l’identité nationale – qui nourrissaient la montée du Front national dans l’opinion.
Les yeux clos face à l’islamisme
L’antilepénisme incita une partie de la gauche à fermer les yeux devant l’essor d’un islam politique et fondamentaliste. La crainte de « faire le jeu » du Front national divisa profondément les socialistes, dès la première affaire de foulards portés par des fillettes dans un collège, à Creil en 1989.
À l’instar de Sartre qualifiant de « chiens » les anticommunistes au nom de l’antifascisme des années 1950, toute critique de l’islam fut assimilée à une infâmante « islamophobie » par une partie de la gauche plus morale que sociale, ignorant la réalité vécue par les électeurs qui se détournaient d’elle dans les quartiers populaires.
Dans un contexte rendu depuis longtemps délétère par la désindustrialisation, puis par la crise financière de 2008 et la crise migratoire, les terribles attentats islamistes contre Charlie-Hebdo, l’Hyper Cacher ou le Bataclan ont contribué à gonfler encore les voiles du Front national au premier tour des dernières élections régionales, le 6 décembre 2015.
Mais la menace islamiste, qui fait figure de plus en plus et non sans raison de nouveau mal absolu, n’a pas empêché le succès la semaine suivante des désistements, principalement socialistes en faveur des Républicains afin de barrer la route des pouvoirs régionaux à la famille Le Pen.
Le traditionnel réflexe anti-fasciste sera-t-il suffisant lors des prochaines présidentielles où, pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, le clivage gauche-droite s’est effacé au profit d’un axe système/antisystème, ou centre/extrêmes, ou pro-euro/anti-euro? Si Marine Le Pen accède au second tour, ce qui n’est pas certain, il faudra lui opposer plus qu’un simple front du refus mais un projet crédible dans une France contemporaine où l’on craint plus les djihadistes que les fantômes de Vichy. Le plafond de verre, longtemps en double vitrage, est aujourd’hui en cristal de Murano.
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