EDF: pourquoi s'entêter sur Hercule? edit
Le très contesté projet Hercule de réorganisation d'EDF n'est pas du tout incontournable, parce que ses objectifs sont discutables. Se crisper dessus, comme le font les dirigeants d'EDF nommés pour procéder à ce plan, relève d'un entêtement d'autant plus coupable qu'il provoque un conflit majeur avec le personnel et les syndicats. Le gouvernement vient pourtant de réaffirmer, le vendredi 9 avril, son engagement à procéder au projet Hercule dans une lettre envoyée aux syndicats pour rechercher leur appui dans son conflit avec Bruxelles. Il leur donne des garanties sur la préservation de leur statut dans cette réorganisation, le maintien de l'entité privatisable dans la sphère publique et la poursuite du développement du nucléaire dont le financement serait facilité par cette réforme. Ce soutien du gouvernement contribue à l'entêtement à maintenir un projet totalement bloqué par le refus par Bruxelles de cette réorganisation jugée insuffisante pour accepter la nouvelle régulation du nucléaire plus favorable à EDF que l'ARENH actuel, et sans qu'il y ait de plan B.
Les objectifs du projet Hercule sont discutables car ils reposent sur la vieille habitude française de vouloir déroger aux règles de la concurrence européennes dans le secteur électrique dont on a accepté la libéralisation, et sur des "construits" fortement influencés par les milieux financiers. Chacun de ces objectifs répond à des problèmes inutilement dramatisés et qui peuvent être traités autrement que par la réorganisation complète d'EDF dès lors que l'on veuille bien se situer par rapport à l'intérêt national de long terme que l'on perd de vue facilement.
Des objectifs discutables
Le premier objectif est de faire accepter par Bruxelles une nouvelle règlementation du prix de la production nucléaire plus favorable à EDF que l'ARENH actuel qui ne porte que sur le quart de la production et n'est conçu que pour aider les fournisseurs concurrents d'EDF. Cette nouvelle régulation, paraît-il, romprait avec cette situation qui « ne garantit pas suffisamment (…) la couverture des coûts et ne lui permet pas de réaliser les investissements nécessaires à la poursuite de l’exploitation optimale du parc nucléaire » selon le texte de la lettre précitée. Pour faire accepter cette nouvelle régulation, on sépare dans Hercule les activités de production nucléaire des activités de commercialisation regroupées avec les productions EnR et les réseaux, pour mettre sur le même pied "EDF commerce" et les fournisseurs alternatifs pour leurs achats sur le marché de gros. Bruxelles refuse cette nouvelle régulation s'il n'y a pas éclatement complet d'EDF avec séparation totale entre les futures entités pour empêcher toute circulation de ressources financières et toute coordination entre elles. La fin d'EDF en quelque sorte, ce que le gouvernement ne peut accepter. Or il y a un autre moyen de restaurer les marges d'EDF et lui permettre de recouvrer des coûts de son nucléaire rénové.
En effet la situation à laquelle on est arrivé est le résultat d'une longue histoire où les pouvoirs successifs ont cherché à résister à la mise en œuvre du modèle de marché prescrite par les directives successives. Pour faire bénéficier les consommateurs de la rente nucléaire, ils en ont fait à chaque fois le moins possible. On a ainsi retardé la disparition des tarifs règlementés de vente (TRV) le plus longtemps possible, malgré les directives de 2004 et 2009. Comme les tarifs rendent difficiles les entrées de fournisseurs alternatifs qui doivent s'alimenter sur le marché de gros sur lesquels les prix sont le plus souvent supérieurs aux TRV, le gouvernement a cherché à créer une concurrence artificielle avec le dispositif de l'ARENH mis en place en 2011 qui consiste à céder aux fournisseurs alternatifs une partie de la production nucléaire (jusqu'à 25%) à prix coûtant (42 €/MWh) pendant les périodes de prix élevés. Ces dispositions ont privé EDF d'une grande partie de ses marges. Par exemple en 2019, l'ARENH combiné au maintien du TRV sur le secteur résidentiel a pu coûter à EDF près de 1,5 à 1,7 milliards d'€ en 2019 (900 millions pour le TRV sur 133 TWh et 800 millions pour l'ARENH). En fait on pourrait abandonner ce projet de nouvelle régulation tout en abandonnant l'ARENH actuel et les tarifs règlementés de vente (TRV), tarifs sur lesquels, rappelons-le, s'est construit l'ARENH pour faciliter les entrées des fournisseurs alternatifs. Objectif qui s'est pleinement réalisé avec les entrées massives de Total, Engie et ENEL, ce qui justifierait déjà en soi l'abandon de l'ARENH, ce qui serait possible si on abandonne les TRV. Et, en abandonnant le projet de nouvelle régulation du nucléaire, on éviterait de se soumettre au contrôle mortifère de Bruxelles.
Sortir des représentations des financiers
Les deux autres objectifs du projet Hercule sont financiers. Ils ne répondent pas non plus à des problèmes objectifs, relativisés par une prise de distance par rapport aux règles du jeu et aux représentations de la finance. Le premier est la recherche d’un meilleur cadre de financement pour les projets nucléaires futurs en regroupant les actifs nucléaires dans une entité totalement publique dédiée à la production. Le second est la recherche d'une meilleure capitalisation boursière pour l'entité isolée du nucléaire en lui permettant d'avoir une stratégie alignée sur celle des autres énergéticiens européens (Iberdrola, ENEL, le danois Orsted, notamment) portés aux nues par les milieux financiers.
Mais ce ne sont que des construits relevant de la vision étriquée des milieux financiers qui ne cessent de critiquer EDF, de dénigrer le nucléaire et de mettre en avant leur vision de la transition énergétique calée sur la bien-pensance bruxelloise. La justification du projet Hercule s'est en effet établie sur fonds d'exagération de la situation d'endettement d'EDF et de perception négative des coûts et des risques financiers du nucléaire. Elle se fait aussi sur fonds de mythification des stratégies "à la mode" de ces énergéticiens dans la mise en scène d'un marché international très concurrentiel de contrats EnR.
Les institutions financières, les agences de notation, les medias spécialisées n'ont de cesse de reprocher à EDF ses mauvaises performances financières qui seraient dues à ses erreurs de stratégies et à son entêtement dans le nucléaire. On ne compte pas les articles critiques consacrés à la dette abyssale d'EDF, à ses errements stratégiques, et à son incapacité à pouvoir faire face à un soi-disant "mur" d'investissements alors qu'il s'agirait plutôt d'un muret. Prenons la dette d'EDF: elle n'a rien d'abyssal au regard de ce qu'elle a été pendant la période de développement du programme nucléaire dans les années 80 et 90 où elle est montée jusqu'à 34 milliards d'€, soit une fois et demie son chiffre d'affaires de l'époque, alors que les 42 milliards de € actuels correspondent à 60% de son CA. Certes on peut évidemment arguer que le ratio dette/EBITDA, la référence des prêteurs pour garantir le remboursement de nouveaux emprunts, est au-dessus du sacro-saint 2,5 Mais on peut tout de même s'interroger sur la pertinence de ce ratio qui reflète le court-termisme des institutions financières. Est-il vraiment adapté pour juger d'emprunts destinés à financer des équipements à très longue durée de vie qui rapporteront encore bien au-delà de l'horizon des préteurs?
Quant au soi-disant mur d'investissements dans le nucléaire, il se composerait des investissements annuels dans le grand carénage qui se monteront au maximum à 1 milliard d'€ par an et des investissements de 2,5 milliards dans le futur programme de six EPR 2 (estimé à 47 milliards et étalés sur 20 ans), auquel s'ajoute l'engagement annuel d'1 milliard dans Hinkley Point C. Au total ces cinq milliards d'€ par an ne correspondent qu'au tiers de l'enveloppe annuelle d'investissements d'environ 15 milliards prévus par le groupe EDF de faire au cours des années 2020, dont 2 à 3 milliards dans les EnR prévus selon le plan stratégique CAP 2030 défini pour installer 30 GW d'ici 2030. On ne peut donc pas parler de mur d'investissement, tout au plus de quelques haies à enjamber, dont celle de la mise en place de contrats de garanties de revenus avec l'Etat pour les futurs EPR2 qui reporterait une grande partie des risques sur l'Etat.
Le dénigrement permanent d'EDF n'a pas manqué de provoquer la chute régulière de la valeur de l'action EDF, ce qui réduit sa capitalisation boursière à 35 milliards et limite les possibilités de financement par le marché des actions par augmentation de capital. Il a entraîné aussi des dégradations successives de sa note par les agences de notation --passée à BBB+ récemment --, ce qui conduit à des taux d'emprunt plus élevés et empêche de dépasser un certain niveau de financement par la dette en cas de risque de construction élevé, comme dans le cas des futurs EPR2.
Questionner le modèle de l'énergéticien avisé
EDF ne cesse aussi d'être critiquée pour ne pas aligner complètement sa stratégie sur celle des autres énergéticiens (ENEL, Iberdrola, Orsted etc.) qui ne misent que sur le développement de grands projets EnR à l'échelle internationale. Dans cette perspective, continuer à avoir des ambitions dans le nucléaire appartiendrait à l'histoire, paraît-il. Dans le nouveau monde, il faudrait penser autrement, privilégier les seules EnR et se projeter prioritairement en dehors de l'hexagone.
Visiblement cette comparaison avec les favoris des marchés financiers spéculatifs – ils ont des capitalisations boursières au moins deux fois plus élevées que celle d'EDF, avec des dettes comparables -- a fini par marquer les esprits. Les dirigeants d'EDF ne cessent de mettre en avant l'intérêt d'Hercule pour mener une stratégie recentrée en grande partie sur les EnR grâce à l'entité en partie privatisée à 35% qui aurait le bon profil stratégique, trouverait une bonne valorisation boursière et pourrait accéder facilement à des financements. Lors de son audition devant les députés du 10 février 2021, le président d'EDF considérait qu' "Hercule permettrait de doubler l'effort d'investissement sur les ENR avec 20 milliards d'investissements additionnels sur les dix prochaines années", grâce à cette meilleure crédibilité financière.
Mais est-ce que l'Italie et l'Espagne trouveront pour autant avec leurs champions nationaux focalisés sur l'international et les technologies EnR, un moyen suffisant pour réussir leur transition vers la neutralité carbone d'ici 2050 ? Ne doit-on pas sortir de ce modèle surfait de "l'énergéticien avisé", en se distanciant des représentations dominantes de la transition bas carbone qui ne misent que sur ces technologies non pilotables et peu denses, sans défendre l'originalité de la transition électrique française à dominante nucléaire ? Pour l'heure ce n'est pas du tout dans l'air du temps quand on voit des ministres commander des scénarios 100% EnR pour se démarquer d'EDF, et des agences publiques (RTE, ADEME) ratiociner à l'infini sur la façon de réduire la part du nucléaire au-delà de 50% après 2035 en promouvant sans limite les EnR.
Même en partie privatisée, EDF est une entreprise au service de la politique d'indépendance énergétique et de préservation du climat. Il en est le principal outil en France avec le maintien de son engagement dans le nucléaire pour garantir les faibles émissions de carbone du secteur électrique. EDF est aussi le meilleur outil de préservation d'une filière industrielle de pointe dans laquelle la France a excellé et pourrait exceller de nouveau pour ne pas dépendre dans le futur du nucléaire chinois. Elle peut rester une entreprise au service de l'intérêt public sans chercher à s'aligner aveuglément sur les énergéticiens européens qui ont la faveur des milieux financiers, même si ses dirigeants peuvent souffrir du dédain de ces derniers. Elle est aussi le seul acteur à pouvoir garantir la sécurité de fourniture de long terme à laquelle ne contribuent nullement ses grands concurrents qui ne construisent aucun nouvel équipement en ce sens.
Contourner la contrainte de financement
On peut se passer du projet Hercule et s'en tenir à l'organisation actuelle d'EDF, ce qui mettrait déjà fin au conflit social. EDF bénéficie de la garantie implicite de l'Etat pour emprunter, et quoiqu'on en dise, elle garde des "poches profondes", certes un peu rétrécies actuellement mais c'est parce qu'on dramatise à dessein sa situation financière. En abandonnant les TRV et l'ARENH qui lui coûtent les deux plus d'un milliard par an, EDF verrait ses marges restaurées en partie. La France ne ferait qu' adopter intégralement le modèle de marché de l'amont à l'aval prescrit par les directives, comme l'ont fait de longue date les autres Etats membres. En étant enfin "dans les clous" de ce modèle européen, la France serait légitime pour promouvoir de façon efficace à Bruxelles de nouvelles règles permettant de réformer le régime de marché électrique pour faciliter les investissements dans toutes les technologies. Il faudrait une directive qui permette de généraliser les contrats publics de garanties de revenus, qui se superposeront aux marchés actuels qui ne servent qu'aux coordinations horaires.
Mais on devine les difficultés à surmonter. De façon immédiate, il sera plus facile de traiter cet enjeu par l'élargissement du Règlement sur les aides d'Etat sur l'énergie (Lignes Directrices) à toutes les technologies bas carbone, alors qu'il ne couvre que les EnR actuellement. Ce règlement en cours de renouvellement devrait impérativement couvrir le nucléaire en tant que technologie bas carbone. Il faciliterait l'encadrement des investissements nucléaires par des contracts for differences, comme celui de Hinkley Point C, qui permettent de reporter sur les Etats le risque-prix, et pour les premières réalisations, le risque de construction tant pointé par les milieux financiers. A l'Etat français d'être pugnace à Bruxelles pour qu'il en soit ainsi, car c'est un combat loin d'être gagné, comme le montre la possible exclusion de la technologie nucléaire de la "taxonomie" des technologies durables qui pourront bénéficier de financements privilégiés, sous l'effet de l'hostilité allemande et des lobbies verts.
Pour conclure, il y a une autre voie que le projet Hercule pour restaurer les marges d'EDF et d'autres chemins pour répondre au défi du financement des investissements futurs dans le nouveau nucléaire et les EnR. Ceci implique que l'Etat sorte de son ambigüité sur le nucléaire et qu'il ait foi dans l'originalité de la transition à la française à dominante nucléaire loin des sirènes allemandes et bruxelloises, qu'il ait foi aussi en "son" entreprise électrique en cessant de ne prêter l'oreille qu'aux seuls milieux financiers.
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