CNE : les leçons du contentieux edit
Deux ans après la création du contrat nouvelles embauches, il est temps d'évaluer sa portée juridique. Quelle meilleure voie d'entrée pour procéder à cette évaluation que le contentieux, qui voit s'affronter prétentions et interprétations devant les juridictions du travail ?
Le contrat nouvelles embauches a été instauré par l'ordonnance du n°2005-893 du 2 août 2005, issue d'une habilitation donnée au gouvernement par la loi du 26 juillet 2005 de prendre « des mesures urgentes pour l'emploi ». Réservé aux entreprises de moins de 20 salariés, ce contrat à durée indéterminée peut être rompu par l'une ou l'autre des parties pendant une période de deux ans (dite de « consolidation »), sans avoir à suivre les règles prévues par le Code du travail, ce qui signifie, pour l'employeur, qu'il n'a pas à faire connaître les motifs du licenciement au moment de la rupture.
Le dispositif avait été inspiré par un modèle économique selon lequel la création d’emploi aurait été freinée par la complexité des règles du licenciement et le développement d’un contrôle judiciaire des motifs de rupture. Ni le Conseil constitutionnel (Décision du 25 juillet 2005), ni le Conseil d’Etat (Décision du 19 octobre 2005) ne se sont livrés à l’appréciation de la pertinence de ce modèle. Les motifs de l’ordonnance du 2 août 2005 ont pourtant laissé la plupart des juristes perplexes : en quoi la dispense d’énoncer les motifs de rupture aurait-elle pu favoriser la création d’emplois ?
Quoi qu'il en soit de son efficience économique, le CNE existe, et appartient au droit positif. Il s'est inscrit empiriquement dans le paysage des contrats de travail, avec, selon les données Acoss, 81 4000 intentions d’embauche formulées entre août 2005 et janvier 2007. Il importe donc d'évaluer la portée juridique de ce dispositif dans la perspective des débats en cours sur les réformes du marché du travail.
L'opportunité nous a été donnée d'exploiter les informations concernant le CNE sur dix-huit mois d'activité prud'homale, collectées par la Direction des affaires civiles et du Sceau dans le cadre de l'application d'une circulaire du 8 mars 2006, dont l’objectif premier était d'identifier les procédures dans lesquelles était mise en jeu la conformité du CNE à la convention 158 de l'OIT. Ces données nous ont permis de recenser l'ensemble des demandes formées devant les conseils de prud'hommes et de disposer de la plupart des jugements et ordonnances prud'homaux rendus en la matière. De cette exploitation, nous avons pu tirer quatre grandes leçons concernant ce dispositif : la faiblesse des recours qu'il génère, la diversité des contestations qu'il soulève, le renouveau du contentieux de la rupture qu'il suscite, le grand retour du juge sur la scène du contrat qu'il signale.
La rupture des CNE a suscité très peu de recours de contentieux. L'étude a permis de recenser 867 demandes introduites devant les conseils de prud'hommes, ce qui, rapporté au nombre de rupture du CNE constatés au cours de la période, établit le taux de contestation des ruptures à environ 0,48 %. En d'autres termes, moins de 5 ruptures de CNE sur 1000 ont donné lieu à saisine d'un conseil de prud'hommes, au fond ou en référé. Sans doute n'est-ce pas surprenant. Le CNE concerne des salariés qui par hypothèse ne disposent que de très peu d'ancienneté, qui occupent des fonctions peu qualifiées et souvent mal rémunérées : ils n'ont pas grand chose à réclamer aux prud'hommes car ils ne disposent de peu de droits à faire valoir en justice. L'hypothèse peut être posée que le taux en question n'est pas très différent de celui qui concerne les contrats à durée indéterminée dans une situation comparable.
Pour n'être pas nombreux, les contentieux liés au CNE sont très variés. Si le motif d'incompatibilité du CNE avec les normes de l'OIT a été fort médiatisé, il n'engage que très peu d'affaires : la question a été posée dans quinze procédures, dont huit ont donné lieu à un jugement, parmi lesquels deux seulement se fondaient exclusivement sur ce motif. Plus nombreux sont les contentieux qui concernent l'application des règles propres au CNE : le droit de l'employeur de recourir à ce contrat (lorsque le CNE a succédé à un précédent contrat conclu avec le même employeur), le respect du formalisme propre au CNE, et surtout, évidemment les conditions de la rupture du CNE, qui concerne 56% des affaires étudiées. Enfin, une proportion importante des contentieux touche à l'exécution du CNE en tant que contrat de travail, sur des points qui en disent long sur les conditions de travail dans les très petites entreprises : non paiement des salaires (quelquefois pendant plusieurs mois), défaut de paiement des indemnités de rupture, travail dissimulé, défaut de visite médicale d'embauche, etc.
Peu d'affaires, mais une grande incertitude juridique dans le fondement des actions et des décisions. Le choix du gouvernement de neutraliser l'application d'un certain nombre de règles relatives au licenciement a laissé ouverte la question des règles à appliquer à la rupture. Faute de pouvoir appliquer des règles spécifiques, les juridictions ont donc été contraintes de faire appel aux règles du droit commun, c'est-à-dire aux règles générales du droit des contrats et de la responsabilité civile, qui leur laissent une large marge d'appréciation. Renaît ainsi de ses cendres la théorie de l'abus de droit dans la résiliation du contrat de travail, que la loi du 13 juillet 1973, en obligeant les employeurs à justifier un licenciement par « une cause réelle et sérieuse », avait plongée dans l'oubli.
L'abus de droit permet d'accueillir nombre des demandes des salariés, particulièrement lorsque la rupture intervient dans un contexte de réclamation par le salarié de ses droits les plus élémentaires. Les prud'hommes n'hésitent pas à allouer des dommages et intérêts dans des hypothèses de licenciement consécutifs à des demandes de paiement de salaire ou heures supplémentaires, de bénéfice de congés, d'aménagements de poste de travail ou encore à des licenciements postérieurs à des accidents du travail, visiblement destinés à en éluder les conséquences. Les condamnations relevées dans ce contexte peuvent d'ailleurs paraître lourdes si on tient compte de la faible durée d'emploi : les dommages et intérêts en cas d'abus de droit avoisinent les 7200 € pour une durée d'emploi de 4,4 mois en moyenne. Il semblerait que les six mois de salaires prévus par l'article L. 122-14-4 du code du travail pour les licenciements sans cause réelle et sérieuse restent une référence solide.
De façon surprenante, le CNE a signé le grand retour des juges dans le contrat de travail. En neutralisant les règles qui encadraient sa rupture, le gouvernement a remis à l'appréciation du juge la recherche de l'équilibre des relations contractuelles, ainsi que l'évaluation des indemnités qui en découlent. On avait bien dû en convenir depuis l'aube de ce contrat, le CNE n'est pas synonyme de liberté de licencier de manière discrétionnaire. L'employeur qui aura choisi la voie du licenciement par lettre recommandée avec avis de réception devra bien se résigner à indiquer aux juges les motifs jusqu'alors tenus cachés au salarié.
La persistance de l'intervention des juges dans ces questions de rupture du contrat est en soi une leçon : les règles perçues comme allouant une protection aux seuls salariés protègent également les employeurs en donnant un cadre aux prétentions. L'élimination de ce cadre ne saurait en rien freiner l'accès à la justice. Elle ouvre même la porte à des contestations nouvelles et à des réclamations plus exigeantes, que seul un long travail jurisprudentiel permettra de stabiliser. Or, même en se situant du point de vue de l’employeur, la sûreté des anticipations est toujours préférable à la quête toujours vaine d'un droit du travail sans juge.
Une version complète de cette étude, "Le contrat nouvelles embauches à l'épreuve du contentieux prud'homal", par Frédéric Guiomard et Evelyne Serverin, est publiée dans la Revue de droit du travail, septembre 2007, p. 502.
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