Politiques de la 5G edit
Il est rare qu’un dossier industriel soit présent dans les médias aux rubriques géopolitique, technologies, politique industrielle ou affaires européennes.
Géopolitique, car l’enjeu n’est rien de moins que la sinisation des réseaux structurants de communication européens avec à la clé des risques d’espionnage, de vol de données voire de sabotage à l’ère du numérique.
Européennes, car les réponses contradictoires que les différents pays apportent à cette menace font ressortir une fois de plus leur incapacité, à défaut d’avoir une action commune, de partager au moins une même culture du risque avec des pays militants de la cause Huawei comme la Hongrie, des champions du compromis comme le Royaume-Uni, et des militants du refus comme la CDU allemande.
Industrielles, avec le rejet transpartisan aux États-Unis de la solution Huawei et la double proposition du ministre de la Justice William Barr d’une prise de participation du gouvernement américain dans Nokia et Ericsson pour susciter une concurrence à Huawei et d’une protection de Qualcomm contre l’anti-trust pour préserver les chances de voire naître un acteur américain dans la 5G.
Technologiques enfin, car au moment où les États commencent à mettre aux enchères les fréquences, nombre d’experts interrogent même l’idée de réseaux 5G universels. Faut-il vraiment penser réseau national ou ne peut-on faire le pari de la prolifération de micro-réseaux ?
Comment en est-on arrivé à une situation où chacun aujourd’hui est sommé de choisir son camp, voire dénigrer l’autre en évoquant à l’appui de leur choix chinois, les fausses preuves sur les armes de destruction massives irakiennes apportées par les Américains, comme vient de le faire le président d’Orange ?
Retour vers le futur
Tout part de l’avènement de la 5G, une technologie permettant l’Internet des objets (plus de 500 milliards d’objets connectés prévus pour 2030 selon Thierry Breton), la connectivité généralisée, le véhicule autonome, la ville intelligente, les usines virtualisées, la chirurgie à distance… Et très tôt un cruel dilemme s’impose dans le débat public : rater le coche technologique ou prendre un risque sécuritaire majeur en exposant ses réseaux à l’espionnage chinois. Les États-Unis menacent d’emblée le Royaume-Uni de le priver de l’accès aux données du réseau Five Eyes de mutualisation du renseignement en cas de passage des Britanniques à l’ennemi Huawei. Un intense effort de lobbying est bien sûr mené par Huawei qui donne « toutes les garanties de sécurité », non sans menacer avec l’aide du gouvernement chinois les pays récalcitrants : l’Allemagne est ainsi sommée de bien comprendre ses intérêts commerciaux, les gouvernements de pays européens obligés de la Chine donnent de la voix pour interdire les solutions européennes esquissées par le Commission européenne.
Cette hégémonie technologique chinoise tenue pour acquise pose un autre problème. Comment un pays qui était un pâle imitateur il y a 20 ans a-t-il pu se hisser à ce niveau ?
La réponse est simple : la technologie de la 5G est essentiellement européenne, si l’on en juge par les portefeuilles de brevets détenus. Les Chinois, au prix d’un formidable effort, ont rattrapé leur retard en y mettant les moyens matériels et humains. La « supériorité » commerciale chinoise tient à trois traits : elle fournit une offre packagée et testée, à un moindre prix et qui assure la continuité 4G/5G.
Une telle avancée a été rendue possible par une politique de préférence nationale chinoise pour l’équipement de son territoire, par l’acceptation de surprix de la part des opérateurs chinois et par les multiples aides prodiguées par les gouvernements provinciaux… autant de mesures permettant à Huawei, après avoir pris le contrôle de son marché intérieur, de partir à la conquête du monde.
Le terrain de cette montée en puissance avait été préparée avec la 2G et la 3G lorsque la Chine a dû pour s’équiper ouvrir le marché aux Américains et aux Européens mais à ses conditions, c’est-à-dire avec des partenariats et des transferts de technologie. Le coup de maître des autorités chinoises fut la menace de développer une norme 4G chinoise comme alternative à l’UMTS et au CDMA. Cette perspective favorisa la rapide montée en gamme chinoise avec l’aide des constructeurs occidentaux et le soutien du gouvernement chinois qui mit à disposition de Huawei les moyens financiers et intellectuels pour tenir ce pari.
On aura reconnu dans cette stratégie le bréviaire de la stratégie colbertiste réussie : achat de technologies étrangères et reverse engineering, appropriation des technologies acquises et montée en gamme, plans d’équipement national, protectionnisme offensif, aides publiques à la localisation d’activités et surprix acceptés. Au même moment les Européens, inventeurs de la 2G et de la 3G, démantelaient leurs appareils de promotion industriel, déréglementaient leur exploitation téléphonique en éclatant leurs opérateurs historiques et en multipliant les nouveaux entrants qui allaient trouver en Huawei un fournisseur low cost. Les positions malgré tout maintenues dans la 4G furent rapidement érodées, les équipementiers connurent alors des difficultés, l’effort de recherche public dans des laboratoires comme le CNET cessa en matière d’équipements. Quant aux opérateurs sommés de fournir des services nouveaux au prix les plus bas pour faire face aux opérateurs low cost, ils taillèrent dans la recherche, mirent en concurrence les équipementiers historiques avec les nouveaux entrants chinois… qui bénéficiaient chez eux de protections autrement plus solides.
Le résultat prévisible de stratégies européennes et nationales aussi éclairées fut l’effondrement des opérateurs historiques, une hyper-concentration parmi les équipementiers, un sous-investissement en matière de recherche et l’ascension de Huawei devenu leader mondial de la 5G… le tout au profit du consommateur européen qui peut jouir de prix bas.
Un tournant ?
Aujourd’hui la 5G devient le dossier emblématique de la relance européenne en matière industrielle et le déclencheur d’une réflexion américaine sur les nouveaux outils de la politique industrielle.
En Europe, si l’actualité reste dominée par la question de la sécurité des réseaux dans un monde dominé par Huawei qui de par la loi chinoise est obligée de communiquer à son gouvernement toutes les informations dont elle peut disposer sur ses clients au nom des intérêts de la Chine, le débat a tendance à s’élargir à un sujet plus vaste : la souveraineté européenne. Comment préserver au mieux l’intégrité des réseaux, la maîtrise des données et même la possibilité de disposer de choix ouverts si l’offre européenne disparaît et s’il n’y a plus d’alternative à l’offre chinoise ? Comment intervenir dans un secteur où les acteurs sont privés et mus par des intérêts économiques de court terme, alors que l’appareil communautaire est plus équipé pour pourchasser les positions dominantes et démanteler les opérateurs historiques que pour favoriser l’éclosion de solutions européennes ?
La solution telle qu’elle s’esquisse vise d’abord à éviter l’irréparable ce qui signifie, à défaut d’interdire le déploiement de solutions intégrales 5G Huawei, de limiter l’apport de l’acteur chinois aux éléments périphériques, aux éléments mobiles radio du réseau et en interdisant la fourniture du cœur de réseau.
Afin de favoriser l’adoption de solutions européennes, les pays de l’Union devraient aussi mobiliser les ressources de la vente des fréquences.
Enfin les budgets européens de recherche devraient massivement être orientées vers les nouvelles technologies de la mobilité, l’IA et les micro-réseaux.
Cette dernière orientation est partagée par le gouvernement américain qui par la bouche de William Barr a récemment plaidé pour une politique industrielle combinant refus de l’équipement Huawei, préférence pour les équipements européens appuyé par une intervention en capital et désarmement de la politique anti-trust pour favoriser les plans industriels de Qualcomm, leader mondial des composants pour réseaux mobiles.
Que conclure de cette histoire industrielle emblématique ?
Que la Chine, après la Corée, le Japon, la France, ait appris par imitation, par appropriation de technologies acquises auprès de pays plus avancés et ait opéré sa montée en gamme n’est guère nouveau.
Que cette montée en puissance doive beaucoup à la main visible de l’État n’étonne guère : la politique industrielle est bien une arme de développement.
Que l’ouverture des marchés, la concurrence, la course au low cost ne fait pas naître spontanément une recherche et une industrie high tech est amplement démontré. La stratégie du DARPA américain et de l’État chinois dans l’IA le montre clairement.
Que cette expérience de décrochage industriel incite l’Europe à repenser son action dans le numérique est dès lors bienvenu.
Encore faut-il ne pas de contenter de reproduire le modèle RGPD où au nom de nos valeurs nous faisons don au monde de nos normes de protection de la vie privée et assistons en spectateurs aux avancées scientifiques et aux batailles industrielles.
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