Quel déclassement des enseignants? edit
Sans surprise, le maintien du gel du point d’indice dans la fonction publique a suscité la colère des fonctionnaires, en particulier des enseignants, et renforce chez eux un sentiment de déclassement. A l’appui de cet argument, les enseignants comparent souvent leur salaire d’entrée au SMIC. Alors qu’un professeur certifié commençait à 2,2 SMIC en 1980, il ne commençait qu’à 1,6 SMIC en 1990, 1,4 SMIC en 2000 et 1,2 SMIC aujourd’hui (une fois inclue la prime d’activité)[1]. On peut remarquer que ce chiffre n’inclut pas les primes qui ont eu tendance à augmenter (notamment en début de carrière depuis deux ans). Mais il faut surtout rappeler que ce ratio ne traduit que la forte progression du SMIC en quarante ans, grâce notamment aux nombreux coups de pouces, et que le reste des salaires n’a pas suivi. On ne peut pas réclamer des hausses du SMIC pour rapprocher les bas salaires du salaire médian, pour ensuite déplorer cet effacement de la hiérarchie des salaires, et d’avoir été presque rattrapé par le SMIC.
Si l’on compare le traitement d’un certifié au salaire médian, on passerait plutôt de 100 % du salaire médian en 1980 à 75 % aujourd’hui[2] : c’est une baisse indéniable, mais nettement moins apocalyptique. Si le déclassement des enseignants est indéniable, il faut néanmoins le mesurer correctement si l’on souhaite formuler un diagnostic pertinent sur ses causes, et éventuellement tenter d’y remédier. Si le ratio entre le salaire des enseignants et le SMIC n’a cessé de diminuer, c’est en partie pour des raisons économiques structurelles de long terme, en partie à cause de facteurs qui sont communs à l’ensemble de la fonction publique, et enfin pour certaines raisons qui sont spécifiques aux enseignants.
Les facteurs structurels
Les raisons économiques structurelles d’abord. Il est tentant de croire que le salaire enseignant, fixé par l’Etat et non le marché, n’obéirait pas à la loi de l’offre et de la demande, que tout serait politique. Il y a évidemment de la latitude pour des choix politiques, mais ces choix ne permettent qu’une déviation limitée, à la hausse ou à la baisse. Il faut regarder quels facteurs économiques joueraient, et à quel niveau de salaire ils correspondent, pour estimer correctement le déclassement relatif au privé. La première différence à noter entre 1980 et aujourd’hui, c’est la démocratisation scolaire et la baisse de l’avantage salarial (wage premium en anglais) lié au diplôme. Ce qui est rare est cher, ce qui est moins rare est moins valorisé. Etre titulaire d’un bac+3/bac+5 est plus courant aujourd’hui qu’en 1980, et ne peut mener à la même position dans l’échelle des salaires. Ce n’est pas propre aux enseignants : le salaire d’entrée des diplômés du supérieur a lui aussi été en partie rattrapé par le SMIC depuis 1980. Il a même chuté en termes de pouvoir d’achat dans les années 1990[3]. Il est donc fallacieux de comparer le salaire des enseignants au SMIC : en le comparant au salaire médian voire au salaire des diplômés du supérieur, on observerait une baisse, mais nettement moins spectaculaire que par rapport au SMIC.
Le deuxième facteur économique explicatif, c’est le mécanisme de maladie des coûts (cost disease) mis en évidence par l’économiste William Baumol. Ce qui permet la croissance et les gains de pouvoir d’achat, ce sont les gains de productivité. Or ces gains ne sont pas répartis de façon homogène entre les métiers et les secteurs. Avec l’automatisation, il faut beaucoup moins de main d’œuvre pour produire une tonne de blé ou construire une route qu’il y a 40 ou 100 ans. A contrario, il faut toujours autant de musiciens pour jouer dans un orchestre symphonique, ou d’enseignants dans une salle de classe. Un employé plus productif grâce au progrès ou aux machines peut voir sa rémunération augmenter, mais c’est moins simple pour les métiers où il n’y a pas de gains de productivité. Dans le privé l’ajustement est simple : si les prix ou les salaires augmentent plus que les gains de productivité, la demande baisse. Le spectacle vivant (théâtre, concert) est devenu un luxe par rapport à 1900, mais il y a eu une substitution vers le cinéma, puis les cassettes et enfin internet qui étaient plus productifs. On voit le problème pour les enseignants : faire cours demande toujours les mêmes efforts et énergie.
Il est évident que l’éducation ou la santé ne sont pas des biens de marché comme les autres, mais cela ne veut pas dire qu’ils peuvent rester indifférents à la maladie des coûts. On peut en partie compenser l’absence de gains de productivité en augmentant le budget que l’Etat est prêt à allouer à l’éducation. Mais le budget de l’Etat lui-même n’est pas extensible à l’infini : il est borné par la tolérance à l’impôt et éventuellement la capacité à financer le déficit par de la dette. Autant on peut compenser la maladie des coûts dans des petits secteurs en augmentant indéfiniment leur budget ou en cherchant du sponsoring (par ex. l’Opéra de Paris), autant c’est plus difficile dans des secteurs qui pèsent plusieurs points de PIB, si d’autres parties des dépenses publiques grossissent elles aussi bien trop vite. Lorsque l’on compare le salaire des enseignants français et allemands, il faut prendre en compte le poids plus faible des retraites et des dépenses sociales en Allemagne, qui permet de dépenser plus sur l’éducation malgré des impôts moins élevés. De même, la sélection allemande à l’entrée du collège et de l’Université, en limitant les effectifs des filières d’élite, permet d’y maintenir de meilleures conditions.
Les grilles de salaire et la retraite des fonctionnaires
L’autre facteur explicatif des faibles salaires d’entrée des enseignants, c’est le principe de grille des salaires dans la fonction publique, qui culmine en particulier avec une retraite calculée sur 75 % du dernier traitement. Les grilles de salaire datent d’une époque où les diplômes étaient rares, et où les augmentations à l’ancienneté étaient monnaie courante dans le privé. Il y a très peu d’emplois dans le privé aujourd’hui où l’on peut espérer gagner deux fois plus en fin de carrière qu’au début, sans changement de responsabilités. Dans le public – et l’enseignement – c’est encore le cas, et le fait d’être bien mieux payé en fin de carrière qu’au début se paie par un salaire d’entrée de plus en plus faible. Ce problème est d’ailleurs largement aggravé par les modalités de calcul de la retraite. La retraite des fonctionnaires, calculée sur 75 % du dernier traitement, est plus généreuse que dans le privé, où elle est calculée sur 50 % de la moyenne des 25 meilleures années. A espérance de vie constante, une telle différence n’est pas forcément gênante : les fonctionnaires acceptent un salaire légèrement plus faible en échange d’une meilleure pension. Mais avec l’augmentation de l’espérance de vie, si les salaires superbrut (contributions employeur de retraite inclues) du public évoluent comme ceux du privé, leur salaire net évoluera moins vite puisque le poids des cotisations retraite grossira plus vite pour eux. C’est ce que l’on observe : si l’on compare le salaire superbrut d’un enseignant débutant (avec 74 % de cotisations retraite employeur) au superbrut médian dans le privé[4], le déclassement est moins marqué.
Le système de retraite public a un dernier effet pervers sur les salaires enseignants : lorsque l’Etat est prêt à accorder des revalorisations, les syndicats demandent à ce qu’elles s’effectuent en fin de carrière, pour qu’elles puissent compter pour la retraite, plutôt qu’en début de carrière. Au lieu de resserrer l’écart entre les salaires de début et de fin de carrière, tout est fait pour continuer à l’agrandir. Ce phénomène empire lorsque les carrières sont prolongées par le report de l’âge de la retraite : on crée de nouveaux échelons pour que les seniors continuent de progresser avant de prendre leur retraite. Les pensions pèsent lourd sur les actifs du privé et du public, mais elles pèsent plus lourd pour ceux du public, ce qui contribue à une baisse de leur salaire net. Ces cotisations élevées leur assureront en théorie une pension élevée, mais il n’est pas sûr que le système soit soutenable, et ils ne pourront profiter du même niveau de générosité que leurs ainés. On peut d’ailleurs constater que les pensions publiques, indexées sur l’inflation, sont financées par des traitements qui eux sont gelés. Pour normaliser en douceur le régime de retraite des fonctionnaires, et redonner du pouvoir d’achat aux actifs en rapprochant leur traitement net du superbrut, un gel partiel des pensions sera inévitable. . Il est regrettable de rogner par l’inflation des pensions déjà liquidées, mais le niveau de vie des retraités actuels, en particulier dans le public, est supérieur à celui des actifs. Les surclassés actuels peuvent et doivent eux aussi faire un effort ; l’ajustement ne peut reposer uniquement sur les retraités futurs.
Enfin, le déclassement relatif des enseignants est aussi dû à des facteurs qui leurs sont propres. Encore plus que le reste des fonctionnaires, les enseignants sont arc-boutés sur l’échelle indiciaire. Alors que de nombreux autres corps de fonctionnaires acceptent bon gré mal gré le principe des primes pour compenser le gel indiciaire et obtenir des revalorisations, les enseignants y restent opposés. Quand il s’agit de négocier des revalorisations avec le Ministère, les syndicats préfèrent systématiquement obtenir des « débouchés » ou des « promotions » en fin de carrière plutôt que des améliorations ou des primes en début de carrière. En 2016, le protocole PPCR (Parcours Professionnels, Carrières et Rémunérations) a créé des classes exceptionnelles pour les enseignants du primaire et du secondaire, en fin de carrière. Cette classe exceptionnelle est évidemment un bâton de maréchal permettant de partir en retraite sur la base d’un traitement très élevé. Si elle est fortement contingentée et ne doit en théorie récompenser que les plus méritants, il y a fort à parier que les syndicats enseignants feront tout pour qu’elles soient surtout attribuées à l’ancienneté un ou deux ans avant la retraite, pour qu’un maximum d’enseignants profitent de l’amélioration de la retraite que cela entraîne. Les syndicats sont de facto uniquement intéressés par les enseignants en fin de carrière ou à la retraite et non les débutants. Mais les débutants semblent s’en contenter : dans leur inconscient, le travail est un purgatoire qu’il faut endurer en attendant le paradis que représente la retraite avec un salaire élevé. C’est une pyramide de Ponzi insoutenable dont ils ne profiteront certainement pas, mais c’est le seul horizon qui les fait tenir.
Ce qui joue aussi sur le sentiment de déclassement, c’est la baisse de qualité de l’environnement de travail (insécurité, agressions, manque de soutien hiérarchique, ou baisse du niveau des élèves). Enseigner dans le secondaire avec un niveau plus faible et plus hétérogène est évidemment moins prestigieux et gratifiant que la figure de l’agrégé de 1960 dans un grand lycée. Mais c’est peut-être un des non-dits du secondaire : les titulaires du CAPES courent après le statut des agrégés[5], qui veulent eux revenir à l’ancien monde des grands lycées, avant le collège unique et la massification scolaire. Le métier d’enseignant dans le secondaire a profondément changé, sans que cela se reflète toujours dans le statut, les obligations de service et la façon de travailler. A cela s’ajoute une part croissante de tâches annexes, hors obligation de service, qui ont tendance à augmenter le temps de travail des enseignants. Enseignants qui contrairement au reste des salariés n’ont pas bénéficié des 35 heures : leur temps de travail n’a pas baissé, mais ils n’ont pas eu de hausse correspondante de salaire comme les infirmières ou les policiers, qui eux ont gardé leur rythme hebdomadaire, en échange d’heures sup ou de RTT. On peut donc estimer à environ 10 % le déclassement relatif supplémentaire dû à la non application des 35h.
Quelles pistes de revalorisation?
Que faire alors pour revaloriser le métier d’enseignant ? Il y a des aspects non budgétaires : la violence autour des collèges-lycées et dans leur sein, les agressions des enseignants par les élèves et les parents, le « pas de vague » pratiqué par les Rectorats, et plus généralement la considération et le respect… Mais pour les aspects salariaux, on ne reviendra pas sur la démocratisation scolaire et la baisse de l’avantage salarial lié au diplôme. Pour ce qui est de la maladie des coûts, il n’est pas forcément impossible de dégager quelques gains de productivité. Avec des établissements plus gros[6], et moins de personnels administratifs ou support, la part des dépenses d’éducation allouées aux enseignants pourrait rebondir. Une refonte du métier d’enseignant, avec moins de cours magistraux, plus d’utilisation du manuel ou des supports numériques, et éventuellement des heures accrues de soutien scolaire, pourrait permettre de faire plus et mieux avec autant ou moins d’enseignants. Cela impliquerait, évidemment, un investissement très conséquent en salles, équipements et logiciels de la part de l’Etat ou des Régions : les gains de productivité nécessitent des investissements et du capital.
Plus généralement, c’est en réduisant le poids des dépenses de redistribution que la France pourra de nouveau investir dans son avenir : le poids des retraites, de la santé, des APL ou de la dépendance n’est pas neutre sur les marges budgétaires de l’Etat. Si les dépenses sociales étaient moindres, les cotisations sociales le seraient aussi, ce qui laisserait plus de marge pour augmenter le budget de l’Etat. Le poids des collectivités territoriales dans le PIB et la croissance de la FPT est aussi un enjeu majeur. Une refonte globale de la grille indiciaire des enseignants, avec des salaires de départ plus élevés quitte à peu progresser après 15 ou 20 ans de carrière – donc des retraites plus faibles – sera aussi inévitable à terme, mais en attendant, un gel au moins partiel des pensions dans le public permettrait de dégager chaque année des marges pour revaloriser les fonctionnaires actifs, en particulier les enseignants. La sous-indexation des pensions existe déjà dans le régime général et les complémentaires AGIRC-ARRCO, il est probablement temps d’y avoir recours dans le public, pour rapprocher le salaire net du superbrut.
[1] Une évolution similaire s’observerait pour les agrégés, maitres de conférence ou professeurs des écoles.
[2] Le SMIC représentait environ 45 % du salaire médian en 1980, 52% en 1990, 55% en 2000 et 63 % aujourd’hui.
[3] Cf. Insee Références, édition 2018 – Fiches – l’insertion des jeunes, graphique 3, p.97.
[4] Le salaire superbrut, qui inclut le salaire brut et les cotisations employeur, est le coût du travail pour l’employeur. Dans le privé, le total des cotisations CNAV et AGIRC-ARCO représente entre 13 % et 15 % du salaire brut. Dans la Fonction Publique d’Etat, ces cotisations représentent 74 % du traitement (sans les primes). Il est néanmoins plus délicat de parler de coût du travail pour l’Etat puisque cette cotisation sert à équilibrer directement les pensions du même régime. Le taux élevé reflète en partie une démographie moins favorable et des pensions servies élevées, par rapport à des traitements qui stagnent. On pourrait en théorie comparer la valeur actuelle du flux des salaires et retraites futures des fonctionnaires et enseignants à celle des salariés du privé, pour estimer un déclassement non pas en début de carrière, mais en moyenne sur l’ensemble de la carrière et de la retraite. Mais l’exercice est artificiel, car il suppose de pouvoir prédire le pouvoir d’achat relatif du point d’indice sur 40 ans. S’il est facile de mesurer le coût des retraites pour l’Etat, le bénéfice futur pour les enseignants actuels est moins clair.
[5] Avant la création du CAPES comme une agrégation light, les professeurs d’enseignement général des collèges (PEGC) assuraient leur service dans deux matières (par exemple lettres et langues ou mathématiques et physique). Cette bivalence est toujours en vigueur pour les professeurs en lycée professionnel (titulaires du CAPLP).
[6] Les surcoûts liés à la faible taille des établissements concernent davantage le primaire – financé par les communes – que le secondaire. Une compétence unique de la Région, de la maternelle au lycée, serait sûrement bénéfique.
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