Washington et la mondialisation équitable edit
Dans un Executive Order signé le 31 mars dernier, le président Trump affirmait que le commerce « libre et équitable » est essentiel pour la prospérité et la sécurité des Etats-Unis, s’engageait à relever les défis économiques résultant de pratiques commerciales inéquitables, et commandait un rapport visant à identifier les pays fautifs. La guerre commerciale qui menace serait-elle une guerre juste ? Sans remettre en cause le multilatéralisme, quels sont les outils dont disposent les États pour rendre la mondialisation équitable ? Cette question était l’un des enjeux des réunions de printemps du FMI et de la Banque Mondiale à Washington.
Le terme de « fairness », généralement traduit en français par « équité » ou « loyauté », voire « justice » représente un idéal auquel à première vue tout le monde ne peut qu’aspirer, y compris en matière commerciale. De fait, les principes de l’OMC décrivent «un système de règles visant à garantir une concurrence ouverte, loyale et exempte de distorsions ». Parmi les obligations générales de ses membres, les statuts du FMI prévoient que chaque État « évite de manipuler les taux de change (…) afin d’empêcher l’ajustement effectif des balances des paiements ou de s’assurer des avantages compétitifs inéquitables vis-à-vis d’autres États membres ». Enfin le traité sur l’Union européenne affirme à son article 3 que l’Union, dans ses relations avec le reste du monde, contribue « au commerce libre et équitable ».
Compte-tenu de leurs mandats, et de leur implication dans la mise en place par le G20 d’un Cadre pour une croissance forte, durable et équilibrée, les institutions internationales ne pouvaient pas rester indifférentes à cette question. Leur message est toutefois beaucoup plus difficile à délivrer dès lors que le gouvernement de la première économie mondiale, qui est aussi leur premier État membre, promeut des mesures délibérément protectionnistes.
Le mot de « fairness » peut donner lieu à de multiples interprétations. Son emploi est désormais chargé politiquement dans le contexte de la diplomatie commerciale américaine, mais son ambiguïté est plus profonde. Le constat d’iniquité ou de déloyauté peut être dressé de manière très différente selon qu’il renvoie à une approche procédurale (non-respect des règles du jeu), un déséquilibre des intérêts, ou bien à une notion d’injustice morale impliquant par exemple une absence ou une insuffisance de réciprocité. Un jugement peut être porté soit sur les politiques menées, soit sur les résultats obtenus. L’appréciation peut concerner les relations économiques entre États, mais aussi l’effet de ces relations sur la distribution des revenus ou des opportunités dans chaque pays. Pour un économiste, l’optimum de Pareto vient à l’esprit, qui décrit une situation où le bien-être de l’un ne peut plus être amélioré qu’au détriment de l’autre. Au-delà de cette interprétation minimale, évaluer l’ « équité » nécessite un point de vue philosophique, mais en pratique c’est bien un point d’équilibre politique qui doit être trouvé.
Dès lors les institutions internationales sont tenues à la prudence. L’adjectif « fair » fait une apparition discrète dans le document Faire du commerce un moteur de la croissance pour tous publié conjointement par le FMI, l’OCDE et l’OMC en avril : ce papier se contente d’affirmer que des réformes sont nécessaires pour « renforcer les règles qui promeuvent une compétition équitable », mais vise plutôt la poursuite de l’approche traditionnelle de réduction des barrières aux échanges, encadrée par des mécanismes de règlement des différends. Surtout, si Christine Lagarde s’est exprimée en faveur d’un commerce « le plus équitable et le plus global possible » ainsi que d’un partage équitable de la croissance, elle a préféré dans le Plan d’action mondial qu’elle a présenté aux gouverneurs du FMI faire référence à l’objectif du G20 de construire une économie « plus inclusive et plus résiliente ».
Le débat ne se poursuit pas moins parmi les universitaires critiques des effets de la mondialisation. Si des populations nombreuses sont sorties de la pauvreté grâce au commerce international, on sait aussi que les effets de l’ouverture ne sont pas uniformément positifs. Certains travaux (par exemple ceux de Marc Melitz) ont montré que les gains de productivité résultant de la pression concurrentielle ne bénéficient pas à tous. Dès lors une approche qui pourrait faire consensus serait de compenser les effets de l’ouverture commerciale pour les personnes qui en subissent les coûts, notamment par des politiques d’assurance sociale et de redistribution. Dani Rodrik estime pour sa part qu’il est trop tard pour cette solution, tout au moins pour les pays qui ne l’ont pas déjà adoptée (il reconnaît la force de la protection sociale en Europe par contraste avec les États-Unis). La difficulté serait que la promesse de protection ne soit pas tenue de façon crédible, et que les effets de la mondialisation créent un déséquilibre politique. Rodrik en conclut qu’il faut changer les règles de la mondialisation, sans qu’on ne sache d’ailleurs très bien quelles nouvelles règles il appelle de ses vœux.
Une démarche plus pragmatique consiste à confronter les défis posés par les inégalités et l’enjeu de l’inclusion sans remettre en cause les bénéfices du multilatéralisme économique. Il s’agit d’adopter une approche recherchant le point d’équilibre à chacune des étapes qui participent au creusement des inégalités et à l’exclusion. Ceci concerne aussi bien des activités non marchandes (tels que certains services publics), que le fonctionnement des marchés (où des rentes peuvent se manifester), et que les politiques mises en œuvre après la distribution par le marché (la redistribution proprement dite).
La première étape, largement non marchande, est un déterminant clé de l’équité, dans la mesure où l’accès à la santé, à l’éducation, à la formation mais aussi à la justice et à la sécurité est le fondement de l’égalité des chances. La mondialisation exerce une double pression sur les politiques nationales de fournitures de ces services : sur les recettes publiques d’une part, à travers la concurrence fiscale ; sur la qualité de la dépense et des services publics d’autre part, ceux-ci étant soumis à plus de concurrence, comme le montre par exemple le marché de l’éducation supérieure. La concurrence fiscale doit être un objet de débat au cœur du multilatéralisme et sa place croissante dans l’agenda du G20 est un signe encourageant. La pression sur la qualité de la dépense publique est un élément positif de la mondialisation, mais si elle conduit naturellement à des gains d’efficacité, elle n’est pas garante d’un accès équitable.
La deuxième étape, qui distribue par le marché les profits de la mondialisation, est celle qui relève le plus naturellement du multilatéralisme. Un des avantages les plus significatifs de l’ouverture des échanges est la disparition ou la réduction de rentes de situation favorisées par les frontières. Dans tous les cas, cet effet contribue à l’efficacité, et, dans beaucoup de cas, à la réduction des inégalités. Les gains pour les consommateurs ne doivent pas faire ignorer la situation de ceux qui perdent leur emploi sous la pression de la concurrence, mais la compensation des entreprises et de leurs salariés n’a de sens que si elle est temporaire. Il faut également veiller à ce que la mondialisation ne crée pas de nouvelles rentes contre lesquelles les politiques nationales de la concurrence seraient impuissantes. Le cas des GAFA illustre cette problématique.
C’est à travers les politiques de redistribution, enfin, que les Etats nationaux conservent de grandes marges de manœuvre pour lutter contre la montée des inégalités de revenu et de richesse. Certes, la mondialisation contraint en partie les budgets nationaux, mais les marges de manœuvre restent importantes comme le montrent les écarts en la matière au sein de l’OCDE. Les pays nordiques ou l’Allemagne parviennent à concilier une intégration réussie dans la mondialisation et une politique active et efficace de redistribution. Imputer à la mondialisation le grippage, dans certains pays, des politiques de redistribution est sans doute aussi réducteur que lui attribuer l’entière responsabilité de la montée des inégalités.
Au total, certains leviers des politiques nationales, comme la qualité de l’éducation de base et de l’Etat de droit, demeurent relativement isolés des effets de bord internationaux : ils doivent constituer des priorités pour les Etats qui souhaitent que leurs populations bénéficient équitablement des opportunités de la mondialisation. Les responsables nationaux ne doivent pas tirer prétexte de la mondialisation pour excuser leur absence de volonté politique en matière de lutte contre l’exclusion et de réduction des inégalités. De nombreuses politiques qui concernent la circulation des facteurs de production, leur rémunération, ou encore leur taxation, mais aussi les externalités de la production et des échanges ont néanmoins une dimension internationale qui nécessite de poursuivre les efforts de coopération dans un cadre multilatéral. Il reste à vérifier que cette approche peut fonder un nouveau consensus de Washington pour une mondialisation équitable.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)