Le glas du Conseil constitutionnel? edit

17 février 2025

Le Conseil constitutionnel s’est construit autant que la Constitution de la Ve République l’a mis en place. Il s’est affirmé chemin faisant au point d’occuper aujourd’hui une place sans commune mesure avec celle imaginée par le général de Gaulle. Les invariables critiques qui accompagnent le renouvellement du tiers de sa composition tous les trois ans en sont la trace la plus régulière[1]. Partant, cette année, comme en 2022 et comme en 2019, les critiques s’accumulent contre les choix des autorités de nominations présentés comme partisans et dénoncés pour leur absence de qualification à siéger dans une cour suprême.

Ces procès prennent cependant une dimension particulière car ils interviennent à deux ans de la prochaine élection présidentielle dans laquelle l’éventualité d’une victoire d’une candidate populiste suscite des inquiétudes. Ils sont aussi instructifs car les objections soulevées ne peuvent plus être balayées au seul motif qu’elles sont émises par des universitaires qui rêveraient d’y siéger. Elles pointent en effet des risques aussi substantiels qu’étayés pouvant altérer durablement la crédibilité du Conseil. La sagesse autant que la prudence devraient donc guider les parlementaires appelés à valider ces nominations, après avoir entendu les candidats le 19 février prochain.

Certes le système de nomination n’est pas parfait mais le professeur Jacques Robert, qui fut membre du Conseil entre 1989 et 1998, parlait d’or quand il relevait qu’« aucune technique de désignation n’est parfaite. Si elle existait, elle aurait depuis longtemps été expérimentée partout ». Et de fait, la composition des cours suprêmes européennes varie suivant les pays. Les uns utilisent un système nominatif ne comportant aucune procédure de vote (Chypre, Danemark, Finlande, Irlande, Islande, Malte, Suède) quand les autres procèdent à une élection soit par la chambre unique du Parlement (Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Portugal, Slovénie) soit par la chambre basse (Croatie, Pologne) voire par les deux assemblées (Allemagne).

La France se singularise cependant puisqu’elle est le seul pays où les autorités de nomination disposent d’un pouvoir pratiquement discrétionnaire. Les trois présidents, de la République, du Sénat, de l’Assemblée nationale, choisissent ainsi un candidat tous les trois ans sans qu’aucune condition ni de forme ni de fond ne leur soit imposé. Là est la défectuosité essentielle :  l’inévitable contradiction entre la nature politique des choix et le rôle de juge exigeant indépendance et impartialité. C’est évidemment elle que stigmatisent les juristes qui chérissent par essence tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à une juridiction et a fortiori, à une Cour suprême. Ils y voient une aubaine pour déployer toute la subtilité de leurs théories et, le cas échéant, promouvoir leurs propres convictions.

Osons cependant interroger : l’engagement politique passé d’une personnalité est-il nécessairement un frein à sa capacité d’exercer des fonctions impartiales ? Autrement formulé, faut-il préférer la compétence, quitte à accepter le risque de partialité, ou l’impartialité, quitte à renoncer à des talents potentiels ? Dilemme apparemment insoluble mais dont l’issue peut dépendre du cadre. Pour une responsabilité individuelle, la neutralité politique est préférable mais pour un organe collégial, elle est moins cruciale : les décisions sont collectives, l’influence se gagnant par la compétence et la rigueur des raisonnements. Sans oublier que dans les deux cas, seule l’épreuve du temps pourra dissiper les soupçons.

Dans ces conditions, pourquoi alors chercher querelle à Emmanuel Macron, Yaël Braun-Pivet et Gérard Larcher ? Leurs prédécesseurs étaient-ils plus vertueux ? L’essentiel n’est-il pas que les candidats, une fois nommés, se sentent davantage redevables envers les valeurs de la République qu’envers ceux qui les ont désignés ?

Au vrai, c’est surtout parce que l’institution qui va les accueillir a changé que la perpétuation des pratiques anciennes heurte. Conçue à l’origine comme une autorité politique chargée de la répartition des compétences entre le Parlement et le gouvernement (« un canon braqué contre le Parlement », résumait le professeur Charles Eisemann), elle s’est muée en autorité juridictionnelle soucieuse de la protection des droits. Les hommes politiques, initialement dubitatifs, finirent par se montrer respectueux et la doctrine universitaire accompagna le mouvement, tous oubliant les vices initiaux liés à sa composition pour ne plus se louer que des vertus du contrôle de constitutionnalité.

Or depuis quelques temps les critiques portant sur les « imperfections juridictionnelles » ont laissé place à d’implacables réquisitoires politiques contre le « gouvernement des juges ». On vit ainsi au lendemain de la censure de 32 articles du projet de loi sur l’immigration issus pour la plupart d’amendements voulus par le Sénat, le député européen François-Xavier Bellamy dénoncer vigoureusement « un coup d’État institutionnel qui viole la lettre et l’esprit de notre Constitution » estimant que « le Conseil constitutionnel s’assoit sur la Constitution » quand Olivier Marleix, alors président du groupe LR à l’Assemblée, lui reprocha « encore une fois, [d’étendre] sa propre lecture, son interprétation aux dépens du législateur. Ses décisions vont dans le même sens : donner plus de pouvoir aux juges, moins pour les représentants du peuple ». De façon analogue, dans un entretien au Parisien le 26 janvier 2024, Laurent Wauquier stigmatisa « le Conseil constitutionnel [qui] est sorti de son lit (…) Aujourd’hui, [il] n’est plus à la place qui lui a été dévolue par la Constitution de la Ve République (…) Dans une démocratie, la souveraineté vient du vote ».

Quelques semaines plus tard, après le rejet du référendum d’initiative partagé souhaité par LR pour réformer l’accès aux prestations sociales des migrants, ce fut Bruno Retailleau, alors président du groupe au Sénat, qui s’éleva contre cette décision qui « refuse au peuple français de se prononcer sur l’immigration » jugeant alors que « le Conseil constitutionnel outrepasse son rôle ». Et Eric Ciotti, encore président du parti, l’accusa « d’avoir jugé en politique plutôt qu’en droit ». Dans l’ordre des choses, ces dénonciations furent partagées par les dirigeants de l’extrême droite. Jordan Bardella incrimina « un coup de force des juges » puis Eric Zemmour rechérit contre « un coup d’État perpétré par des juges qui se substituent au suffrage universel, au pouvoir exécutif et au pouvoir législatif ».

Ce chœur de druides antiques invectivant les profanateurs que seraient les membres du Conseil est dangereux : est-ce bien aux élus de donner l’exemple de la rébellion contre le gendarme qui les sanctionne ? Mais il est surtout inquiétant car il ne peut aboutir qu’à un désarmement dramatique de l’Etat de droit. Dénigrer une de ses institutions centrales ne profite à personne et nuira finalement à tous.

D’autant qu’en parallèle, les ombres du crépuscule s’accumulent sur la Ve République : montée des populismes, délitement des majorités, balkanisation du système partisan, brutalisation du débat public, profond désenchantement signalé par la rapidité des basculements électoraux, volatilité gouvernementale, abstention endémique. Insensiblement, la scène politique s’est enténébrée témoignant d’un effondrement du régime aussi mal perçu qu’encore lourdement sous-estimé.

Voilà pourquoi les actuelles nominations ont une importance particulière. Or à l’évidence pour Emmanuel Macron le Conseil demeure avant tout un organe politique exerçant presque occasionnellement une fonction juridictionnelle. Ce qui le conduit à assumer pleinement un recrutement politique en laissant croire que cela ne comporte aucune conséquence juridique sur la façon dont sera exercé l’office du juge.

Il ne vit par exemple aucune contradiction entre le fait de saluer dans son discours du 5 octobre 2018, prononcé rue de Montpensier à l’occasion de l’anniversaire de la Constitution, que « le Conseil constitutionnel [se soit] installé dans le paysage institutionnel et dans l’esprit de nos concitoyens comme une véritable juridiction » et celui de nommer deux ans plus tard, Jacqueline Gourault pourtant ministre en exercice.

D’ailleurs, Emmanuel Macron est le seul chef de l’Etat à n’avoir nommé que des politiques au Conseil. Son approche est donc très éloignée des préconisations de la Cour européenne des droits de l’homme pour laquelle le droit à un tribunal posé par l’article 6 de la CEDH « implique que celui-ci soit composé de juges sélectionnés sur la base du mérite – c’est-à-dire de juges qui, grâce à leurs compétences professionnelles et à leur intégrité morale, sont capables d’exercer les fonctions judiciaires associées à cette charge dans un État régi par la prééminence du droit ». Et d’ajouter dans le même arrêt (arrêt de Grande Chambre Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande du 1er décembre 2020) qu’« il va de soi que plus le tribunal se situe à un niveau élevé dans la hiérarchie juridictionnelle, plus les critères de sélection applicables devraient être exigeants ». La préconisation ne parait pourtant pas très originale ! Imagine-t-on de pareilles nominations pour la Cour de cassation ou pour le Conseil d’Etat ? Pour juger n’est-il pas logique de faire appel à des juges ?

C’est d’ailleurs aussi ce que pense le Conseil constitutionnel lui-même. Dans une décision n° 2001-445 DC du 19 juin 2001 sur le statut des magistrats il avait indiqué qu’il fallait veiller « à ce que « soient strictement appréciée, outre la compétence juridique des intéressés, leur aptitude à juger », et que « les connaissances juridiques constituent une condition nécessaire à l’exercice de fonctions judiciaires ».

Tel pourrait donc ne pas être le cas du Conseil. Et c’est regrettable car comme les questions de droit constitutionnel vont occuper le devant de la scène politique et juridique dans les deux ans à venir, son rôle va s’en trouver mécaniquement renforcé. Or, avec les trois propositions qui viennent d’être émises, l’équilibre subtil entre le politique et le juridique ayant fait le succès de l’institution est effacé. Pour la première fois depuis 1983, les trois propositions concernent des politiques. Si bien que sur les neuf possibles membres, aucun ne peut revendiquer un parcours strictement dédié au droit, sept siégèrent au sein du Parlement, six furent même ministres… Et les deux membres du collège qui n’exercèrent pas un mandat électif dirigèrent des cabinets ministériels.

En 2027, sa parole n’en sera que plus affaiblie. Organe purement politisé, il pourra être dénoncé comme tel. Son autorité sera d’autant plus contestée qu’elle manquera de légitimité juridictionnelle. Pourtant Plutarque nous avait averti « la femme de César doit être insoupçonnable ».

[1] Le Conseil est composé de neuf membres nommés pour neuf ans. Il se renouvelle par tiers tous les trois ans.