Les conséquences d’un élargissement de l’UE à l’Ukraine edit
Depuis la Révolution orange de 2004 jusqu’à l’invasion russe de 2022, l’Ukraine ne cessait de taper à la porte de l’Union européenne. Mais celle-ci, contrairement à l’OTAN, ne lui avait jamais ouvert une perspective d’adhésion, comme elle l’avait fait aux pays des Balkans occidentaux (en 2000) et à la Turquie (dès 1963). L’UE avait reconnu les « aspirations européennes » de l’Ukraine et salué son « choix européen », mais ne lui avait jamais octroyé la « perspective européenne », malgré les pressions en ce sens du Royaume-Uni (depuis lors sorti de l’Union), de la Suède, et des Etats membres d’Europe orientale. Les Pays-Bas avaient même conditionné par référendum la ratification de l’accord d’association, en 2016, à une déclaration rappelant qu’il n’y avait pas de perspective d’adhésion.
Tout a basculé avec la guerre en Ukraine en 2022. Par solidarité avec les Ukrainiens, il devenait impossible de refuser à ce peuple martyr et à ce « pays européen » (reconnu comme tel dans une déclaration UE-Ukraine de 2008, adoptée sous présidence française, mais pas comme un « Etat européen » au sens de l’article 49 du TUE), la perspective de rejoindre un jour l’Union. Pour ne pas étaler des divisions malvenues dans ce contexte, le Conseil a passé la balle à la Commission qui s’est empressée de rendre un avis favorable, et le Conseil européen a accepté la candidature ukrainienne dans un temps record, dès le mois de juin (la Turquie avait attendu 1999 pour que sa candidature soit officiellement acceptée). Par la même occasion, la candidature de la Moldavie (liée géopolitiquement au sort de l’Ukraine) était elle aussi acceptée, et une perspective européenne était accordée à la Géorgie.
La question n’est plus de savoir si les négociations d’adhésion vont s’ouvrir, mais quand, et quelles seront les conséquences de ces nouveaux élargissements. Les choses peuvent aller vite, sachant qu’il s’est écoulé à peine dix ans entre la perspective d’adhésion aux pays d’Europe centrale et orientale (PECO) à Copenhague (1993) et le grand élargissement à l’Est (2004).
Un basculement de l’Union vers l’Est
Admettons que l’élargissement à la Turquie reste gelé (la négociation est au « point mort » depuis 2020) et que l’Union s’élargisse « seulement » aux six pays des Balkans occidentaux en attente ainsi qu’aux trois nouveaux candidats à l’Est. L’Union passerait de 27 à 36 membres, dont une majorité (20) seraient d’anciens « pays de l’Est » et atteindraient ensemble l’un des critères de la majorité qualifiée au Conseil (55% des Etats). Ce critère numérique est important aussi à la Commission, où une majorité de commissaires seraient issus d’Europe orientale.
Démographiquement, les nouveaux membres à venir ne pèsent pas d’un poids considérable face aux 450 millions d’habitants de l’Union européenne à 27 : 20 millions pour les Balkans et à peine 40 millions pour l’Ukraine. L’Union européenne ne retrouverait même pas sa population d’avant le Brexit. Majoritaires au Conseil selon le critère de la majorité numérique, les pays de l’Est pris tous ensemble n’atteindraient pas la minorité de blocage selon le critère démographique (35% de la population). Les décisions devront donc prendre en compte les intérêts de l’Est, mais on peut s’attendre à ce que l’influence des pays occidentaux, plus peuplés et plus riches, reste prépondérante, surtout que les parlementaires et les fonctionnaires européens sont recrutés plus ou moins proportionnellement à la population des Etats.
Le clivage Est / Ouest peut être néanmoins problématique sur de nombreux aspects. Selon le critère religieux, qui conditionne l’approche en « civilisations » de Samuel Huntington (Le Choc des civilisations, 1996), une partie des PECO actuels se rattachent à la civilisation de l’Europe occidentale (marquée par le christianisme catholique et protestant), tandis que la Grèce, la Bulgarie, la Roumanie, la Moldavie, l’Ukraine, la Géorgie, la Serbie, la Macédoine, le Monténégro, sont de tradition orthodoxe, et trois pays ont une majorité musulmane (Albanie, Bosnie, Kosovo). Sur les questions migratoires, le refus par les pays du groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie) d’une immigration non chrétienne et non européenne pourrait très bien trouver un soutien plus large.
Le sociologue Henri Mendras (L’Europe des Européens, 1997) avait théorisé la fracture entre pays d’Europe occidentale et d’Europe orientale, ces derniers n’ayant pas connu, ou avec retard, les processus d’individualisation, de constitution d’Etats-nations, d’industrialisation, de démocratisation, propres à l’Occident. Les problèmes relatifs à l’état de droit en Hongrie et en Pologne (et ailleurs), ou avec une corruption endémique (notamment en Ukraine), sont difficiles à surmonter, et peut-être ne seront pas surmontés.
Convergence économique ou rapport centre / périphérie?
Le clivage est aussi économique. L’Ukraine est un pays pauvre à l’aune de l’UE : 25% du PIB/habitant de la Pologne (ils étaient au même niveau en 1990), 10% d’un pays comme la France. Et les autres pays du futur élargissement ne font guère mieux. L’entrée de 60 millions d’habitants pauvres va se traduire par un besoin accru de solidarité, au travers des aides de la politique agricole commune et de la politique régionale, qui soit seront financées au détriment des aides perçues par les autres pays moins développés de la périphérie orientale et méditerranéenne de l’UE, soit devront l’être par les pays plus riches.
Or la capacité redistributive de l’UE est mise à mal par la sortie du Royaume-Uni (qui représentait une contribution nette importante), par la rechute des pays méditerranéens après la crise de la zone euro, et par les réticences dans plusieurs pays riches à accroître les dépenses au bénéfice de l’UE dans un contexte d’endettement excessif et de rigueur budgétaire. En outre, comme l’a montré l’affaire des importations de céréales ukrainiennes suscitant des demandes de sauvegardes de certains pays de l’Est, le libre-échange avec l’Ukraine a aussi des effets problématiques sur l’UE.
On peut considérer un scénario optimiste de convergence dans lequel l’Ukraine suivrait le développement économique de la Pologne et d’autres pays d’Europe centrale et orientale, ce qui diminuerait à la longue les besoins de solidarité. Cependant, le cas de la Grèce après 2010 montre que des retours en arrière ne peuvent être exclus dans des pays où l’État de droit n’est pas bien ancré, et le cas de l’Italie montre que le Mezzogiorno n’a jamais su rattraper son retard par rapport au nord du pays.
Un autre scénario est envisageable dans lequel la périphérie orientale et méditerranéenne de l’Union demeurerait durablement sous-développée. Il s’accompagnerait d’un exode des forces vives de ces pays vers un avenir meilleur en Allemagne ou dans d’autres pays d’Europe occidentale, comme on le constate depuis l’adhésion des pays de l’Est, qui se dépeuplent de façon dramatique (cf. Ivan Krastev, Le Destin de l’Europe, 2018). En suscitant 8 millions de réfugiés (20% de la population), la guerre en Ukraine a accéléré un processus qui avait déjà commencé.
L’Union européenne sera-t-elle suffisamment forte pour imposer à la longue des changements structurels profonds sur la question de l’état de droit ? Personne n’a la réponse. Il est possible qu’on doive revenir aux idées d’intégration à plusieurs vitesses, une zone euro plus intégrée devant se structurer au sein d’une Union européenne plus large qui ne pourrait pas appliquer ses politiques les plus ambitieuses (l’union monétaire, la zone Schengen sans contrôles aux frontières) à tous ses membres. Il est possible aussi qu’un renforcement des partis nationalistes partout en Europe finisse par mettre en péril toute la construction européenne.
L’effet sur la politique extérieure de l’Union
L’adhésion de l’Ukraine à l’UE consacrerait l’évolution que le politologue américain Zbigniew Brzezinski avait appelée de ses vœux (Le Grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde, 1997) : la consolidation d’une « colonne vertébrale géostratégique » incluant la France, l’Allemagne, la Pologne et l’Ukraine. Ce scénario est celui d’une unification de l’Europe contre la Russie, avec toutes les institutions européennes plus ou moins alignées géopolitiquement (UE, OTAN, Conseil de l’Europe, Communauté politique européenne lancée en 2022). La guerre en Ukraine a fait basculer l’Europe dans ce scénario et on ne voit pas bien aujourd’hui sur quelles bases on pourrait revenir au projet d’une architecture européenne de sécurité incluant la Russie.
Mais assurer durablement la sécurité de l’Ukraine dans un affrontement sans fin avec la Russie est un lourd défi. Comme l’a montré le récent sommet de Vilnius, il n’est pas évident d’élargir l’OTAN à l’Ukraine, un pays en guerre avec la Russie et partiellement occupé par elle, sans buter sur le dilemme de la garantie de l’article 5 (l’assistance dans le cadre de la défense collective) : ou bien cet article ne sera pas appliqué et sera démonétisé, ou il le sera et l’OTAN sera entraînée dans une guerre potentiellement nucléaire. L’UE n’a pas le même dilemme dans la mesure où sa propre clause de défense collective (article 42-7 TUE) n’a pas la portée opérationnelle de l’article 5 du traité de Washington : l’adhésion de Chypre, divisée, n’a d’ailleurs pas conduit à un conflit avec la Turquie.
Quelle que soit la solution apportée à la question des garanties de sécurité pour l’Ukraine (via l’OTAN, l’UE, ou par la voie de soutiens bilatéraux comme c’est le cas aujourd’hui), une UE élargie à l’Ukraine sera encore plus antirusse et devra davantage inscrire sa politique extérieure dans un cadre transatlantique et occidental, avec le risque que l’UE n’en ressorte pas plus autonome et plus capable d’affirmer des intérêts propres, notamment dans le rapport avec les Etats-Unis.
L’adhésion de l’Ukraine, et des autres pays actuellement candidats, pourrait donc conduire à une Union plus hétérogène dont l’unité serait tributaire de l’unité et de la force du cadre libéral occidental mené par les Etats-Unis et incarné notamment par l’OTAN. Si ce cadre devait s’affaiblir, y compris du fait d’évolutions outre-Atlantique, si les forces nationalistes centrifuges devaient continuer à se renforcer à l’intérieur de l’Union, le projet européen pourrait s’affaiblir dangereusement. Il n’en est que plus urgent et nécessaire de retrouver au cœur de l’Union un axe franco-allemand fort et moteur.
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