La nouvelle question allemande edit
Le traité d’Aix-la-Chapelle qui devait refonder la relation franco-allemande a été accueilli avec indifférence avant de susciter une étrange philippique de Sigmar Gabriel, mettant en cause la volonté hégémonique de la France. Quelques semaines auparavant l’AfD mettait à son ordre du jour le Dexit. Ce parti fondé sur la critique économique de l’euro et qui avait prospéré dans le rejet de la vague migratoire franchissait un nouveau pas en faisant de l’appartenance à la zone euro la source de tous les malheurs de l’Allemagne.
Au même moment Mme Merkel freine des quatre fers sur l’agenda de réforme dans la zone euro, enregistre les vetos sur le contrôle des investissements étrangers et sur les réallocations de migrants, se dispute avec Trump sans en tirer les conséquences en matière de budget de la Défense.
L’Allemagne de cette fin de règne apparaît tout à la fois sensible aux bouleversements géopolitiques et géoéconomiques, inerte en matière de politiques publiques européennes et de plus en plus divisée en interne. Cette Allemagne, à la fois dominante et indécise, est précisément le thème du dernier livre de Marcel Fratzscher The Germany Illusion.
Pour Fratzscher l’Allemagne vit une double illusion, celle de l’excellence de son modèle économique et social et celle d’une possible autonomie par rapport à l’UE : l’Allemagne prospérerait non grâce à l’Europe mais malgré elle !
Une réussite en trompe-l’œil
La première illusion est fondée sur une triple réussite… qui a un triple revers.
On assiste certes à un nouveau miracle économique allemand avec un taux de chômage aujourd’hui inférieur à 4% contre 12% en 2005, avec des excédents de commerce extérieur supérieurs à 8% du PIB alors qu’en 2000 l’Allemagne était l’homme malade de l’Europe, avec enfin un excédent budgétaire. L’Allemagne et la France qui avaient un niveau de dette sur PIB de 60% avant crise connaîtront en 2019/20 une situation contrastée : l’Allemagne aura effacé l’effet de la crise en revenant à 60% alors que la dette française aura crû de 40 points de PIB.
Mais ces succès ont leur revers. Le faible taux de chômage cache un marché dual où coexistent des emplois bien rémunérés dans l’industrie et des emplois précarisés et mal payés dans les services : en 2014 les 40% de salariés les moins payés gagnaient moins que dans les années 1990. La performance du commerce extérieur s’explique par l’appétit chinois pour les biens d’équipement… et les joyaux technologiques du Mittelstand subissent les premières acquisitions chinoises (Kuka Robotics). Enfin si le rétablissement des finances publiques est spectaculaire c’est au prix d’un sous-investissement dramatique, et d’une baisse du capital public net. La formation brute de capital fixe (FBCF) allemande est passée de 26% du PIB dans les années 1970 à 20% en 2017. Au total depuis 2000 l’Allemagne a connu une moindre croissance que l’Espagne et même la France, sa performance en matière de gains de productivité se dégrade et la mauvaise orientation de son épargne aboutit à des pertes significatives !
L’illusion de l’autonomie
La deuxième illusion de l’Allemagne c’est de croire que ses succès ne doivent rien à son environnement européen et tout à son génie national d’où l’idée d’une autosuffisance par rapport à l’Europe fondée sur une triple croyance largement partagée… mais qui est trois fois fausse selon Fratzscher.
L’Allemagne pourrait se passer de l’Europe parce que son extraversion économique la fait de moins en moins dépendre du marché européen et de plus en plus du vaste monde. La Chine est en 2017 son premier partenaire commercial, suivi des Pays-Bas, à cause de sa fonction portuaire, des États-Unis et de la France alors que cette dernière a été de 1975 à 2014 son premier partenaire commercial. De plus l’Allemagne réalise ses plus importants excédents commerciaux avec les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. Au total entre 2007 et 2017 la part de la zone euro dans les échanges allemands s’est réduite de 42 à 37% tandis que celle de l’UE hors zone Euro s’est accrue de 20 à 21%, celle de l’Amérique de 10 à 11% et celle de l’Asie de 14 à 18%.
Ce n’est donc pas par intérêt mais par esprit communautaire que l’Allemagne est venue au secours des pays en difficulté de l’Eurozone. Elle a été le plus gros contributeur aux plans de sauvetage des pays du Sud mais cette aide n’a pas été payée de retour : nul n’est venu à son aide lors du choc migratoire de 2015.
Pire, et contrairement aux attentes, la BCE ne fonctionne pas comme une Bundesbank bis. Un point de rupture aurait même été atteint avec l’OMT, ce programme de rachat de titres qui s’apparenterait davantage à un concours financier apporté à des pays en difficulté qu’à une opération monétaire légitime pour restaurer les canaux du crédit. En maintenant une politique accommodante alors que la croissance était de retour et pour éviter des tensions sur les banques et les dettes italiennes ou espagnoles, la BCE aurait condamné les épargnants allemands, friands de dépôts et de produits de taux, à une rémunération faible ou nulle de leur épargne.
Enfin, les projets de réforme européens (budget de la zone euro, FME ou union bancaire) sont autant de tentatives pour capter l’argent allemand, instaurer de fait une union de transferts, et écarter le principe de responsabilité au nom d’impératifs de solidarité.
Des croyances erronées mais puissantes
Ces représentations, rappelle Fratzscher, méconnaissent les appréciations des partenaires européens. Là où l’opinion allemande dénonce le manque de solidarité face au choc migratoire de 2015, les Grecs ou les Italiens peuvent rappeler le choc qu’ils ont eux même subi avant les Allemands lorsqu’à Lampedusa ou sur les îles grecques les flux de réfugiés débarquaient. À l’époque le gouvernement allemand ne fit pas preuve de beaucoup de solidarité et rappela les règles de la Convention de Dublin pour refuser de recevoir les migrants secondaires.
De même les Grecs qui connurent une amputation d’un quart de leur PIB, un appauvrissement dramatique de leurs retraités et un chômage des jeunes stratosphérique ne gardent pas le même souvenir que les Allemands des plans de sauvetage qu’ils eurent à subir. Non seulement la contribution de l’Allemagne n’excéda pas son poids économique mais de plus en différant la résolution du problème, en veillant à ce que le premier plan soit punitif pour guérir les Grecs de l’aléa moral et en imposant une politique d’austérité, l’Allemagne ne fit pas preuve d’une solidarité immédiate et spontanée.
L’idée que l’appartenance à la zone euro est un coût ne pouvait que faire prospérer l’illusion d’une Allemagne autonome. Cette idée fut poussée jusqu’à ses limites par des économistes eurosceptiques comme Bernde Lucke qui ne cessèrent de contester les décisions de la BCE auprès de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe et finirent par ouvrir la voie au dexit prôné par l’AfD.
L’inquiétant dans ces croyances fortement ancrées est qu’elles finissent par avoir une force matérielle. L’idée qu’on en veut à son argent, que ses partenaires veulent une union de transferts pour se défausser de leurs responsabilités comme l’idée que l’Allemagne aide mais n’est pas payée de retour sont terribles car non seulement ces représentations sont distordues et fondées sur un mauvais diagnostic mais de plus elles informent des politiques qui aggravent la situation.
La conséquence de la double illusion est que toute poussée de l’intégration est inutile et coûteuse. Inutile car il suffirait d’adopter le comportement vertueux des politiques allemands et mener de courageuses réformes structurelles pour régler tous les problèmes. Coûteuse car toute intégration passe par des transferts supplémentaires.
Tout se passe comme si la construction européenne n’apportait rien à l’Allemagne, était une source de tracas et de coûts et une perte de maîtrise partielle sans bénéfices associés.
Or comme le rappelle Fratzscher, l’Allemagne a incontestablement bénéficié de l’intégration européenne, au plan commercial, avec l’institution du marché unique puis avec l’élargissement et enfin l’adoption de l’euro. Disposer d’un marché unifié et régulé de 550 millions de consommateurs lorsqu’on est une puissance manufacturière et que les effets d’agglomération et de polarisation jouent en votre faveur est un immense avantage. Disposer à vos portes d’un hinterland industriel pacifié et développé grâce aux fonds communautaires est un autre avantage majeur. Offrir à son Mittelstand un vaste espace d’expansion sans risque de change est un autre atout. L’Europe unie est à la fois une base domestique puissante et un formidable tremplin pour la conquête des marchés extérieurs. L’extraversion de l’économie allemande s’est faite à partir de l’Europe, grâce au multiplicateur de puissance européen. C’est l’Europe qui négocie les accords commerciaux à l’OMC et ailleurs. Si l’Allemagne est une puissance industrielle majeure son poids est accru par l’Europe et sa voix porte ainsi plus loin.
Que faire?
Marcel Fratzscher, si convaincant dans le corps de son ouvrage, cède comme tout auteur à la tentation des listes de prescription. Certes il faudrait achever l’Union bancaire, aller vers l’union des marchés de capitaux, réformer Dublin, réorienter l’effort budgétaire vers les dépenses d’avenir, être intransigeant sur nos valeurs face aux démocraties illibérales, construire une réponse commerciale et technologique face à la Chine , élargir le rôle international de l’Euro. C’est dans le meilleur intérêt de l’Allemagne et de l’Europe. Encore faut-il que la pédagogie de l’Europe soit faite, notamment en Allemagne. Si l’Europe veut répondre aux défis de l’heure tant en matière industrielle que de Défense, si elle veut éviter les crises existentielles périodiques, alors elle ne pourra pas éviter un retour aux fondamentaux.
C’est sans doute dans la réponse aux défis sino-américain, commerciaux, industriels, stratégiques, que réside le cœur du nouveau compromis historique à construire. Que faire face au retrait américain et au risque d’évidemment de l’OTAN ? Que faire face aux attaques répétées contre l’ordre commercial multilatéral ? Que faire face aux promesses d’hégémonie technologique chinoise ? Des réponses à ces défis dépendront les solutions aux problèmes domestiques européens. C’est parce que nous serons d’accord sur les réponses à apporter aux bouleversements géopolitiques et géoéconomiques que nous trouverons la force de régler nos problèmes domestiques.
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