Comment peuvent mourir les démocraties: la tentative trumpiste edit
La tentative désespérée de Donald Trump et de sa clique pour tenter d’inverser le résultat de l’élection présidentielle américaine pourrait être considérée comme un combat d’arrière-garde ne pouvant que retarder l’officialisation de l’élection de Joe Biden. Ce dernier a remporté largement cette élection, devançant de six millions de voix son concurrent et obtenant une large majorité des sièges au Collège électoral, 306 contre 232. L’état de Géorgie vient de certifier ses résultats et il est très probable que lundi, ceux du Michigan et de Pennsylvanie feront de même malgré les manœuvres d’intimidation de Trump, exercées souvent sur des membres du parti républicain dans les états qu’il dirige. Les nombreux recours déposés par les trumpistes ont été rejetés, ceux-ci n’ayant nulle part été capables de fonder leurs réclamations sur des preuves tangibles. Les autres juristes du président s’étant retirés, ils en ont été réduits à dénoncer, par la voix de Rudy Giuliani, au cours d’une conférence de presse tenue dans les locaux du Comité national républicain, le 19 novembre, une gigantesque conspiration nationale et internationale (incluant Hugo Chavez et Nicolas Maduro mais aussi Cuba et la Chine) qui aurait réussi à falsifier de manière massive les résultats d’une élection que, selon eux, Trump a largement remportée.
Le pathétique le disputait au grotesque dans la dénonciation de ce vaste complot. Christopher Krebs, le directeur de la Security and Infrastructure Security Agency of the Department of Homeland Security, qui avait déclaré que ces élections avaient été les plus sûres de l’histoire des États-Unis et avait été sur le champ démis de ses fonctions sur ordre du président, estime que « cette conférence de presse était la plus dangereuse et peut être la plus folle de l’histoire de la TV américaine ».
Dans cette situation, le mur républicain se fissure même si la grande majorité des sénateurs garde le silence ou soutient encore les accusations du Président. Le sénateur du Tennessee, Lamar Alexander, a appelé Trump à lancer le processus de la transition. Or ce sénateur est proche de Mitch McConnell, le chef de la majorité sénatoriale républicaine. D’autres suivent. Il semble que le processus de dislocation du système Trump soit à l’œuvre. Le même mouvement se produit dans le monde des affaires, les chefs des grandes entreprises prenant contact avec Biden les uns après les autres pour préparer la transition. Dans les médias, le lâchage du président par son grand allié, Rupert Murdoch, propriétaire de Fox News et du Wall Street Journal, entre autres, va dans le même sens. Enfin, une nette majorité des électeurs (Pew Research Center) considère que Biden est le nouveau président (57%) et 59% d’entre eux estiment que l’élection s’est bien déroulée (94% des électeurs de Biden mais aussi 21% des électeurs de Trump). Enfin, 72% des électeurs de Trump estiment que leur vote a bien été pris en compte.
Dans ces conditions, on pourrait être tentés, alors que l’arrivée à la Maison Blanche de Biden paraît quasiment certaine, de relativiser le danger que représente l’incroyable liberté que prennent les trumpistes avec les faits, les règles et les réalités observés. Après tout, les campagnes dans les réseaux sociaux, les procédures devant les tribunaux, si elles ralentissent le processus de transition, ne remettent pas en cause l’intégrité du scrutin ; les digues tiennent. Dès lors, au lieu de monter aux extrêmes en invoquant les risques pour la démocratie américaine elle-même, ne conviendrait-il pas plutôt d’interpréter ces gesticulations comme un moyen pour Trump de cimenter son contrôle sur l’opinion républicaine, de lever des fonds pour sa défense voire de créer l’embryon d’un mouvement qui le portera à la présidence en 2024, sachant qu’il ne pourra éviter l’inévitable ? Bref un moyen de durer après son départ de la Maison Blanche ? Nous ne le pensons pas, pour de multiples raisons.
Une tentative de coup d’État
Trump n’a pas seulement refusé de reconnaître sa défaite, prétendant qu’il avait largement remporté une victoire que les démocrates lui ont volé, il a tenté d’inverser les résultats en tentant ce qui s’apparente à coup d’Etat visant à annuler les résultats du vote démocratique. Une telle tentative, digne des républiques bananières, n’a aucun précédent dans l’histoire de la République américaine. En tentant de bloquer le processus de certification des votes dans des états clés, Trump a cherché à invalider le vote populaire, à inverser les décisions de justice pour y substituer un vote en sa faveur de grands électeurs non élus et désignés par les autorités républicaines des états disputés. Les républicains dans les états dont il conteste les résultats ont été ainsi invités à choisir des grands électeurs qui ne rapporteraient pas au Collège électoral le vote populaire mais un vote en faveur du président sortant. Dans le Michigan, cette tentative a présenté un caractère racial puisqu’on a cherché à annuler les votes de Detroit réputés noirs et à valider ceux de la périphérie, réputés blancs. Les pro-Trump n’ont reculé que devant l’avalanche de protestations et de menaces. Des dirigeants républicains avaient soutenu cette tentative et Trump avait tweeté « Flip Michigan back to TRUMP ». « La démocratie américaine a craqué la nuit dernière mais n’a pas rompu », a répliqué le maire de Detroit, Mike Duggan. Trump « mine l’essence de la démocratie qui est : vous allez aux urnes, vous votez, et le peuple a decidé, a ajouté le leader démocrate Steny Hoyer.
Cette tentative, même si elle est près d’échouer, a pour conséquence grave de conforter l’idée chez les électeurs de Trump que le processus électoral est vicié puisque les démocrates lui ont volé sa victoire. Ce qui entraîne une perte de confiance dans la démocratie elle-même et incite ces électeurs à ne plus respecter les règles démocratiques. Sans un accord minimum des deux partis sur les règles du jeu à respecter, c’est le système démocratique lui-même qui est gravement affaibli.
Le règne de l’intimidation
Profitant de sa position Trump dans cette période a usé essentiellement, comme tout apprenti-dictateur, de l’intimidation à l’égard des responsables républicains eux-mêmes. S’agissant du Michigan, Trump a fait pression directement sur les représentants et les membres républicains du Wayne County Board pour qu’ils refusent la certification des élections. Il a convoqué deux représentants à la Maison Blanche afin qu’ils subvertissent les élections, qui n’ont pas cédé cependant.
En Géorgie, où les élections sénatoriales restent très disputées, le sénateur Perdue a revendiqué la victoire, dénoncé les défaillances du vote et réclamé la démission de Brad Raffensperger, le secrétaire d’Etat (l’équivalent du ministre de l’Intérieur de cet état, en charge du bon déroulement des élections, donc). Ce républicain a fait montre de courage et après un recomptage manuel des votes, la victoire de Biden a été certifiée. Comme nous l’avons vu, Christopher Krebs, un républicain chargé de la cybersécutité de l’élection, été évincé après avoir déclaré que l’élection s’était déroulée normalement. Katie Hobbs, d’Arizona, a dénoncé pour sa part une escalade dans les menaces de violences. Quant à Emily Murphy, responsable de la General Services Administration, elle a refusé de déclarer Biden le « vainqueur présumé » comme l’exige la loi pour initier le processus de transition, mettant ainsi en péril le bon exercice du pouvoir. Craignant les foudres de Trump, voire son éviction immediate si elle venait à lui déplaire, Emily Murphy a déclaré qu’elle se tenait prête à reconnaitre l’élection de Biden mais que la confirmation pouvait prendre des semaines. Comme l’écrit Timothy Egan dans le New York Times, le dépouillement des votes qui d’ordinaire est un travail routinier est en passe de devenir une tâche périlleuse, un risque mortel. Cette entreprise de corruption et de perversion des responsables, la plupart républicains, ne peut que créer dans ce parti une atmosphère de peur et de malaise.
La lâcheté ou la complicité de la plupart des responsables républicains
Si de nombreux responsables républicains ont agi, ou plutôt refusé d’agir, sous l’emprise de la peur, la plupart, notamment les membres du Congrès ont agi par calcul ou lâcheté. Le premier d’entre eux, celui qui aurait dû défendre les institutions, Mitch McConnell, le chef de la majorité sénatoriale, sans reprendre l’antienne trumpienne de l’élection volée a néanmoins soutenu la légitimité des multiples recours de Trump et de ses affidés. Jennifer Rubin écrit dans le Washington Post : « Le spectacle qui se déroule a ceci de terrifiant qu’il disqualifie complétement un parti républicain lâche et détaché des réalités et laisse sur la scène politique un seul parti rationnel et en étant de marche, le parti démocrate. » La stupéfiante performance de Giuliani a été réalisée dans les locaux du Republican National Committee. Le parti républicain a failli. Nul doute que cet épisode pèsera lourd dans l’évolution de ce parti et ne pourra manquer d’y provoquer des tensions voire des ruptures. Sur quelles valeurs ses candidats feront-ils campagne dans l’avenir ? Comment les conditions nécessaires à un bon fonctionnement de la démocratie pourront-elles être remplies ? Comment les républicains pourront-ils établir une relation avec le nouveau président de nature à permettre au nouveau pouvoir de gouverner dans de bonnes conditions alors qu’ils auront laissé se développer une atmosphère de guerre civile et auront systématiquement miné les conditions d’un débat politique éclairant pour les électeurs à coups de fake news, de campagnes de dénigrement systématique des concurrents, de vols de données, d’exposition sur les réseaux sociaux de thèses complotistes véhiculées avec complaisance ? Sur un fond de profondes divisions cette stratégie a aggravé les clivages, armé les oppositions et délégitimé le Président élu. Ce faisant, les trumpistes garantissent que des millions d’Américains verront en Biden un président illégitime, resteront persuadés que les institutions sont corrompues et que la démocratie n’a pas fonctionné. Et qui nous préservera alors, dans ce climat de divisions exacerbées, de perte de confiance et de haine et de perversion de l’idéal démocratique, de l’apparition d’un autre apprenti dictateur, après Trump, ce dernier lui ayant livré les clés de la prise de pouvoir : l’assujettissement du parti, le contrôle de l’agenda des media, des minorités fanatisées, des hiérarques tétanisés, des pressions ouvertes exercées sur les responsables administratifs, l’interprétation fantaisiste de dispositions de la Constitution ? L’héritage de Trump sera délétère car l’adhésion aux valeurs de base de la démocratie aura été terriblement affaiblie. Y aura-t-il un retour en arrière possible ?
Mais une lecture plus optimiste de la séquence d’événements décrits ici est encore possible. Après tout l’élection a eu lieu alors qu’on pouvait craindre des attaques de bureaux de vote et des actes de violence le jour de l’élection. Les suprématistes blancs que les télévisions nous avaient montrés armés jusqu’aux dents ne sont guère sortis de leurs tanières. La dénonciation par avance du caractère frauduleux d’une élection qui ne verrait pas Trump réélu a fait long feu malgré les armées d’avocats mobilisés. Les responsables politiques et administratifs locaux ont veillé dans l’ensemble au respect du vote exprimé même si çà et là des recomptages ont eu lieu : le vote n’a été ni interrompu ni annulé pour plaire à Trump. Enfin la tentative d’inverser le cours de l’élection en désignant des grands électeurs fidèles à Trump est en train de faire long feu. Si cette crise a confirmé la violence qui sourd dans la politique américaine, si elle a réactivé la question raciale, si elle a affaibli le consensus démocratique, elle n’a pas eu raison des fondamentaux de l’ordre légal.
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