Dialogue social: entre Macron et les salariés, un profond décalage? edit
Alors même que se dessinent de nouvelles réformes sociales (retraites, chômage), le Baromètre annuel du dialogue social du CEVIPOF, dont la première édition est parue en juin dernier, met en relief le décalage qui existe entre Emmanuel Macron et les salariés[1]. Dans ce contexte, un trait plus particulier se dégage à savoir la politique sociale de l’Exécutif qui s’inspire d’un réel libéralisme économique doublé par la conviction qu’en matière de réformes, l’intervention de l’Etat doit être affirmée avec force.
De prime abord, la politique sociale du gouvernement est rejetée par les salariés interrogés par l’enquête du CEVIPOF du moins si l’on considère la réforme du Code du travail, l’une des réformes emblématiques du quinquennat présent. Parmi eux, une large majorité – 61% – estime que « celle-ci ne va pas dans le bon sens ». D’où les oppositions syndicales ou politiques à cette réforme qui selon elles, remet en cause le droit du travail en donnant la primauté à la négociation d’entreprise face à d’autres niveaux d’élaboration des règles (la branche ou l’Assemblée nationale). Ou qui y voient plus simplement l’extinction de « l’ordre public social » issu de la Libération.
Pourtant, les résultats du Baromètre du CEVIPOF montrent qu’en l’occurrence, la situation est plus complexe. Ce n’est pas tant la mise en cause du modèle social français traditionnellement fondé sur l’hégémonie du droit et de l’Etat qui est ici visée. Dans les faits, les salariés ne rejettent nullement les initiatives de l’exécutif lorsqu’elles impliquent une décentralisation de la négociation collective et de la production des normes sociales. Ils approuvent de telles évolutions qui furent amorcées dès les lois Fillon, assumées par la loi Travail (2016) et renforcées lors des « ordonnances Macron » en 2017. À la question de savoir quel niveau de négociation privilégier pour répondre aux attentes du monde du travail, ils sont ainsi 52% à opter en faveur de la négociation d’entreprise, les scores les plus élevés concernant les non cadres ou ceux qui exercent dans des PME ou des ETI (entreprises de taille intermédiaire). Loin derrière se situent les salariés qui souhaitent favoriser la négociation au niveau des branches (32%). Et plus loin encore, ceux qui veulent toujours privilégier l’État et le Code du travail : 16%.
Dès lors, le rejet majoritaire des ordonnances sur le Code du travail mis en relief par le Baromètre du CEVIPOF prend un autre sens surtout si on le rapporte à d’autres données. Il ne signifie pas forcément le refus des réformes conduites pour définir de nouvelles bases au dialogue social. Mais plutôt un doute sur les capacités de l’État à bien piloter les évolutions nécessaires notamment lorsqu’elles sont comparées à celles de la négociation collective. Simple exemple, 60% des interrogés se disent en désaccord avec la proposition qui consiste à considérer la loi et les ordonnances plus efficaces que la négociation collective pour mener à bien les réformes – 40% étant d’un avis contraire. Ce positionnement majoritaire des salariés contre l’interventionnisme de l’État s’avère d’autant plus fort qu’il se prolonge au-delà de la négociation collective à d’autres niveaux comme celui des rapports entre l’État, l’entreprise et plus généralement l’économie. Ainsi, 59% des salariés pensent que « l’État doit faire confiance aux entreprises et leur donner plus de liberté ». À l’inverse, 41% parmi lesquels des salariés se disant proches de la gauche de la gauche (PC, Front de gauche, extrême-gauche) souhaitent que l’Etat maintienne son contrôle sur les entreprises et « les règlemente plus étroitement ».
En fait, plus qu’un rejet des réformes mettant en question le modèle français, on constate que l’opposition aux « ordonnances Macron » rejoint une réalité de plus en plus massive : il s’agit de la défiance qu’exprime une majorité de salariés à l’égard du politique, une défiance que l’on retrouve par ailleurs au niveau de l’ensemble des Français comme le montre depuis de longues années, un autre Baromètre initié par le CEVIPOF depuis près de 10 ans, celui sur la confiance politique.
On le voit, la récente enquête du CEVIPOF pose à l’évidence de nouvelles questions par rapport à de nombreux commentaires parfois convenus ou dictés par des considérations partisanes ou idéologiques. Mais pour aller plus loin, il faut observer qu’elle renvoie aussi à un fait de plus en plus souligné aujourd’hui à savoir la crise du politique, et pour cause. Il s’agit d’une crise qui interpelle à sa manière, l’univers de la démocratie sociale et l’opinion des salariés face à l’Etat tel qu’il s’incarne aujourd’hui, dans l’exécutif.
Par crise du politique, on peut entendre en effet une dégradation de la démocratie représentative et plus précisément de la relation gouvernés-gouvernants. Par effet de miroir, elle touche au modèle de démocratie sociale né des journées révolutionnaires de février 1848 et institutionnalisé par le Conseil national de la résistance qui revendiquait la mise en place d’une démocratie économique et sociale. Aujourd’hui, la démocratie sociale s’efface de plus en plus au profit du concept de dialogue social pour mieux résumer les rapports sociaux entre Etat, employeurs et salariés. D’une vision originelle ancrée dans le conflit ou le rapport de force et de classes, la démocratie sociale a laissé place à une nouvelle forme de régulation dans laquelle le compromis, le « donnant-donnant », et la négociation se sont imposés non sans heurts. Ainsi la dépréciation de la notion de démocratie sociale correspond-elle à la dégradation de la démocratie représentative ou à la mise en cause des systèmes de représentation ou de délégation plus ou moins centralisée. Il n’est pas donc pas surprenant qu’une majorité de salariés privilégie face à la branche ou à l’Etat, la voie de la décentralisation dans les négociations, c’est-à-dire au niveau le plus bas, celui de l’entreprise. C’est la fameuse « inversion de la hiérarchie des normes ». Mais il n’est pas non plus surprenant qu’elle exprime dans le même temps une certaine défiance à l’égard des syndicats et ceci malgré le rôle que jouent ces derniers au sein de l’entreprise et dans les accords locaux. Dans les faits, une minorité de salariés - 35% expriment leur confiance dans les syndicats, 65% étant d’un avis contraire. Outre de nombreuses raisons, la crise du politique et des systèmes de représentation (ou de délégation) semble jouer ici un rôle évident : en effet, alors qu’ils se défient de l’Etat et du politique, de nombreux salariés -53%- estiment que les syndicats sont trop politisés. Conséquence de cet état de fait ? 30% seulement d’entre eux les considèrent comme « efficaces ». En définitive, le paradoxe précédemment souligné entre une adhésion à un cadre de négociations décentralisées et le rejet de la réforme du code du travail traduit avant tout une réelle défiance à l’égard des diverses formes de représentativité – la représentativité politique comme celle des syndicats.
Par-delà, le rapport qu’elle entretient à l’univers des entreprises et aux syndicats, la crise du politique ou de la représentativité implique des évolutions notables de l’opinion ou du monde du travail qui impactent en profondeur l’actualité des réformes voulues par le gouvernement mais aussi, l’image de l’Etat qu’incarne Emmanuel Macron, pour en revenir à lui. Longtemps, ce que certains nommaient la « demande d’Etat » ou la « demande d’un Etat toujours plus interventionniste » restait vivace parmi les Français. Aujourd’hui, cette demande semble avoir beaucoup perdu de sa vigueur et c’est peut-être ce qui explique le décalage entre les salariés et Emmanuel Macron dont la politique conjugue une approche libérale certes mais fortement encadrée par une action politique qui renoue avec une vision très gaullienne de l’Etat. Pour le chef de l’exécutif, un constat semble en effet incontournable : l’urgence des réformes sociales face au retard pris par la France dans le contexte européen. D’où une exigence : pour conduire les réformes de façon efficace, l’intervention de l’Etat doit se situer au-dessus d’un dialogue social qui, à la recherche incessante de compromis, ne peut pas par définition s’inscrire dans le « tout-urgence ». Mais on le sait, ce volontarisme affirmé par l’exécutif se heurte désormais à un obstacle d’importance : au regard de nombreux salariés, l’Etat apparaît de moins en moins efficace. Aux ordonnances et à la loi, ils préfèrent la négociation et le contrat. Macron en aurait-il pris conscience, lui qui dans son discours devant le Congrès en juillet dernier, affirmait que la France devait instituer une « République contractuelle » ? Propos de tribune ou conviction profonde ? Une affaire à suivre, assurément.
[1]. Baromètre annuel du dialogue social du CEVIPOF, réalisée du 21 au 25 mai 2018 (IPSOS, en partenariat avec l’association Dialogues et l’Executive Master Dialogue social et stratégie d’entreprise, Sciences Po). L’échantillon d’enquête (1650 personnes) était uniquement composé de salariés (cadres et non cadres, syndiqués et non syndiqués) exerçant dans des entreprises de taille et de statut distincts (des PME aux grandes entreprises, secteurs privé et nationalisé).
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