L’équation nucléaire européenne edit
La décision de l’Allemagne et de la Suisse de sortir du nucléaire et celle de l’Italie de renvoyer sine die ses projets de relance auront cinq effets sur l’économie électrique européenne. 1/ La France devient le hub nucléaire de l’Europe et un exportateur majeur. 2/ À l’inverse, les pays sortant du nucléaire et qui misent sur les énergies renouvelables vont accroître leurs importations d’énergie nucléaire ne serait-ce que pour sécuriser les sources intermittentes de production d’énergie (éoliennes, solaire). 3/ L’Europe renonce à tout projet d’indépendance énergétique, sa dépendance notamment au gaz russe et au charbon vont se renforcer. 4/ Le prix de l’énergie va partout s’élever pour les consommateurs finaux. 5/ Les investissements dans les réseaux transfrontaliers de transport d’électricité vont devoir être sensiblement accrus. Est-il besoin d’ajouter que les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre seront beaucoup plus difficiles à atteindre ? Voyons comment le drame nucléaire japonais rend probables les évolutions annoncées ici.
L’accident de Fukushima présente une singularité. Il n’a pas eu pour effet de remettre en cause les réglementations de sécurité, les conditions de fonctionnement des centrales, les insuffisances techniques ou humaines comme dans un accident d’avion ou une marée noire, mais d’emblée l’existence même de la génération électrique d’origine nucléaire. Une observation même superficielle du cas japonais montre que nombre de centrales ont été construites dans des zones de forte sismicité, que le régulateur était capturé par les régulés, que le parc était géré par une dizaine d’exploitants qui avaient sous-traité l’ingénierie aux constructeurs, que des incidents multiples avaient été dissimulés… Et pourtant la Suisse a décidé de sortir du nucléaire, l’Allemagne d’accélérer sa sortie (dont le principe a été décidé en 2002), l’Italie a décidé qu’il était urgent de différer tout retour au nucléaire et en France, pays dont on vantait l’excellence industrielle, la fiabilité du parc en exploitation et la qualité de la régulation, il devient raisonnable d’envisager une sortie du nucléaire.
Un accident nucléaire de cette ampleur sème l‘effroi, car on mesure mal les effets de l’exposition aux radiations, on ne peut accepter que des régions entières deviennent interdites, que des populations soient bannies de leurs demeures. Raison de plus pour bien analyser ce qui s’est passé, faire la part de l’impensé (le tsunami avec des vagues d’un niveau jamais envisagé), des failles du système technique, des manquements de la régulation et des faiblesses de la coordination entre instances publiques, des erreurs humaines dans la gestion de la crise etc. Le retour d’expérience est capital, de même que les stratégies de remédiation pour récupérer les territoires abandonnés aujourd’hui du fait de leur degré d’irradiation (le territoire interdit comporte des taches de léopard à forte irradiation mais qu’on peut traiter). On pourra ainsi s’interdire à l’avenir de construire dans des zones à fort risque géologique et politique, renforcer la sécurité et sans doute inventer des mécanismes multilatéraux de contrôle et de partage d’expérience.
La France, la Chine, le Royaume-Uni, les États-unis ne sortiront pas du nucléaire : c’est pourquoi il est si important de tirer les bons enseignements du drame japonais. Ils ne le feront pas car le passage à un mix charbon-gaz-renouvelable a un coût prohibitif, il accroît la dépendance à l’égard des producteurs de gaz et de charbon et rend impossible l’atteinte des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ils ne le feront pas car la fiabilisation des systèmes nucléaires existants améliore le taux de disponibilité et permet de livrer une énergie compétitive. Ils savent par ailleurs que les ressources en énergie fossile sont en voie d’épuisement. Faut-il rappeler les données économiques de base : le nucléaire amorti français avec les investissements de mise à niveau revient aujourd’hui à 45 € le MWh, l’éolien terrestre à 80 € le MWh, l’éolien offshore entre 120 et 150 € le MWh, le solaire photovoltaïque plus de 200 € le MWh. De plus les énergies renouvelables doivent nécessairement être combinées avec une base énergétique carbonée ou nucléaire pour parer à leur intermittence.
Pourquoi donc l’Allemagne prend-elle ce chemin ? L'Allemagne accepte aujourd’hui déjà de payer son électricité deux fois plus cher que la France. Ses dirigeants savent que le tout renouvelable est une chimère technique et financière (il s’agit d’une énergie intermittente). De fait ils ont renoncé à toute idée d’indépendance énergétique et choisi, sans l’annoncer, d’accroître leurs importations d’électricité nucléaire française. Pour les Allemands, l’aversion au risque invisible immédiat et de proximité est maximale, à l’inverse ils préfèrent ignorer les coûts économiques et écologiques de long terme de leur choix en faveur du charbon et du gaz tout en acceptant de consommer le nucléaire produit par le voisin.
Mais on pourra nous objecter que le MWh le moins cher est celui qui n’est pas consommé, c’est le « negawatt », la solution est donc dans les économies d’énergie. L’Allemagne et la Suisse ont décidé de faire de grands efforts et il faudrait assurément qu’on en fasse autant ailleurs. Mais là aussi il ne faut pas oublier les données de base. En matière d’habitat seules les constructions neuves se prêtent aisément à des solutions énergétiques efficaces. En rénovation c’est 1% du parc qui est concerné chaque année et là les solutions sont coûteuses, compliquées (du fait de la relation propriétaire-locataire) et requièrent la construction d’une filière de la rénovation. Lutter contre le gaspillage d’une ressource rare coûteuse et polluante est une nécessité, investir dans le renouvelable aussi, simplement il ne faut pas en attendre des effets de la magnitude causée par la sortie du nucléaire.
Les choix allemand, suisse et italien d’un côté, britannique et français de l’autre, rendent nécessaire un renforcement des interconnexions électriques aux frontières et de lourds investissements dans les réseaux de transport et de distribution. Ainsi par une ruse de l’histoire, l’Europe de l’énergie va se faire non par la voie politique de l’accord raisonné, mais par l’effet mécanique de décisions nationales prises sous l’empire de l’émotion différentielle des populations.
Le référendum pour la sortie du nucléaire comme le vote de motions unanimes de conseils municipaux ne contribuent donc en rien à une décision éclairée : le choix pour la fourniture en base d’électricité dans les pays européens est entre des solutions carbonées qui aggravent les émissions de gaz à effet de serre et des solutions nucléaires qui inquiètent une fraction grandissante des populations. On peut limiter dans le mix énergétique le poids de ces solutions à base d’énergie fossile ou de nucléaire en recourant aux renouvelables et aux économies d’énergie mais pour des compléments, pas pour une substitution intégrale.
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