François Hollande: du Royaume à l’Exil edit
François Hollande fait à la fois l’objet d’une contestation virulente de l’opposition et d’une désaffection en profondeur de l’opinion. Le remarquable ouvrage que Gérard Grunberg vient de publier sur les socialistes français et les institutions politiques (1) permet toutefois d’éclairer un aspect moins visible mais tout aussi fondamental des tribulations de l’actuel Président de la République : l’incompatibilité du projet politique dont il est potentiellement porteur et de l’héritage institutionnel du parti dont il est issu, parti dont il a été de longues années le Premier Secrétaire avant d’en devenir le candidat victorieux à l’élection présidentielle de 2012.
Au risque d’être quelque peu schématique, on rappellera que Gérard Grunberg décrit le malentendu structurel du parti socialiste et des régimes républicains qui se sont succédé en France depuis plus de deux siècles comme l’aboutissement d’un triple porte-à-faux : le porte-à-faux initial d’un régime républicain enfanté dans la violence le 10 août 1792 et doublement marqué dans ses origines par la rupture durable de l’ordre constitutionnel et par la mise en tutelle du régime représentatif par le peuple parisien ; le porte-à-faux généré par une progressive adhésion au marxisme, qui rend théoriquement insoluble le compromis entre la sacralisation historique d’un groupe particulier, la classe ouvrière, et le pluralisme des intérêts légitimes et des partis qui les représentent ; le porte-à-faux institué par le gaullisme entre la quasi-présidentialisation du régime républicain en 1962 et le respect formel de l’institution parlementaire à laquelle la SFIO avait fini par s’habituer et avec laquelle elle avait trouvé un compromis qu’on peut qualifier de « radical-socialiste » au sens propre du terme, compromis qui faisait du chef du gouvernement, président du Conseil ou Premier ministre, à la fois le mandataire du parti, le chef de l’exécutif et le contrôleur général du respect de la ligne par les élus du suffrage universel.
Aujourd’hui, François Hollande porte ce triple héritage comme autant de croix douloureuses. Chacun de ces porte-à-faux pose, à sa manière, un problème redoutable au président de la République. La tension entre représentants et représentés, reconvertie de longue date par l’oligarchie de la bureaucratie socialiste en une mise en tutelle permanente des élus par l’appareil est une constante de l’histoire du socialisme de France et n’a cessé d’empoisonner la vie des Jaurès, Blum ou Ramadier, confrontés, de Jules Guesde à Guy Mollet, à la surenchère institutionnalisée des maîtres du parti. Remarquons toutefois que le virus initial a quelque peu muté ces dernières années : la fiction du rapport heureux entre l’authenticité socialiste et l’autorité de l’appareil a, sans doute définitivement, volé en éclats, précisément sous le magistère partisan de François Hollande. A l’occasion du referendum sur le Traité constitutionnel européen de 2005, on a vu la direction du parti et la majorité de ses militants sévèrement désavouées par une majorité du « peuple de gauche ». En 2007, Ségolène Royal avait opéré un véritable retour aux sources : à la faveur d’une popularité inscrite dans les sondages, elle avait su mener à bien une puissante OPA sur le parti, élus et militants confondus, en brandissant l’étendard gaucho-bonapartiste de la démocratie participative.
Les efforts menés par François Hollande lors de sa campagne présidentielle, en vue de casser l’unité du front “ noniste ” ont assurément été couronnés de succès mais se sont déployés dans un paysage profondément bouleversé : désormais entre l’appareil d’Etat et les citoyens de gauche, la direction du parti a du mal à s’interposer. Ce sont les citoyens qui choisissent les candidats dans le cadre d’élections primaires ouvertes et, comme depuis 1962, c’est le Président de la République qui détermine la ligne gouvernementale, le parti ressemble à un champ clos investi de l’extérieur par une base remuante et par un chef d’Etat indépendant plus qu’à un véritable lieu de pouvoir. De plus, les militants d’hier se sont, à la faveur de la décentralisation, ancrés dans les territoires et professionnalisés. Ce que les Américains nomment des « staffers » ont pris la place des idéologues d’hie : ils peuplent les collectivités territoriales, dominent les Congrès, bivouaquent dans les cabinets ministériels. Le parti de la modération n’y a pas gagné pour autant : tout se passe comme si le contrôle idéologique sur les élus s’accompagnait d’une dissémination de l’ancien pouvoir du Secrétariat, dissémination propre à la surenchère qui tend à couper les ministres de leur administration, à alimenter la machine à couacs et à générer confusion des objectifs, improvisation des initiatives, contradiction et précarité des décisions. Du coup, le Premier Secrétaire ressemble de plus en plus, pour reprendre une citation de Charles Perrault qu’affectionnait Georges Pompidou, à « l’ombre d’un cocher brossant l’ombre d’un carrosse avec l’ombre d’une brosse ». Le pouvoir présidentiel n’a rien gagné à cette dilution du pouvoir partisan qui le laisse en vérité sans prise sur une assemblée dont personne ne gère vraiment les humeurs et les dérives.
Le deuxième porte-à-faux, celui qui oppose historiquement la sacralisation d’une classe sociale et la légitimité du pluralisme, continue de peser lourd sur les orientations de la gauche. Il exerce sur les choix stratégiques de François Hollande une véritable censure. Il y a certes beau temps que le PS n’est plus le parti de la classe ouvrière et il est difficile de considérer la petite bourgeoisie de la fonction publique comme la catégorie sociale rédemptrice qui conduira l’humanité aux rives enchantées de la fin de l’Histoire. Le regretté Olivier Ferrand avait d’ailleurs cru possible de tirer des conclusions sacrilèges de ce constat en recommandant au Parti socialiste de se vouer à la représentation des classes moyennes salariées plus qu’à celles des catégories populaires. Il reste que les idées et les représentations ont la vie dure et que l’identification originelle de la famille socialiste à la classe ouvrière, telle qu’elle a été analysée par Gérard Grunberg et Alain Bergougnioux dans deux ouvrages antérieurs, détermine très largement une représentation manichéenne de la vie politique, représentation largement fantasmatique mais qui exerce sur les dirigeants socialistes actuels, et notamment sur le premier d’entre eux, une dictature normative à ce jour non remise en cause. La séparation entre les partis de gauche et ceux du centre et de la droite demeure encore aujourd’hui d’essence quasi religieuse. Elle sous-tend le mythe de l’ « Union de la gauche », c’est–à-dire l’étrange idée qu’il y aurait d’Olivier Besancenot à Jean-Michel Baylet en passant par Jean-Luc Mélanchon, Michel Rocard et Pascal Lamy, un arc politique de solidarité fondé sur des valeurs partagées et une approche gouvernementale structurellement convergente, solidarité, valeurs et approche qui sépareraient, comme un gouffre métaphysique et moral, une gauche sacralisée d’un centre et d’une droite diabolisés. La gauche française a le monopole européen d’une représentation aussi métaphysique de la coupure droite-gauche. Partout ailleurs, le clivage dominant est d’ordre gouvernemental et sépare ceux qui acceptent le capitalisme, la globalisation et l’Europe (fût-ce avec d’énormes différences qui alimentent les différences partisanes et compliquent la fabrication des accords) et ceux qui refusent globalement un ordre du monde perçu comme essentiellement illégitime. La superposition des deux clivages, métaphysique et gouvernemental, crée en France une situation inextricable puisqu’elle interdit au président de la République de passer un accord avec le Centre (ce qui supposerait d’ailleurs l’introduction de la représentation proportionnelle) et qu’elle ne délivre pas pour autant le chef de l’Etat de la pression qu’exerce sur lui la « gauche de la gauche », elle-même également incapable de porter une rupture révolutionnaire comme de cautionner un choix gestionnaire.
Le troisième porte-à-faux, c’est celui qui oblige un parti socialiste tardivement rallié, comme le montre Gérard Grunberg, au parlementarisme rationnalisé à accepter le « pouvoir personnel » et l’arbitrage césarien d’un homme choisi en dehors du parti par des citoyens de base, élu par le peuple sur un projet défini par lui seul et chargé de former à sa guise le gouvernement qu’il appartiendra à sa majorité parlementaire de soutenir. On objectera que la contrainte n’est pas nouvelle et que le président de la République a été pour la première fois élu au suffrage universel il y a près de 50 ans ! Ce serait pourtant une erreur d’en déduire que pour François Hollande rien ne serait nouveau sous le soleil et qu’il lui suffirait pour mener sa barque de la placer dans le sillage de celles de ses prédécesseurs à la tête de l’Etat ou du gouvernement, François Mitterrand et Lionel Jospin. La situation de l’actuel chef de l’Etat n’est pas comparable à celle de François Mitterrand dans la mesure où ce dernier avait lui-même créé sur les décombres d’une SFIO réduite en 1969 à un quasi néant, un parti socialiste rénové et qu’il l’avait conduit à la victoire. François Mitterrand n’était pas le produit du Parti socialiste, mais c’était le parti qui était le produit de François Mitterrand et l’autorité du quatrième président de la Ve République sur la majorité socialiste était celle d’un père fondateur et non celle d’un mandataire, encore moins d’un « free-lance ».
Quant à Lionel Jospin, son autorité sur le parti était d’une toute autre nature dans la mesure où elle procédait non d’une élection directe au suffrage universel par définition suspecte mais d’une majorité parlementaire qu’il avait en sa qualité de chef mandaté par le parti portée à la victoire. Le Premier ministre tirant sa légitimité, sinon du parti, du moins de ses élus, Lionel Jospin incarnait tardivement le compromis dont Guy Mollet avait rêvé et qu’il avait même cru réaliser en 1958 avant que le général de Gaulle ne renverse la table en instituant l’élection du président au suffrage universel.
Bien différente est la situation de François Hollande, évincé de l’appareil à la suite de l’échec référendaire de 2005, réintroduit dans le jeu sur les décombres du compromis partisan entre Dominique Strauss-Kahn et Martine Aubry, porté à la candidature par des élections primaires ouvertes et à l’Elysée par le suffrage universel. L’actuel chef de l’Etat est l’exacte incarnation du cauchemar de Guy Mollet, celui d’un maître du pouvoir indiscutablement socialiste mais qui ne doit rien, ou fort peu, à l’appareil du parti. Le triomphe apparent de l’homme, dont l’élévation tient à un mélange instable de chance et de faveur populaire, est toutefois d’une redoutable précarité car il livre le nouveau maître tout entier au caprice et à l’inquiétude de ceux à qui il ne doit rien et qui redoutent de lui devoir quelque chose. Le pouvoir présidentiel échappe par nature au parti mais les effets pervers de cet échappement sont vertigineux car il laisse le président sans prise réelle sur un parti qui, de son côté, n’a pas le goût de subir un pouvoir monarchique. Second Louis XVI, quasi-étranger au corps législatif avec lequel il lui faut coopérer, le président est presque un intrus regardé avec suspicion par les hommes et les femmes qu’il lui faut soumettre à sa volonté. Et il l’est d’autant plus que les relais dont il s’est assuré le concours, un Premier ministre sans expérience gouvernementale ni relief politique, un premier secrétaire choisi pour ne pas faire de vagues, sont impropres à recréer une solidarité dynamique entre un parti divisé et un président retranché et de surcroît particulièrement indécis.
La magnifique enquête conduite par Gérard Grunberg au cœur de la relation biaisée que les socialistes français entretiennent avec les institutions de la République met en lumière une histoire difficile, souvent malheureuse, faite de contradictions mal assumées et de compromis incertains, l’histoire d’une pathologie qui n’en n’a toujours pas fini d’engendrer ses métastases. Sans prise réelle sur un parti dont l’appareil s’est au cours des dernières années, auto-dissous dans une démocratie quasi-directe, interdit de faire triompher les choix majoritaires et gouvernementaux de centre gauche que le redressement de l’économie et la construction de l’Europe devraient lui imposer, titulaire d’un pouvoir présidentiel que la doxa socialiste tient pour fondamentalement abusif, le président Hollande flotte à la surface d’un système qu’il ne parvient pas plus à pénétrer qu’à dominer. Le candidat Hollande avait proclamé son intention d’être un « Président normal ». Ce que nous montre Gérard Grunberg, c’est que la relation au pouvoir des socialistes est, quand à elle, loin d’être normalisée. Nous comprenons du même coup pourquoi le royaume que l’actuel chef de l’Etat a glorieusement investi en 2012 s’est en moins de 18 mois transformé en un morose exil intérieur.
(1) Gérard Grunberg, La Loi et les Prophètes, les socialistes français et les institutions politiques, CNRS éditions,
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