La crise, l’effort et la fidélité edit
L’allocution télévisée du président de la République, jeudi soir, était un discours opportun. Le président a fait preuve d’une relative humilité sur la dissolution, dont chacun doit convenir, et lui aussi, que c’était une erreur stratégique de première grandeur. Si elle n’a pas été comprise, c’est qu’elle était incompréhensible, ce qu’il peine à reconnaître pleinement.
Il n’y en a pas moins lieu de s’alarmer quand on entend monter de partout des appels à la démission. Il ne faut pas confondre erreur stratégique et faute morale, maladresse et forfaiture, défaite et trahison. Il est extravagant de reprocher au chef de l’État, comme une sorte de manquement à ses devoirs, d’avoir consulté le peuple français. On lui a assez fait grief d’être « Jupiter », d’exercer un pouvoir vertical et de ne rien écouter. Et à présent on tiendrait pour un crime d’avoir donné, fût-ce au plus mauvais moment, la parole au peuple français. Exiger la démission d’un président régulièrement élu parce que sa politique ne plaît pas aux uns ou que sa tête ne revient pas aux autres, c’est proclamer la fin de tout ordre constitutionnel stable et régulier. Brutaliser le calendrier républicain et soumettre le maintien en fonction d’un élu du peuple qui n’a en rien abusé de son mandat à l’injonction d’une assemblée parlementaire, c’est jeter à bas arbitrairement et sauvagement un système institutionnel établi par la volonté de la Nation, sans d’ailleurs qu’on imagine par quoi le remplacer.
Il reste que la République va mal, même si on ne voit guère ce qu’on pourrait constitutionnellement changer pour qu’elle aille mieux. La suppression de l’élection du chef de l’État au suffrage universel simplifierait certes le système en faisant de l’élection de l’Assemblée le moment unique et solennel du choix démocratique. On imagine mal cependant un homme politique crédible proposer une telle modification avec la moindre chance d’être suivi et même compris de nos concitoyens. Quant aux autres propositions ordinairement annoncées – la suppression du droit de dissolution et du droit du 49 /3 –, elles remettraient inutilement en cause les équilibres fondamentaux de la Cinquième République. Celle-ci repose en effet sur la combinaison de la responsabilité du gouvernement devant le Parlement et d’une dissolution-sanction du Parlement sommé de rendre compte au peuple des raisons de son désaccord avec le gouvernement. Le recours inconsidéré à la dissolution, par Jacques Chirac en 1997 et par Emmanuel Macron aujourd’hui, ne justifie aucunement que l’on se prive d’un dispositif qui depuis plus de soixante ans a assuré sur des bases parfaitement démocratiques – l’arbitrage du peuple en cas de conflit gouvernement/parlement – une stabilité gouvernementale après laquelle le pays courrait depuis la Revolution. La censure votée par un Parlement devenu indissoluble aura d’ailleurs apporté la preuve par défaut de l’efficacité du système. Le retour à l’omnipotence parlementaire de la Quatrième République proposé par certains socialistes n’est en aucune façon une réponse à la crise actuelle. Elle n’exprime en vérité rien de plus qu’une allergie à la personne de l’actuel chef de l’État, allergie qui n’a pas sa place dans un débat constitutionnel.
Pour dégager, s’il en existe, des aménagements pertinents à apporter à notre système institutionnel, il faut au préalable s’interroger sur l’exacte nature de la crise que nous vivons. Celle-ci résulte en vérité du croisement redoutable et paralysant d’une double division. D’un côté une division qu’en d’autres temps on aurait qualifié de gauche droite, même si aujourd’hui l’extrême droite et l’extrême gauche se rejoignent et si la démagogie gagne peu ou prou tous les partis. Elle oppose les champions de la distribution sociale et les apôtres du redressement national. Les premiers répondent aux revendications le plus souvent légitimes de tous les ayants droit ou prétendus tels. Les seconds portent les exigences impérieuses de la puissance, de la croissance et de la rigueur. Ils appellent à l’effort, à l’investissement, à l’innovation et à la mobilisation des forces. Leurs mots d’ordre sont produire, mobiliser, protéger. L’idée de base, c’est que nous sommes engagés dans un mouvement général de déclin – économique, technologique, démographique, cognitif et, bien évidemment, géopolitique – auquel nous devons impérativement nous arracher. Nous sommes chassés d’Afrique, menacés en Europe, défiés par le “Sud global”. Nos déficits budgétaires et commerciaux et notre endettement ne signifient qu’une chose : nous consommons plus que nous ne produisons, nous préférons la rente au travail, nous privilégions le présent par rapport à l’avenir.
Or ce qui domine les jeux de la demande et de l’offre politique en France, c’est l’écart abyssal entre les aspirations de la société et les besoins de la Nation. Nous sommes écrasés par le triomphe du parti de la distribution sociale sur celui de la mobilisation nationale, alors même que nos priorités les plus évidentes sont à la rigueur, au redressement, à la croissance et à la puissance. Les déficits, le feuilleton des retraites et pour finir la crise des budgets et le vote de la censure sont l’expression de cette ingérable tension entre des désirs prétendus légitimes et des exigences assurément impérieuses. Par leur consentement véhément à toutes les tentations laxistes, les partis et les élus montrent assurément leur faiblesse intellectuelle et morale. Trop d’élus prétendent lire gravement Mario Draghi mais n’hésitent pas à suivre étourdiment Olivier Faure. La marche est trop haute entre le souhaitable et le nécessaire.
La seconde division est d’un autre ordre. Le vrai drame de cette dissolution intempestive, c’est d’avoir fait paraître en pleine lumière une remise en cause par des partis regroupant à peu près la moitié du corps électoral du consensus modernisateur et républicain de l’après-guerre. Nous vivons un épisode symétrique de celui que nous avons vécu dans les années qui ont suivi la Libération. Nous avions alors rejeté hors du gouvernement les staliniens, rétabli non sans mal un ordre démocratique libéral, humaniste et laïc, assuré dans le cadre de l’alliance atlantique la sécurité collective des peuples libres, construit la solidarité institutionnelle et politique des États européens rebelles à la domination soviétique, et mis sur pied une économie de marché ouverte sur le monde, capable de relever par la croissance les défis de la justice, de la sécurité et de l’égalité sociales. Depuis trois quarts de siècle, la France a vécu à l’ombre de ce consensus dont les socialistes et les centristes ont jeté les bases, dont les gaullistes ont adapté les modalités et dont les communistes eux-mêmes ont fini par s’accommoder afin d’en goûter les fruits.
La crise que nous traversons maintenant depuis plusieurs années et à laquelle le macronisme a tenté d’apporter une réponse – la tripartition partisane – qui se révèle aujourd’hui insuffisante, c’est d’abord celle de ce consensus désormais contesté par des partis – LFI et RN – qui, pour être incapables de gouverner ensemble, n’en mobilisent pas moins une bonne moitié du peuple français et jettent aux familles politiques qui ont mené le pays depuis la guerre un défi que celles- ci ont toutes les peines du monde à relever. Il est de bon ton depuis le fiasco de la dissolution d’agiter les rivalités de personnes et les querelles d’appareil. Ce sont pourtant les fondamentaux de la reconstruction économique, institutionnelle, philosophique et géopolitique issus de l’après-guerre qui sont en cause car ce sont eux qui sont dans le viseur des partis de la rupture, et cela dans le cadre de la conjoncture particulièrement inquiétante que nous venons d’évoquer.
Ces deux divisions ont, bien entendu, des effets cumulatifs. Le reflux du consensus et les ravages de ce que Durkheim nommait l’anomie conduisent à une démobilisation accrue des acteurs économiques, sociaux et politiques et à une fuite générale vers un individualisme hédoniste et querelleur qui met le redressement hors de portée. Parallèlement, la volonté de certains partis issus de l’ancien consensus – et au premier chef, celle du Parti socialiste – de répondre aux Français par la multiplication de gratifications électorales infinançables les conduit à abandonner à leur sort les défenseurs de l’humanisme républicain et à préférer l’alliance des contestataires de LFI, donc indirectement celle du RN, aux efforts de rigueur imposés par l’urgence budgétaire, le déclin économique et la menace géopolitique. Le vote de censure des députés RN et LFI n’est ni une surprise ni une anomalie, au regard de leurs choix fondamentaux. Il n’en va pas de même du vote des députés socialistes que leur préférence pour la distribution catégorielle et leur allergie à la rigueur ont conduit à rompre avec le meilleur de leur passé, à rejoindre les partis de la rupture et à abandonner à un sort précaire le trésor hérité de l’après-guerre. Le refus de l’effort et l’infidélité aux valeurs sont les deux faces d’une même médaille, les deux visages d’un même renoncement.
Ce qui nous est proposé aux deux bouts de l’arc politique, c’est donc le pire des choix au pire des moments. Les censeurs nous invitent à la fois à perdre la boussole et à lâcher la rampe, alors même que les économies européennes sombrent dans l’immobilisme et le déclin, que la société est enfoncée dans une crise de nerf permanente et que notre situation géopolitique se dégrade partout, et particulièrement au cœur d’une Europe soumise à toutes les formes d’agression et de pénétration poutiniennes.
La principale dimension de la crise actuelle, celle que pourtant tous les acteurs microcosmiens s’accordent à mettre sous le boisseau, est assurément d’ordre géopolitique. Les deux partis extrêmes sont en rupture profonde avec les choix des sociétés européennes de l’après-guerre : la démocratie représentative, la construction d’une Europe solidaire, la sécurité collective au sein de l’alliance occidentale, la résistance à l’impérialisme néosoviétique, l’édification d’une économie de marché ouverte, dynamique et socialement protectrice. Ces choix fondamentaux sont directement ou indirectement mis en cause au moment où la Russie poutinienne lance une offensive générale non seulement sur l’Ukraine mais aussi sur la plupart des États-membres ou associés de l’Union européenne.
De quel côté serons-nous au lendemain de la future élection présidentielle ? Du côté des pays du ventre mou d’une partie de l’Europe centrale et balkanique insidieusement ou brutalement attirée dans l’orbite russe, ou du côté de l’Europe du Nord, qui de la Pologne à la Finlande et des États baltes à la Suède et au Danemark, parvient, comme le Royaume-Uni, à demeurer vigilante et mobilisée contre toutes les formes d’agression poutinienne ? La France, ainsi que l’Allemagne et les États des péninsules ibérique et italique, se trouve au milieu de ce jeu de forces mais sa position centrale lui donne un indiscutable pouvoir d’orientation, voire d’arbitrage. Nous nous inquiétons du sort de la Roumanie mais la Roumanie, c’est nous ! Selon que nous basculerons du côté de la soumission ou de celui de la Résistance, l’Europe se délitera face à la Russie ou demeurera solidaire, souveraine et respectée. Enjeu majeur, débat refoulé, verdict pourtant tout proche. C’est entre l’accession aux affaires de Donald Trump et l’élection présidentielle française que se jouera le sort politique de notre Europe.
Alors que la foudre se rapproche au ralenti de notre vieille maison, la classique question léniniste se pose : que faire ? Le but est clair : sauver le trésor humaniste et républicain que nous avons reçu en dépôt et éviter la bascule du pays dans l’orbite des complaisances poutiniennes, du ressentiment anti européen et de l’économie néo-bolivariennne. Il s’agira donc de libérer, d’éclairer et de mobiliser les forces de résistance à la dérive populiste. Une réflexion sur les modes de scrutin s’impose afin d’arracher les forces centrales à l’emprise des partis extrêmes tout en mettant en échec la fausse proportionnelle proposée par le Rassemblement national dans le dessein d’accorder la totalité du pouvoir au plus fort des partis minoritaires. La réforme du mode de scrutin ne sera toutefois pas une panacée. L’essentiel est ailleurs : il faut remettre au cœur de notre débat public les grands enjeux philosophiques, économiques, sociaux et géopolitiques qui en ont été purement et simplement chassés de nos têtes depuis la dissolution. C’est à ce prix que le bloc central pourra faire le moment venu une offre politique cohérente et convaincante et que les socialistes pourront effectuer des choix responsables dans le cadre de la future élection présidentielle. Dans l’immédiat, il s’agit d’aider le prochain Premier ministre à gouverner dans la sérénité. Beaucoup dépendra du Président et de sa capacité à jouer franchement le jeu de l’autonomie politique du futur chef de gouvernement.
Beaucoup dépendra aussi, pour aujourd’hui et pour demain, des dirigeants, des sympathisants et des électeurs de la gauche non trotskyste. Ils forment la variable essentielle : il faut qu’il fassent le bon choix, comme ils l’ont fait – mais pas toujours, loin de là – dans le passé. Ce sont eux qui ont chassé les staliniens du pouvoir, signé le traité de Rome, l’Acte unique européen, et le traité de Maastricht. De Léon Blum à François Mitterrand ils ont toujours joué le jeu de la sécurité collective et de l’Alliance occidentale, par exemple lors de la grande épreuve du déploiement des Pershing face au SS20 soviétiques... Vont-ils privilégier la fidélité à leurs choix historiques et à leurs valeurs humanistes ou courtiser la rupture populiste et favoriser la dérive illibérale par appréhension des efforts nécessaires ?
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