Élargissement: pourquoi il faut changer de méthode edit
Le texte qui suit est un entretien avec Jean-Louis Bourlanges, qui a présenté au mois de juillet dernier à la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale un rapport sur la gestion du processus d’élargissement de l’Union européenne. Les perspectives d’adhésion sont ouvertes non seulement aux États des Balkans occidentaux, dont les candidatures piétinent, mais aussi à l’Ukraine et à la Moldavie, désormais officiellement candidates, ainsi que, dans une phase ultérieure encore indéterminée, à la Géorgie.
Le rapport met en relief la quasi impossibilité de gérer cette nouvelle étape de la politique d’élargissement dans le cadre des procédures traditionnelles et sans une modification substantielle de l’ordre institutionnel européen. Il suggère une approche inédite du processus visant à prendre en compte sans tarder la dimension géopolitique, devenue centrale, des futures adhésions ainsi que les exigences de solidarité qui s’attachent à l’adhésion, tout en différant le temps nécessaire aux aggiornamentos indispensables à la participation pleine et entière des nouveaux membres aux institutions de l’Union.
Le rapport suggère à cet effet une adhésion fragmentée passant par trois phases successives : 1/ une adhésion politique aux principes, institutions, et objectifs politiques de Union ; 2/ une mise en œuvre progressive aussi soutenue que possible des politiques et des solidarités de l’Union dans le cadre d’accords spécifiques conclus entre chaque nouveau membre et la Commission ; 3/ au terme d’un processus partagé et contrôlé d’acculturation administrative, d’approfondissement démocratique et d’adaptation institutionnelle, une participation pleine et entière aux institutions politiques, juridictionnelles et administratives de l’Union.
Telos. – Vous semblez croire que l’Union européenne ne peut se soustraire à l’obligation d’un nouvel et massif élargissement.
Jean-Louis Bourlanges. – L’Union européenne est aujourd’hui confrontée à un défi qu’elle semble aussi incapable de contourner que de relever : réussir son élargissement aux sept États des Balkans occidentaux qui piétinent depuis de longues années à ses portes, ainsi désormais qu’´aux trois États – l’Ukraine, la Moldavie, voire la Géorgie – que l’agression de l’Ukraine a brutalement projetés en tête de la liste des candidats à l’adhésion. L’Ukraine était hier une marche, une frontière épaisse entre une Fédération de Russie et une Union européenne qui ambitionnaient de se rapprocher. Aujourd’hui, cette marche est devenue une frontière linéaire, un nouveau rideau de fer séparant deux mondes antagonistes sur le double plan idéologique et géopolitique. Il n’y a pas de moyen terme possible pour l’Ukraine entre le destin de la Biélorussie et celui de la Pologne, et elle s’estime politiquement légitime pour s’intégrer, dès la paix revenue, aux systèmes de solidarité européen et atlantique unissant les démocraties occidentales. Vladimir Poutine a pris le risque de substituer une ligne claire à l’épaisseur pacificatrice d’un État-tampon. Il ne nous appartient pas d’en récuser les conséquences.
S’agissant des Balkans occidentaux, ce serait de la part de l’Union faire preuve d’une singulière irresponsabilité que de laisser les sept États qui les composent en proie à leurs démons historiques de la surenchère et de la division face à trois grandes puissances – la Russie, la Turquie et même la Chine – qui n’auraient pas nos scrupules et nos timidités pour investir un territoire que nous aurions décidé d’abandonner à son sort. Le refus d’organiser l’accueil de ces candidats dans des délais raisonnables relève de la pusillanimité plus que de la prudence. Ne répétons pas à leur endroit la même erreur que celle que le Royaume-Uni en 1815 et les États Unis-au lendemain de la Première Guerre mondiale ont commis à l’égard de l’Europe continentale : se laver les mains de querelles qu’ils estimaient ne plus être les leurs, pour se retrouver tôt ou tard rattrapés par des conflits qu’ils n’avaient su ni prévoir ni prévenir. Les Balkans sont le voisinage immédiat de l’Union européenne. On ne peut pas se désintéresser du sort de ses voisins. Nous avons donc le devoir de dessiner et d’éclairer un chemin d’intégration pour une dizaine de nouveaux membres.
Pourtant, votre rapport présente cet élargissement nécessaire comme ingérable, sans qu’on sache trop si cette situation est imputable à l’Union elle-même ou aux candidats. Qui doit faire mouvement vers l’autre ?
Les deux, mon Général. L’Union européenne est une Formule 1, une mécanique de précision. Le bon fonctionnement de ses institutions politiques, administratives et juridictionnelles ne peut s’accommoder de la participation d’États qui ne satisfont pas à des critères de haut niveau en matière de probité publique, de respect de l’état de droit et de libertés fondamentales. Or, des décennies de pouvoir autoritaire exercé par des partis uniques corrompus, ce qui a été la malédiction historique de tous les candidats actuels, ça ne s’efface pas en deux temps trois mouvements. Il y faut de la patience, de l’énergie et de la solidarité extérieure. Les candidats n’ont toutefois pas pleinement conscience de l’ascèse politique et morale qu’exige la participation à l’Union européenne. Ils la voient comme une sorte d’eldorado politique auquel il suffira d’accéder pour que tout aille mieux. Dissiper ces illusions, diffuser les usages démocratiques, réduire massivement la corruption, ce sont les clés d’une adhésion réussie. Cela prendra des années. En même temps, c’est désormais la géopolitique et non plus l’économique qui tire l’élargissement et là, il y a urgence. Les États candidats ont besoin de stabilité intérieure et de sécurité extérieure à très brève échéance. C’est cette contradiction des calendriers qui nous oblige à repenser les processus d’adhésion. Ne pas tarder pour répondre aux besoins politiques ; prendre le temps qu’il faut pour réussir l’intégration institutionnelle ; construire en continu entre ces deux moments la solidarité économique, sociale et financière. C’est cette valse à trois temps qu’il faut apprendre à danser.
Et du côté de l’Union, quelle est la feuille de route ?
Il y a là aussi fort à faire. Il y a d’abord le cahier des charges qui découle du quatrième critère de l’accord de Copenhague sur les adhésions nouvelles, à savoir l’adaptation des règles et des usages de l’Union à l’augmentation du nombre des États-membres qui ne permettra à l’Union d’échapper à la paralysie qu’en développant les votes à la majorité qualifiée. Cette augmentation est d’autant plus difficile à gérer qu’elle est asymétrique. Elle se traduit par une multiplication des États faiblement peuplés, entraînant, comme l’a rappelé récemment Édouard Balladur dans une note par ailleurs discutable, une rupture injustifiable de l’équilibre entre les deux principes, à la fois contradictoires et complémentaires dans une logique fédérale : l’égalité entre les citoyens et l’égalité entre les États. Élargir l’Union sans modifier les principes régissant la composition de la Commission ou de la Cour de justice aboutirait à accorder une surreprésentation massive et parfaitement abusive aux États balkaniques. Il s’agit là d’un problème particulièrement délicat qui doit impérativement être traité avant la participation de tout nouvel État membre aux institutions de l’Union, ce qui justifie le renvoi en queue de processus de cette participation.
L’Union traverse par ailleurs une profonde crise identitaire qui lui fait douter de ses frontières, de sa vocation, donc de ses compétences, et de ses institutions. Une fraction non négligeable de ses membres met en doute les principes fondamentaux qui donnent son identité non pas à l’Europe mais, à l’intérieur de l’Europe, à cette construction politique qu’est l’Union européenne : le respect des droits fondamentaux et de la démocratie libérale, l’acceptation d’un système institutionnel et juridique intégré dont la pierre de touche est la primauté, c’est-à-dire l’existence même, du droit communautaire.
Élargir l’Union sans avoir clarifié les choses et apuré les contentieux pourrait emporter la baraque et ruiner soixante-quinze ans d’efforts pour bâtir un système combinant la souveraineté des États et leur mise en synergie dans un système intégré. C’est d’ailleurs le rêve avoué des dirigeants polonais qui souhaitent bizarrement le retour au bon vieux concert européen, comme si la Pologne avait oublié qu’elle avait été tout simplement rayée de la carte pendant cet âge d’or de l’Europe intergouvernementale !
En tout état de cause, la sauvegarde de cette invention typiquement française qu’est le système communautaire constitue un enjeu majeur des prochaines années et son intangibilité doit être réaffirmée et confirmée en préalable à toute adhésion nouvelle.
N’est-ce pas donner de la fausse monnaie aux nouveaux adhérents que de leur proposer une adhésion virtuelle et de renvoyer sine die leur participation effective à la vie des institutions communes ?
Bien au contraire. Le but serait de leur donner de la vraie monnaie sans attendre, puisqu’il il s’agirait de mettre en place des procédures bilatérales d’allocation et de contrôle destinées à les faire accéder le plus rapidement possible aux bénéfices et aux responsabilités de toutes les politiques communes compatibles avec leur niveau de développement politique, économique et social. Cette démarche systématiserait le principe d’une intégration graduelle et sur mesure proposée il y a quelques années par le président de la République, et trop timidement assumée depuis lors.
Le traitement envisagé pour ces États en transition n’aurait rien d’humiliant, il leur vaudrait un statut à bien des égards comparable à celui de la Norvège, avec cette différence capitale qu’il tendrait à l’adhésion pleine et entière. L’Union et les candidats se donneraient simplement le temps et les moyens de s’adapter aux exigences de bonne gouvernance d’une construction de plus en plus hétérogène.
La signature initiale d’un traité, ou d’un accord politique, conclu entre l’Union européenne et les candidats à l’adhésion donnerait donc le top départ à une intégration progressive des signataires mais contiendrait-il autre chose que de bonnes paroles ?
Selon moi, Il aurait pour fonction de définir en toute clarté l’ensemble des engagements politiques et juridiques impliqués par une adhésion à l’Union, engagements que trop d’États, membres ou candidats, ont tendance à ignorer ou à escamoter. Ces engagements que le rapport détaille porteraient à la fois sur les droits fondamentaux, les institutions et procédures de l’Union, la lutte contre la corruption et les contraintes de solidarité géopolitique. Ils seraient précédés d’un apurement des contentieux avec les États voisins, qu’ils soient candidats ou déjà membres, car il s’agit de ne pas importer dans l’Union les conflits extérieurs.
L’idée centrale, c’est de lier la participation aux institutions intégrées – Parlement européen, Commission, Cour de Justice, Cour des comptes et Banque centrale – à la réalisation effective, et pas seulement programmée, des réformes nécessaires, du côté des candidats comme de l’Union. Cet engagement initial devrait toutefois permettre aux signataires d’être associés sans tarder aux travaux de l’institution reine de l’Union qu’est le Conseil européen des chefs d’État ou de gouvernement dès lors qu’il traiterait des questions géopolitiques, les plus essentielles aujourd’hui.
Le schéma proposé par le rapport ferait de la ratification de chaque adhésion le bouquet final et non l’acte inaugural d’un processus de convergence et d’intégration politique, économique et institutionnelle inévitablement long et laborieux. En séparant le temps des engagements et celui de la participation institutionnelle à part entière, il permet à l’Union d’avancer sans attendre et sans s’exposer aux risques d’une dilution paralysante. Nous avons le devoir de ne pas faire du prochain élargissement l’acte de décès de l´Europe intégrée, sans pour autant faire payer aux autres le prix de notre incorrigible procrastination.
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