La CFDT fait-elle trop de politique? edit
De multiples mobilisations qui s’opposent à la loi El Khomri font l’actualité politique et sociale. Dans ce contexte, la CFDT est l’objet de mises en cause répétées: la « gauche de la gauche », les syndicats opposés à la loi El Khomri et divers medias lui reprochent d’être très ou trop proche du pouvoir politique. Voire d’être directement partie prenante de certaines propositions de l’exécutif en matière de réforme du marché du travail et des relations contractuelles. La CFDT jouerait un rôle de co-construction des règles avec le pouvoir, à l’égal peut-être de celui joué hier par l’ex-FEN lors de certaines grandes réformes de l’Education nationale. Ces remarques ouvrent sur une question plus fondamentale. Les rapports actuels de la CFDT et du pouvoir politique ne constituent-ils pas une rupture par rapport à l’évolution stratégique du « recentrage » mise en œuvre à la fin des années 1970, qui a largement inspiré par la suite la démarche de ses dirigeants et de ses adhérents?
En 1978, Jacques Moreau, un syndicaliste proche d’Edmond Maire et de Jacques Delors, publiait en effet un rapport qui affirmait la nécessité pour le syndicalisme de se distancier du « politique » et de privilégier les résultats immédiats de la négociation collective face aux échéances électorales et à l’espoir fondé ou non de la venue au pouvoir d’une gauche supposée favorable aux intérêts des salariés. C’est le recentrage, une évolution qui allait faire l’objet au sein de la CFDT de débats souvent houleux et qui, une fois mise en oeuvre, allait entraîner de profonds changements. Elle impliqua une recomposition profonde du paysage syndical ; de nouvelles frontières entre organisations réformistes et organisations protestataires ; des mutations profondes dans les rapports entre syndicalisme et pouvoir politique. Désormais face à ce dernier, tout se passait comme s’il fallait affirmer l’existence d’un pouvoir contractuel. Ou encore celles d’une démocratie sociale et d’un « besoin énorme de délibération collective » pour reprendre les termes de Laurent Berger lors d’un entretien accordé récemment au journal La Croix (20 mars 2016) ?
Certes, au vu des rapports que la CFDT entretient avec l’exécutif dans le cadre de la loi El Khomry, on pourrait penser qu’elle s’est éloignée des préconisations définies par le rapport Moreau, pour ne pas dire qu’elle les contredit avec force. La CFDT aurait-elle renoncé à son autonomie face au « politique » ? En réalité, en posant cette question on confond deux formulations de cette autonomie, qui ouvrent sur deux conceptions très différentes de ce qu’est (ou de ce que pourrait être) l’autonomie ou l’indépendance syndicale.
Charte d’Amiens ou rapport Moreau?
On cite souvent à ce propos les principes de la « Charte d’Amiens » (1906) qui affirmait une indépendance syndicale d’autant plus exigeante par rapport à l’État que les syndicats d’alors étaient souvent motivés par une idéologie anarcho-syndicaliste et restaient hostiles à tout ce qui relevait des partis, du pouvoir politique et de l’administration.
Mais la référence à la Charte d’Amiens a ses limites : elle compare le contexte des années 2010 à un autre contexte, celui d’octobre 1906, où l’Etat restait très éloigné de l’économie et des entreprises et où son rapport au monde du travail et à la question sociale était le plus souvent velléitaire. Or, avec l’héritage du Conseil national de la Résistance, les choses allaient durablement se transformer dès 1945 et conduire à une métamorphose du rôle de l’État qui allait se situer au-dessus des clivages politiques entre la gauche et la droite. En effet, l’une des particularités de la France face à d’autres pays, notamment européens, c’est le rôle central joué par le pouvoir politique dans le domaine social et dans la gestion – souvent impérative – des rapports entre les partenaires sociaux.
Dans ce contexte, affirmer l’importance de la négociation collective et la nécessité de réformer l’entreprise et les rapports sociaux, comme le fait la CFDT, ne conduit nullement à ignorer l’État – ce qui serait absurde – mais au contraire à intervenir de façon souvent pressante sur ses décisions et ses orientations. En d’autres termes, le réformisme syndical implique le maintien d’un rapport étroit entre syndicalisme et politique. Ou pour le dire de façon paradoxale, dans un pays comme la France, c’est pour mieux assurer l’autonomie des partenaires sociaux que la CFDT se voit contrainte d’exercer un lien plus ou moins fort au « politique ». Le réformisme syndical, c’est agir sur l’État et faire que les attentes et les revendications des salariés influent au mieux sur les décisions de l’exécutif.
C’est précisément ce qui caractérise la démarche de la CFDT depuis le début des années 1980. En effet, alors même que le rapport Moreau prônait une distance quant au « politique », l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 entraînait la centrale d’Edmond Maire à agir avec vigueur pour influer sur les réformes et les lois promulguées par Jean Auroux, ministre du Travail dans le gouvernement de Pierre Mauroy. Pour ne citer que quelques exemples, c’est le cas de l’expression des salariés sur les lieux de travail ; de la réduction de la durée du travail ; de l’extension des recours des Comités d’entreprise quant aux nouvelles technologies et quant à l’informatisation du travail ; ou encore de la mise en place des Comités de groupe. Au tournant des années 1980-1990, sous le gouvernement Rocard, la CFDT allait être totalement partie prenante de la création du Revenu minimum d’insertion (RMI).
En 1995, se situant au-delà des clivages politiques entre la droite et la gauche, Nicole Notat n’hésita pas à soutenir les réformes voulues par Alain Juppé « en échange » entre autres de la reconnaissance d’une assistance médicale universelle – devenue CMU depuis – qui constituait l’une des revendications importantes de la CFDT dans le domaine de la protection sociale. Les réformes des régimes de retraite voulues par les gouvernements Raffarin puis Villepin en 2003 et 2006 prirent en compte des revendications de la CFDT comme le départ anticipé à la retraite pour les salariés ayant commencé très tôt à travailler ou des questions de pénibilité au travail. Enfin, la récente loi El Khomri institue l’importance de la négociation collective face à la loi, le caractère essentiel de la négociation d’entreprise ou le « compte personnel d’activité » chargé de garantir certains droits des salariés tout au long de leur carrière, soit autant de thèmes chers à la centrale de Belleville.
Bien sûr, ces quelques exemples n’épuisent nullement le sujet. Ils ne concernent que des réformes importantes et qui ont donné lieu à des débats tout aussi importants ou à des mouvements sociaux d’ampleur : 1995, 2003, 2006, 2010 (et … 2016 ?). Entre ces séquences, la CFDT a influé sur d’autres réformes menées à propos de la formation professionnelle, des droits individuels, de la sécurisation de l’emploi (loi de 2013) ou de l’autonomie au moins relative de la négociation collective face au législateur (loi de 2007).
Même si elle peut paraître répétitive et laborieuse, cette longue série d’exemples a au moins un mérite, celui de montrer que les rapports de la CFDT au pouvoir politique furent quasiment constants tout au long des trois dernières décennies. En fait dans bien des cas, tout se passe comme si la CFDT et les pouvoirs publics se situaient dans un registre particulier bien étudié par certains sociologues et théoriciens de la régulation sociale, celui de la co-construction des règles. Pourtant, un fait demeure : la présence d’un tel registre n’exclut pas une fidélité réelle et continue de la CFDT aux préconisations du rapport Moreau et notamment à l’une d’entre elles, la nécessité pour le syndicalisme de se tenir à distance par rapport au « politique ».
Certes, comme on l’a déjà dit, cette distance demeure profondément étrangère à l’esprit et à la lettre de la « Charte d’Amiens » : elle ne conduit pas à une hostilité et à une opposition avérées à l’égard de l’appareil d’Etat. Il n’en reste pas moins qu’elle donne lieu à un double refus réel et profond. Tout d’abord, le refus de calquer l’agenda syndical sur l’agenda politique et en particulier sur l’agenda électoral comme le préconisait, dès 1978, le rapport Moreau. En d’autres termes, il ne s’agit plus ici de lier la « satisfaction des revendications des travailleurs à la victoire électorale des partis de gauche qui sont les plus favorables à leurs intérêts » comme on le clamait au temps de l’Union de la gauche et du « Programme commun ». D’où un second refus, celui des clivages entre la droite et la gauche, ce refus s’étant incarné de façon exemplaire avec les positions de Nicole Notat ou de François Chérèque lors des réformes de la sécurité sociale ou des retraites.
Autonomie de l’agenda syndical face au « politique » et affirmation de la primauté des résultats de la négociation collective sur les clivages politiques, tels sont les deux principaux aspects du positionnement de la CFDT. Alors, la CFDT fait-elle trop de politique aujourd’hui face à Matignon ou au Parlement ? Peut-être mais nul doute qu’elle en fera tout autant demain, si le pouvoir exécutif est détenu par la droite républicaine ou le centre-droit.
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