La guerre peut resurgir en Europe occidentale edit
La paix règne depuis plusieurs décennies en Europe occidentale mais la guerre, déclenchée par l’invasion russe de l’Ukraine, est de retour à ses frontières de l’est. Elle y avait d’ailleurs déjà éclaté, tout en y restant confinée, entre et au sein de plusieurs États post-soviétiques. La guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine s’inscrit dans la même continuité de réorganisations des alliances entre des pays qui pourtant ont été unis au sein de la même fédération pendant plusieurs décennies. À l’inverse, la paix a continué de prospérer à l’ouest. Pourquoi une telle différence ? Et cet état de paix entre pays de l’ouest est-il pérenne ?
Une paix éternelle en Europe de l’Ouest?
La grande majorité des réponses à cette question reposent essentiellement sur l’argument assez simple d’un désir de liberté et d’indépendance des pays concernés face à une domination russe qui s’est imposée à eux dans le cadre de l’Empire russe. Mais aussi, parce que les relations entre ces États désormais indépendants ont été gelées pendant toute la période soviétique, et que les tensions et rivalités préexistantes se sont réactivées après la dissolution de l’ URSS. À l’inverse, les pays d’Europe de l’Ouest auraient évolué de façon consensuelle et apaisée en élimant leurs anciennes rivalités agressives et en se dotant d’instances de régulation, au premier rang desquelles la CEE devenue UE. Le risque de guerre entre ces pays aurait donc définitivement disparu.
Mais est-ce si certain ? La question mérite d’être posée avec des élections européennes laissant présager des victoires importantes de groupes eurosceptiques dans de nombreux pays de l’UE. Pour l’heure, ceux-ci ne demandent pas de quitter l’UE, mais ils insistent tous pour obtenir un affaiblissement significatif de ses prérogatives en termes de régulations imposées aux États membres. Le recouvrement d’une souveraineté nationale est l’horizon de ces groupes, avec pour corollaire une réduction des structures de décision et d’implication européenne.
Le danger existentiel d’un tel agenda réside dans la méconnaissance de ce qui produit et détermine les alliances et les conflits entre États. En effet, un examen des mécanismes à l’œuvre dans la dynamique de fragmentation/alliance entre pays, à partir d’un modèle de sociophysique, indique qu’un affaiblissement de l’UE augmentera fortement le risque d’une résurgence des oppositions historiques entre ses membres, ce qui pourrait déboucher sur de nouvelles guerres comme il y en a eu à l’Est avec la dissolution de l’Union soviétique. En particulier, un affrontement direct entre la France et l'Allemagne redeviendrait sérieusement envisageable dans un avenir à moyen terme.
On pourrait s'offusquer d'un tel propos qui laisserait croire que l'amitié franco- allemande n'est pas une réalité tangible et indépendante des aléas de l'existence de l’UE. Et pourtant c’est ce que montre le modèle de sociophysique. Sans l’Union européenne, les deux peuples ne seront plus l'abri d’un aventurisme militaire de l'un contre l'autre.
Qu’est-ce que la sociophysique?
Mais qu’est-ce que la sociophysique ? C’est un domaine récent de la recherche internationale qui utilise des concepts et techniques issus de la physique des effets collectifs pour décrire certains comportements politiques et sociaux. Précisons qu’il s’agit de fournir, à partir d’un modèle simple, un éclairage différent et contre-intuitif d’une réalité, sans prétention à sa description exacte. C’est une contribution qui, en recherchant ce qu’il y a d’universel dans la dynamique d’un phénomène complexe, va fournir un autre point de vue pour sa compréhension. C’est ensuite aux décideurs et aux électeurs d’en faire l’usage qui leur semble pertinent.
En ce qui concerne la stabilité de la paix, existe-t-il des lois génériques qui régiraient la dynamique de coalition/fragmentation entre pays ? A priori les choix stratégiques de coalition d'un pays par rapport à ses voisins résultent d'un processus plus ou moins rationnel d'optimisation de sa situation géopolitique. Au-delà des trois écoles structurant aujourd’hui l’étude des relations internationales – le réalisme, le libéralisme et le constructivisme, se focalisant respectivement sur les intérêts, les institutions et les représentations – comment identifier des mécanismes universels qui détermineraient ces choix ?
Le modèle de sociophysique, qui aborde cette problématique d’alliances, associe un lien bilatéral entre chaque paire de pays. Celui-ci est une propension soit positive (tendance à la collaboration) soit négative (tendance au conflit). Le signe de chaque propension est le résultat de l'accumulation au cours des siècles des échanges qui ont nourri les relations entre les deux pays. Ces propensions sont des données non modifiables par les gouvernements. Elles se sont élaborées au cours des siècles et évoluent sur des temps longs autour de leurs intérêts et préférences respectifs.
Une propension positive tend à aligner les deux pays dans la même coalition et une propension négative tend à les opposer en les poussant à être dans deux coalitions opposées. Alors que chaque pays cherche à satisfaire ses différentes propensions, ce n’est pas toujours possible avec parfois des choix forcés pour certaines d’entre elles. Ainsi, à partir de leur histoire commune on peut considérer que les propensions entre l’Allemagne, l’Angleterre et la France sont toutes négatives. Dans le triangle de leurs relations, chaque pays voudrait être en conflit avec les deux autres, mais systématiquement deux des trois, se retrouvent automatiquement alliés contre le troisième du fait de la loi bien établie selon laquelle les ennemis de mes ennemis sont mes amis. On a donc affaire à un triangle instable de coalitions par la nature même de ses interactions. Une « frustration » tournante est ainsi générée en permanence chez tel ou tel pays et cela malgré la volonté des différents gouvernements d’établir une stabilité de leurs alliances.
L’Europe entre fragmentation et coalition
C’est d’ailleurs ce que révèle l’histoire extrêmement chaotique de la dynamique des coalition/fragmentation qui a existé au cours des siècles passés entre le trio infernal formé de la France, l’Angleterre, et l’Allemagne (l’Allemagne bismarckienne prenant en quelque sorte le relais de l’empire des Habsbourg, acteur dominant la zone germanique aux XVIIe et XVIIIe siècle). Il y a eu une valse incessante d’alliances entre ces trois pôles avec à chaque fois deux de ses membres contre le troisième. Par exemple, l'Allemagne s’est affrontée à une coalition France - Angleterre lors des deux dernières guerres mondiales, mais dans un passé plus lointain, lors des guerres napoléoniennes par exemple, les principautés d’Allemagne du sud se sont alliées à la France contre l'Angleterre.
De tels triangles essentiellement instables existent partout, quel que que soit le groupe de pays considérés. Ce déséquilibre structurel est l’une des explications des guerres incessantes qui ont rythmé le passé de l’humanité. La Figure 1 illustre cette dynamique triangulaire. Le modèle s’applique à un ensemble de pays et n’est pas restreint à trois. Le plus souvent il y a un mélange de propensions positives et négatives, qui parfois autoriseront un état stable satisfaisant les penchants de chacun, et parfois non, créant des cycles infinis comme illustré avec le triangle France, l’Allemagne et l’Angleterre.
Pour sortir de ces cycles naturels et dévastateurs, la solution a été de créer des coalitions supranationales qui, dépassant les alliances spontanées de paires, produisent par construction volontaire et parfois imposée, de nouveaux échanges coopératifs (propension positive) entre les paires de pays membres d’une alliance, même entre membres naturellement opposés (propension négative). La création de l’UE en est un exemple réussi, tout comme l’OTAN, l’ex-Union soviétique et l’ex-pacte de Varsovie. Les récents accords d’Abraham au Moyen- Orient en sont un autre exemple. De telles coalitions ne sont pas directement liées au niveau de démocratie des différents pays impliqués.
Ces nouvelles propensions positives générées par l’alliance viennent se superposer aux interactions historiques figées mais ne les annulent ni ne les remplacent. C’est la somme des deux propensions, l’historique et l’unioniste, qui désormais détermine la propension au conflit ou à la coopération entre une paire de pays selon le signe de la plus forte propension. D’après ce modèle l’amitié actuelle franco-allemande n’est pas une relation homogène mais le résultat d’une interaction hétérogène dont la balance est aujourd’hui positive du fait de l’existence d’une UE forte.
L’UE, par ses échanges et ses contraintes, a transformé depuis soixante-dix ans le triangle infernal franco-anglo-allemand en triangle vertueux de paix stable. Bien que le Brexit en en sortant l’Angleterre, ait rétabli la prédominance de sa propension négative avec la France et l’Allemagne, la stabilité du triangle est maintenue l’appartenance commune à l’OTA N et par une propension effective qui reste positive entre eux grâce à l’UE. La Figure 2 illustre la nouvelle situation. Mais si un des deux pays quittait l’Union à son tour, le triangle infernal serait restauré et la guerre de nouveau envisageable.
Et pourtant, on chercherait en vain à imaginer ce qui déclencherait une guerre entre ces pays et dans quel but, tant les raisons qui ont conduits aux guerres précédentes semblent aujourd’hui dépassées et obsolètes. Effectivement, cela est vrai aujourd’hui, mais pas forcément demain, dès lors que « demain » redeviendrait « hier ». Ce n’est pas une figure de style. Si les archaïsmes d’hier ne sont pas aujourd’hui perceptibles, ils n’ont pas pour autant disparu, cachés et dominés par les propensions générées par l'UE. C’est du moins l’apport fondamental du modèle sociophysique, qui nous dit simplement, au fond : l’histoire existe, les dynamiques de long terme qui ont animé les relations entre pays voisins ne disparaissent facilement.
En d’autres termes, dans des choix stratégiques concernant l’UE il faut garder à l’esprit que l’état visible de coopération entre ses membres est le résultat d’une somme de couches positive et négative toutes deux actives, mais dont on ne perçoit que l’excès, positif en l’occurrence. Mais attention, comme les couches négatives sont non modifiables, décider d’affaiblir la partie coalition donnera la prédominance à la couche historique qui n’a jamais disparue avec une résultante devenant négative et poussant de nouveau au conflit. La Figure 2 illustre la situation.
Ainsi, recentrer les souverainetés nationales sur les nations historiques à l’intérieur de l’UE pourrait changer les signes actuels des échanges entre pays les ramenant à des bilans qui automatiquement réintroduiront les instabilités du passé malgré les bonnes volontés de tous. C’est ce qui s’est passé avec les dissolutions de l’URSS et de la Yougoslavie. Du moins d’après ce modèle de sociophysique, qui propose un cadre cohérent, global et universel des échanges en couches superposées toujours actives, mais dont une seule amplitude, celle produite par l’alliance, peut être modifiée.
Bien que les pays ne soient pas des atomes, qu’un modèle d’une réalité ne soit pas cette réalité, les résultats permettent un éclairage perturbant sur les effets d’une volonté d’Europe qui renoncerait à un vécu collectif significatif au profit d’un retour à la totalité des souverainetés nationales.
Triplet de pays 1, 2, 3 où chacun interagit avec les deux autres de façon conflictuelle. Il est alors impossible de satisfaire simultanément les trois paires d’interactions. En effet, dès que deux pays, par exemple 1 et 2 sont dans des coalitions opposées A et B (en haut à gauche), le troisième pays ne trouve plus de situation satisfaisante car il voudrait à la fois être en conflit avec les deux autres, ce qui est impossible car l’ennemi de mon ennemi étant mon ami, seules deux coalitions sont possibles. Si le pays 3 choisit la coalition A, il se retrouve bien en conflit avec 2 qui est en B, mais allié avec 1 qui est en A. Sa position est instable comme celle de 1. Seul 2 est pleinement satisfait. Si 3 change de coalition pour rejoindre B (en haut à droite), il reste insatisfait mais c’est maintenant 1 qui a pris la place de 2 alors celui-ci va rejoindre A (en bas à droite) rendant 3 satisfait à la place de 1, ce qui le pousse à passer en B (en bas à droite) et ainsi de suite sans fin pour ce cycle perpétuel et instable d’alliances. Deux pays peuvent aussi changer d’alliance simultanément.
Triangle instable (en haut à gauche) stabilisé par une coalition supranationale qui génère une propension positive a d’amplitude plus grande que la propension historique négative h, rendant les propensions effectives toutes positives (en haut à droite). Le triangle est désormais stable avec les trois pays dans la même coalition A. Quand un pays quitte la coalition supranationale, la propension associée s’annule (en bas à gauche pour le pays 1). Cependant le triangle reste stable car la propension effective entre 2 et 3 est toujours positive. Mais un affaiblissement de la propension supranationale la rend négative, ce qui réintroduit l’instabilité triangulaire initiale (en bas à droite).
Je remercie Florent Parmentier pour ses suggestions à propos du manuscrit.
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Références :
S. Galam, « The dynamics of alliances: The case of Ukraine and Russia », Journal of Computational Science, 71, 2023.
S. Galam, Sociophysics: A Physicist's Modeling of Psycho-political Phenomena, Springer, 2012, chap. 8.
S. Galam, « Fragmentation versus stability in bimodal coalitions », Physica A, 230, 1996, pp. 174-188.