La victoire de Jeremy Corbyn ou l’avenir en marche arrière edit
La désignation de Jeremy Corbyn comme nouveau leader du Parti travailliste est proprement stupéfiante. Non seulement parce qu’elle ramène ce parti plus de trente ans en arrière, effaçant du même coup la période du New Labour pour revenir à celle de l’Old Labour, mais, surtout, parce qu’elle le ramène à l’une des dates les plus noires de son histoire électorale.
Lorsqu’en 1979, après que l’hiver du mécontentement eut affaibli considérablement le gouvernement travailliste de James Callaghan, incapable de maîtriser le mouvement de grèves conduit par les syndicats, et que Margaret Thatcher eut gagné les élections parlementaires, le Parti travailliste opéra un brutal virage à gauche. En 1981, Michael Foot, situé à la gauche du parti, fut désigné comme leader du parti tandis que Tony Benn, qui animait la tendance de la gauche radicale, manquait de peu la désignation comme leader adjoint. Jeremy Corbyn l’aida dans cette entreprise. Ce virage à gauche entraîna le scission du parti et la formation d’un parti nouveau, le Parti social-démocrate. A l’occasion des élections de 1983, le Labour présenta son programme le plus à gauche depuis 1945. Si Jeremy Corbyn entra au Parlement à cette occasion, les résultats de ces élections furent désastreux pour son parti, de loin les pires depuis la guerre : 27,6%, soit 10 points de moins que lors de la défaite de 1979, et à peine plus que le nouveau Parti social-démocrate. Le Labour ne reviendrait pas au pouvoir avant 1997, avec Tony Blair.
Or c’est l’orientation de ce programme qu’a reprise Jeremy Corbyn pour conquérir le leadership du parti. Retour à la ligne Tax and spend, stimulation de l’économie par l’augmentation de la dépense publique et non par sa diminution ; renationalisation des chemins de fer, de l’énergie et de la poste, suppression des droits d’inscription dans les universités, contrôle des autorités locales sur l’ensemble des institutions d’enseignement, création de monnaie par la Banque d’Angleterre pour construire des logements et contribuer aux dépenses d’énergie et de transports, augmentation des impôts pour les riches et suppression des aides aux entreprises, augmentation des taxes sur les entreprises, réouverture des mines de charbon, fixation d’un salaire maximum, fin des frappes militaires contre l’État islamique et discussions avec le Hamas et le Hezbollah, baisse du budget de la Défense, maintien de la Grande-Bretagne dans l’Union européenne seulement si celle-ci peut être améliorée, hostilité au TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership), suppression des armes nucléaires. Que le désastre de 1983 puisse se transformer en victoire dans les prochaines années avec la reprise d’un programme dont l’adoption avait paru à l’époque à maints observateurs comme un véritable suicide politique paraît donc très improbable. Comment, dans ces conditions, comprendre le choix que vient d’effectuer ce parti ?
Certes, les modalités nouvelles de l’élection du leader ont joué un rôle important, notamment la règle « un homme, une voix ». La catégorie nouvelle d’électeurs constituée par les membres « registered » qui peuvent voter en payant trois euros, et qui a compté 70000 membres, s’est largement mobilisés en faveur du candidat de la gauche du parti de même que la catégorie des membres affiliés qui a atteint le chiffre de 92000 et qui votent à travers leur adhésion à un syndicat lié au parti. Un récent sondage avait montré que Corbyn avait le soutien des trois quarts des membres affiliés qui avaient l’appui de deux des trois grands syndicats : Unite et Unison. Enfin, le nombre des membres à part entière s’est accru de 80000 unités depuis la récente défaite, atteignant 282000. Il est donc hors de doute qu’une mobilisation générale en faveur du candidat de la gauche a eu lieu. La marginalisation des élus dans le nouveau système de vote a certainement contribué à sa victoire, les parlementaires étant en majorité hostiles à un tournant aussi radical.
Mais l’ampleur de la victoire de Corbyn a des raisons plus profondes. D’abord la récente défaite électorale, alors que le Labour Party, étant dans l’opposition, aurait dû gagner les élections. Cette défaite, en condamnant le positionnement ambigu d’Ed Milliband, ni blairiste ni radical, a laissé le parti sans boussole. Comme il est habituel pour un parti socialiste quand il perd les élections, le Labour a été tenté par le sinistrisme. En outre, les syndicats, qui n’ont jamais pardonné à Blair d’avoir conservé la législation antisyndicale de Margaret Thatcher, ont vu là l’occasion de régler définitivement leurs comptes avec le blairisme et ont soutenu un candidat Old Labour très attaché à l’action syndicale et ennemi résolu du blairisme depuis toujours.
À cela il faut ajouter que l’évolution de Tony Blair lui-même, très avide de gagner de l’argent et devenu très riche, n’a pas aidé ceux qui voulaient éviter une rupture totale du parti avec ce qu’avait représenté la Troisième Voie. L’appel de Blair à voter contre Corbyn a sans doute eu l’effet inverse à celui espéré.
Plus profondément, le Labour Party, par ce vote, a rejeté clairement la période blairiste qui avait marqué une véritable rupture avec la culture travailliste, notamment en faisant de ce parti le parti du business, en affirmant que, désormais, patrons et salariés avaient les mêmes intérêts dans la mondialisation de l’économie et que, par conséquent, le parti devait se positionner au centre gauche. Cette révolution du New Labour avait pu s’imposer après quatre défaites électorales de suite et, après la prise du pouvoir par Tony Blair dans le parti, par trois victoires successives. Mais son attitude favorable à la guerre en Irak avait considérablement affaibli sa position. Profitant de cette désignation, le Parti travailliste a voulu fermer la parenthèse blairiste après plusieurs années de flottement. Dans ces conditions, le plus logique était de revenir au parti d’avant Tony Blair. Corbyn incarnait parfaitement cette orientation.
Le problème pour le Parti travailliste, redevenu Old Labour, est qu’un tel parti est incapable de gagner des élections, aussi bien demain qu’hier. Ce vote traduit donc plus ou moins consciemment chez ses membres le choix de l’opposition. Puisque le parti a perdu les élections, il s’agit d’assumer clairement la position d’opposants irréductibles à la politique des Conservateurs. Exercer la fonction tribunitienne de défense du petit peuple et rester fermes sur les valeurs de solidarité, de justice sociale et d’égalité, quitte à demeurer éloigné du pouvoir.
Ce choix traduit une tendance qui est à l’œuvre dans l’ensemble de la social-démocratie européenne et plus largement dans la gauche européenne. Elle éprouve une certaine fatigue du pouvoir, due à son écartèlement permanent entre le rapprochement avec le libéralisme économique quand elle est au pouvoir et le reniement de ce rapprochement quand elle se retrouve dans l’opposition. Le modèle génétique de la gauche demeure marqué par l’hostilité au capitalisme et au libéralisme économique. La greffe blairiste a finalement été rejetée en Grande-Bretagne. Elle a du mal à prendre en France et pourrait être rejetée en Espagne.
Mais, comme l’exemple grec l’a montré, refuser ces logiques économiques interdit à la gauche de gouverner. Car le keynésianisme national que Jeremy Corbyn veut ressusciter est aujourd’hui incompatible avec l’insertion de son pays dans l’économie internationale. Et ce n’est pas la sortie de l’Union européenne qui règlera ce problème. Les travaillistes qui sont attachés à la vocation gouvernementale de leur parti le savent. Pour eux, le choix de dimanche est un véritable désastre. Mais que faire : scissionner comme en 1981, mais avec quelles perspectives politiques ? Ou faire le gros dos en attendant une nouvelle défaite pour sortir la tête de l’eau ? D’ici là, le Parti travailliste peut avoir perdu sa vocation gouvernementale aux yeux des électeurs. C’est bien un tournant historique que vient d’accomplir ce parti, tournant qui confirme la gravité de la crise générale de la social-démocratie.
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