Le dérapage catalan edit
Les événements du 1er octobre en Catalogne viendront alimenter la longue liste des doléances du nationalisme catalan à l’égard de l’État espagnol. L’incompréhension entre les logiques politiques catalanes et l’ordre constitutionnel espagnol est à son comble. Par-delà la classe politique, ce sont aussi des fractures sociales, sentimentales et émotionnelles qui s’agrandissent au point de mettre en danger l’équilibre de toute l’Espagne. Nous avions anticipé cet « accident démocratique » (Telos, le 12 septembre 2017). Rien de ce qui s’est passé dimanche n’était imprévisible. L’analyse des événements ne peut que reprendre l’établissement d’un sombre diagnostic. Une société est en proie à une pathologie politique nationaliste : c’est la société catalane. Et en réaction, l’État espagnol semble désorienté et incapable de trouver les points de dialogue avec cette partie intégrante de l’Espagne. Nous n’allons pas reprendre le fil des explications pour redire comment on en est arrivés là mais plutôt éclairer, à partir de ce qui s’est passé au cours de cette séquence commencée le 6-7 septembre 2017 au Parlement de Catalogne et jusqu’au 2 octobre, une situation devenue plus inextricable que jamais et qui représente la plus grave crise traversée par l’Espagne depuis la Guerre Civile.
La logique unilatérale: une montée aux extrêmes
Les images des violences policières lors de la journée de vote du 1er octobre 2017 sont présentées comme une victoire médiatique des indépendantistes. Pour tous ceux qui ignorent tout ou presque tout de la question catalane, nul doute que voir des forces de l’ordre empêcher l’accès à un bureau de vote renvoie à des images d’un autre âge ou d’un autre lieu. Dans le cas espagnol, convoquer alors les vieux souvenirs franquistes est d’une efficacité émotionnelle assurée. Ces images sont plus fortes que celles de bureaux de vote sans isoloirs, de bulletins sans enveloppes, de vote sans listes électorales, d’urnes déposées dans la rue et remplie spontanément… ou encore d’un résultat présenté par la Generalitat de Catalogne qui aboutit à un total de 100,88% (oui 90,09% ; non 7,87% ; blancs 2,03% ; nuls 0,89%) !
Ces faits nous disent une seule chose : le 1er octobre symbolise l’échec de la politique. D’un côté, les autorités catalanes ont choisi une logique de confrontation pour conduire à une cassure irréparable. De l’autre, le gouvernement de Mariano Rajoy a suivi cette logique en invoquant la défense de l’État de droit et celle de la Constitution mais il a été piégé par la détermination absolue des indépendantistes catalans. Précisons que l’action des forces de l’ordre obéissait à des mandats judiciaires. Cette précision n’est pas donnée pour justifier ou non l’action des forces de l’ordre mais pour rappeler le mécanisme de l’État de droit espagnol. Elle est importante pour montrer la dissymétrie des actions qui ont préludé au 1er octobre : d’un côté, des institutions, la Generalitat et le Parlement de Catalogne, qui s’affranchissent du cadre légal et de l’autre, un État qui respecte la lettre et l’esprit de la constitution et qui s’en trouve piégé.
Les indépendantistes catalans ont choisi cette montée aux extrêmes. Elle est partie intégrante de leur feuille de route. Dans cette crise catalane, l’initiative a toujours été du côté des nationalistes. On peut d’ailleurs le déplorer. Quant au discours indépendantiste, il est d’une telle mauvaise foi que le débat et le dialogue sont impossibles. Le vote du 1er octobre était la « récupération des libertés catalanes » ? Comment peut-on oser afficher une telle contre-vérité après 35 élections libres depuis 1977, trois consultations référendaires et 40 ans de liberté absolue d’expression et de réunion ? Et comment oser le dire après la parodie électorale de ce dimanche chaotique ?
On ne reviendra pas sur les conditions dans lesquelles la loi référendaire a été votée en urgence, au cours d’une seule lecture et en violation du Statut d’autonomie de la Catalogne qui prévoit une réforme statutaire dès lors qu’elle est votée à la majorité des 2/3, bien que ces conditions disent déjà tout le problème politique de l’attitude des indépendantistes. La pseudo-campagne électorale n’a été qu’une suite de réactions aux actions judiciaires déclenchées par les recours du gouvernement central. Du 7 septembre au 29 septembre, l’ambiance en Catalogne n’a cessé de se dégrader. Le président Carles Puigdemont a traité l’État espagnol « d’État fasciste » et les forces de sécurité « de forces d’occupation ». Ce vocabulaire et cette disqualification sont-ils possibles de la part du plus haut représentant de l’État espagnol en Catalogne ? Dans l’esprit de Carles Puigdemont, elles l’étaient puisqu’elles visaient justement à créer de l’irréparable. Qui plus est, il a pu surfer sur le sentiment catalan, prompt à s’indigner des atteintes supposées ou réelles à la dignité du peuple catalan. Ainsi la dérive des autorités catalanes s’est-elle appuyée sur un indéniable appui social qui donne l’impression d’une dialectique entre sentiment social et action politique alors que nous sommes dans une instrumentalisation politique des émotions sociales. Qu’on reproche au gouvernement de Madrid de ne pas l’avoir compris est légitime. Mais qui l’a vraiment vu ?
La montée aux extrêmes a été la logique suivie par les indépendantistes catalans. C’est la ligne de l’unilatéralisme et c’est sans doute celle-là qui triomphera dans les jours à venir avec une déclaration unilatérale d’indépendance. Celle-ci achèvera de ruiner les voies de dialogue entre Barcelone et Madrid.
Une unité de façade
Cette stratégie est le résultat des conditions politiques du nationalisme en Catalogne. Le socle parlementaire des indépendantistes dépend des 10 voix cruciales de la Candidature d’Unité Populaire, ce parti révolutionnaire et radical qui a déjà annoncé que dans la future république catalane, les églises seraient transformées en écoles de musique ou en économat… La dérive indépendantiste a des raisons endogènes, mais elle est accélérée par cette équation politique. Le 2 octobre, La Vanguardia, journal libéral et catalaniste, appelait, dans un éditorial très pondéré, à s’affranchir de la logique unilatérale et à se défaire des pressions ultra-radicales. Le mantra de l’indépendance a annihilé toute rationalité politique et les actions du gouvernement catalan en témoignent de manière désolante.
Cela explique l’unité constitutionnelle qui s’est exprimée avec force dimanche soir. Après l’intervention du chef du gouvernement Mariano Rajoy qui disqualifiait le référendum tenu dans la journée, le secrétaire général du PSOE, Pedro Sánchez, annonçait son soutien à l’État de droit et, précisant qu’il ne partageait pas les options du gouvernement de M. Rajoy, il expliquait que le PSOE ne se trompait pas de camp. Quant aux centristes d’Albert Rivera (Ciudadanos), ils ont soutenu la position de Mariano Rajoy. Quant à Pablo Iglesias (Podemos), il était dans une position de plus en plus intenable : il a voulu coaguler la protestation nationale catalane à une action contre Rajoy et le Parti Populaire. C’est la raison pour laquelle Ada Colau (Podemos), la maire de Barcelone, n’a cessé de s’aligner progressivement sur les positions du gouvernement catalan. Elle a voté blanc… mais seuls 2% des votants l’ont suivi dans ce choix ! Podemos ne sort pas indemne de cette crise dans laquelle le parti a montré que la seule ligne qu’il est capable de suivre est celle de la politique du pire, pourvu qu’une crise majeure permette un grand chamboulement politique. On n’est pas lecteur de Lénine pour rien…
Pour autant, le bloc constitutionnel ne présente pas une unité très solide. Dès le 2 octobre, Pedro Sánchez appelait à un dialogue entre Mariano Rajoy et Carles Puigdemont. Vœu pieu au regard des conditions dans lesquelles ce dialogue pourrait se nouer. Quant à Albert Rivera, il demande au gouvernement d’avoir recours à l’article 155 de la Constitution qui permettrait de suspendre l’autonomie de la Catalogne. Cette suspension serait le prélude à un retour à la normale via des élections régionales anticipées en Catalogne. En vérité, la gravité de la crise est telle que les calculs politiques des uns et des autres empêchent d’en prendre la vraie mesure pour proposer une issue crédible et durable. Il ne s’agit pas de calmer pour quelques années la question catalane. Il s’agit d’y donner une réponse.
Et maintenant ?
Dans ses derniers messages de roi, l’ancien roi Juan Carlos regrettait le temps de « la grande politique » et il évoquait le temps de la Transition (1976-1978). Se souvient-on en France, mais aussi en Espagne, que parmi les sept rédacteurs de la Constitution, il y avait deux élus catalans (Miquel Roca i Junyent pour les nationalistes et Jordi Solé Tura pour le Parti Socialiste Unifié de Catalogne) ? Pourquoi ce compromis de 1978 ne fonctionne plus ?
À ceux qui pensent que cela est dû aux conditions mêmes de la Transition et à une sorte de tutelle franquiste qui aurait pesé sur la rédaction de la Constitution, il faut répondre avec fermeté que cela relève d’une lecture idéologique et politique dont le but est de délégitimer ce pacte démocratique. Écrivant cela, je ne plaide pas pour l’immobilisme : toute constitution peut être réformée voire réécrite. Il faut pour cela une grande discussion politique capable d’accoucher d’un consensus social et culturel.
Je rappelle ces faits pour souligner la pathologie dont souffre le système espagnol et qui est, peut-être, en tout cas je me risque à en formuler l’hypothèse, la faible loyauté constitutionnelle de certaines institutions. Elle explique le jeu des partis qui ont fragilisé le socle commun espagnol pour des raisons strictement partisanes.
Au premier rang des institutions déloyales, la Generalitat de Catalogne. Avec Carles Puigdemont à sa tête, on a atteint des proportions qu’aucun pays européen n’aurait toléré. On n’ose imaginer comment la Cour constitutionnelle de Karlsruhe aurait censuré un président de Land se comportant ainsi ! Mais ce qui est très visible ne doit pas masquer le clientélisme que les différentes communautés autonomes ont alimenté au mépris des règles juridiques. L’hyperdécentralisation espagnole a créé une sorte de concurrence régionale qui s’adossait à des logiques politiques et clientélaires. La corruption politique, dont aucun parti n’est exempt, est un autre signe grave de déloyauté institutionnelle.
Mais ce sombre diagnostic n’invalide ni l’architecture institutionnelle de l’Espagne, ni le modèle décentralisé. Il rappelle simplement que les institutions restent tributaires de la qualité des femmes et des hommes qui les incarnent. L’Espagne, et la Catalogne, sont en mal d’incarnation.
Je sais bien que cette analyse politique présente une lacune que ceux qui sont proches des thèses nationalistes catalanes me reprocheront. Quelle part fais-je au sentiment puissant et enraciné socialement que les Catalans ont vis-à-vis de l’Espagne dont ils affirment souffrir depuis trop longtemps « le mépris » (Jordi Savall) ? C’est une réalité culturelle, sociale et identitaire forte. Elle est solide. Mais de même que le nationalisme est une construction sociale, de même ce sentiment relève d’une construction sociale (ce qui ne veut pas dire qu’il soit sans fondement et purement chimérique). Une sortie de la crise catalane passe aussi par un travail d’introspection de la société catalane elle-même. Puisse-t-elle comprendre, avec Paul Valéry, que l’histoire est parfois « le plus dangereux produit que la chimie de l’intellect ait pu élaborer » et que l’avenir ne passe pas forcément par le ressassement du passé. Il peut s’inventer positivement…
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