Le labyrinthe catalan edit
Au moment où se tient depuis le 12 février à Madrid devant le Tribunal suprême le procès de douze dirigeants indépendantistes catalans accusés de sédition, rébellion, organisation d’un référendum illégal le premier octobre 2017 et proclamation de la République catalane, la lecture de l’ouvrage de Benoît Pellistrandi, Le Labyrinthe catalan (Desclée de Bouwer, 2019) est indispensable pour comprendre comment s’est nouée et développée la crise catalane et quelle est sa nature véritable.
L’intérêt du livre est double. Il rappelle et analyse les faits qui ont marqué l’évolution de la crise, en en recherchant les ferments dans l’histoire longue des relations souvent dramatiques entre Barcelone et Madrid et en insistant également sur les effets de la grande crise financière de 2008 sur son accélération. Mais surtout, l’auteur, s’engageant personnellement dans le débat, développe sa propre lecture de la crise, mettant clairement en cause la responsabilité des indépendantistes dans le cours qu’elle a prise dans les années récentes. Pour Benoît Pellistrandi, quelles que soient les raisons historiques et économiques qui ont pu jouer un rôle dans cette crise, celle-ci est d’abord une crise politique, construite de toutes pièces par les indépendantistes. Il centre donc son analyse sur la conjoncture politique qui a amené la tenue du référendum de 2017, refusant de surestimer la part de la détermination historique. Cette crise est d’abord, selon lui, le résultat de stratégies politiques court-termistes, souvent improvisées, adoptées par les dirigeants indépendantistes, lancés dans une fuite en avant sans mesurer ce que pouvait signifier l’indépendance de la Catalogne dans le cadre à la fois national et européen.
Il estime que la stratégie actuelle des indépendantistes catalans de confrontation directe avec l’État espagnol menace gravement la culture du compromis démocratique et de l’oubli des combats passés introduite avec l’adoption de la Constitution de 1978, votée à 91% par les Catalans, compromis établi entre les élites nationales et régionales et dont la condition avait été la reconnaissance de la pluralité des nationalités par une décentralisation et une régionalisation sans équivalent en Europe. Ce nouvel « État des autonomies » avait créé 17 « communautés autonomes ». Le projet des indépendantistes a généré une crise majeure non pas seulement de l’identité espagnole mais du projet démocratique du pays lui-même, remettant en question cet acquis démocratique par une critique radicale des relations inscrites dans le cadre constitutionnel qui s’appuie sur l’unité indissoluble de la nation espagnole. « La crise catalane actuelle, écrit l’auteur, n’est pas un aboutissement d’une situation de malaise qui finit par exploser mais bien une réponse conjoncturelle à une situation de consensus constitutionnel qui aurait pu devenir une nouvelle culture politique après 78 ».
La question posée par Benoît Pellistrandi est donc la suivante : « Pourquoi le nationalisme catalan est-il devenu le pire ennemi de la démocratie espagnole ? » La crise, s’est, selon lui, nouée autour de la double question : « L’Espagne est-elle un État ou un État-nation ? La Catalogne n’est-elle pas une nation et si oui, ne pourrait-elle pas être un État ? ». Tout a commencé le 16 juillet 1998 avec la « Déclaration de Barcelone » signée par les nationalistes basques, catalans et galiciens : « Après 20 ans de démocratie, l’articulation de l’État espagnol comme État plurinational reste non résolue. Il convient de commencer une nouvelle étape au cours de laquelle nos réalités nationales seront reconnues par l’État et l’Europe ». Un nouveau statut de la Catalogne, voté par son Parlement en 2005, fut annulé partiellement par le Tribunal constitutionnel en 2010, et, en particulier, son préambule qui définissait la Catalogne comme une nation. La manifestation organisée à Barcelone pour protester contre cette annulation a rassemblé près d’un million de personnes. L’engrenage qui va conduire à la situation actuelle pouvait alors s’enclencher.
À partir de ce moment, la vie politique espagnole va s’installer progressivement dans une double logique : le clivage politique classique gauche/droite et l’affrontement centre/périphérie, mettant à l’épreuve le pacte passé en 1978 entre les libéraux et les sociaux-démocrates. Le passage du nationalisme à l’indépendantisme déplace alors les lignes de clivage au profit des lignes de fracture. Les stratégies adoptées par les indépendantistes vont produire une série d’implications graves pour la démocratie espagnole et pour la Catalogne elle-même.
Les indépendantistes vont instrumentaliser le passé en construisant l’image fantasmée d’une nation catalane humiliée et méprisée par le centre castillan, gommant la rupture démocratique de 1978 au profit de la continuité de l’oppression franquiste. La victoire du Parti populaire de Rajoy aux élections nationales de novembre 2011 créera ainsi les conditions d’un bras de fer avec le centre sans solution dans la mesure où le nouveau gouvernement, s’appuyant sur le terrain de la légalité constitutionnelle, n’est pas plus ouvert à une véritable négociation que les indépendantistes eux-mêmes qui sont engagés dans une stratégie unilatéraliste.
Les stratégies adoptées par les différentes tendances indépendantistes vont les amener, dans leur volonté de surimposer en Catalogne le clivage entre indépendantistes et anti-indépendantistes au clivage gauche/droite, à tenter de s’unir. Ce qui amène à partir de 2012 à une entente puis, après 2015, à une alliance entre la CiU de centre droit et l’ERC de gauche, alliance qui gagne les élections régionales. La majorité indépendantiste a besoin en outre du soutien de la CUP, d’extrême-gauche, qui la tiendra désormais en otage. Tout sépare alors ces différentes tendances hormis la question de l’indépendance elle-même. Le Parti socialiste catalan est marginalisé alors qu’historiquement ce parti jouait le rôle de courroie de transmission entre Madrid et Barcelone. Avec Carles Puigdemont à la tête de la Generalitat, incarnant ce faux consensus, la dynamique indépendantiste va s’accélérer.
Le mouvement va alors perdre, selon Benoît Pellistrandi, tout sens des réalités et s’enfermer dans un monde parallèle, rêvant une unanimité catalane qui n’existe pas en utilisant la procédure du référendum pour l’affirmer et la légitimer. Les indépendantistes organisent ainsi le 9 novembre 2014 une consultation contre laquelle le Tribunal constitutionnel émettra un avis de suspension. Ce moment est important. Les deux questions posées sont les suivantes : « voulez-vous que la Catalogne soit un État ? Et, si oui, voulez-vous qu’il soit un État indépendant ? 80% des votants répondront oui aux deux questions. Mais, lors de ce vote, 37% seulement des six millions d’électeurs ont participé – une abstention qui ne signifie pas l’indifférence mais le refus de participer à une consultation contestée et entachée d’illégalité. Seulement 29% des inscrits ont voté pour l’indépendance. Cette dissymétrie entre inscrits et exprimés va créer une coupure croissante de la société, les indépendantistes s’enfermant dans une logique militante opposée à la logique institutionnelle. La nouvelle majorité de 2015 va s’engager à organiser un véritable référendum sur l’indépendance qui se tiendra le premier octobre 2017. 90% des votants se prononcent pour l’indépendance mais ils ne sont que 2,2 millions à se déplacer et des doutes s’élèvent sur la régularité du scrutin. Le Tribunal constitutionnel suspend l’application de la loi référendaire. Puigdemont s’enfuit en Belgique. L’erreur capitale des indépendantistes, estime Benoît Pellistrandi, a été de prendre pour plus solide qu’elle n’était cette majorité indépendantiste sortie des unes. En réalité, la population catalane est gravement divisée. En 2016, l’opinion indépendantiste avait atteint 47% contre 42%. En janvier 2018, la majorité s’était retournée, 53% se prononçant, d’après les sondages, contre l’indépendance.
L’auteur voit dans la stratégie des indépendantistes une dérive pathologique en ce sens qu’elle est à la fois raciste, divisive et antidémocratique. Raciste en poussant à l’extrême la vision du nationalisme ; divisive en opérant une coupure des Catalans en deux camps opposés, et anti-démocratique en rendant problématique la question même de la démocratie espagnole. Sont-ce les Espagnols comme citoyens qui sont porteurs des droits garantis par la Constitution ou non ? « Sont-ce les territoires qui donnent des droits ou les citoyens espagnols qui en sont porteurs » ? Quel est donc le lien existant désormais entre nationalisme et démocratie ? « Les nationalistes sont-ils donc devenus antidémocratiques en Espagne » ? Que devient alors la Constitution espagnole elle-même ? La stratégie indépendantiste n’est-elle pas en réalité révolutionnaire ? Telles sont les questions posées par l’auteur qui partage l’accusation de déloyauté institutionnelle portée par le roi lui-même à l’encontre des indépendantistes.
Benoît Pellistrandi, en conclusion, estime que la stratégie des indépendantistes prive l’ensemble des Espagnols de leur souveraineté affirmée dans la Constitution, sapant ainsi délibérément le consensus institutionnel instauré en 1978 et hypothéquant les grands enjeux nationaux au Parlement espagnol. S’il estime que cette stratégie ne peut qu’être mise en échec, il n’en exprime pas moins une grande inquiétude pour l’avenir, estimant que « le nationalisme restera le socle identitaire de la Catalogne ». La chute récente du gouvernement espagnol du socialiste Pedro Sanchez, dont la survie reposait sur l’appoint des indépendantistes catalans et qui avait adopté à leur égard une attitude plus ouverte que celle du PP, chute provoquée entre autres par les indépendantistes catalans eux-mêmes, confirme que l’avenir de la Catalogne est plus qu’incertain. Si les prochaines élections législatives, fixées au 28 avril prochain, donnent une majorité de droite, les tensions entre le gouvernement central et la Catalogne pourraient s’approfondir encore ; si l’appui des nationalistes demeure au contraire indispensable pour le futur gouvernement, un nouveau blocage est probable. L’Espagne n’en a pas fini avec le problème catalan.
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