Le nouvel ordre partisan: trio ou quatuor? edit
Le premier tour des élections départementales rassure tout le monde : la droite et le centre parce qu’ils font la course en tête, le Front national parce qu’il continue de progresser, la gauche plurielle parce qu’elle totalise un nombre de voix voisin de celui du bloc victorieux et qu’elle ne doit qu’à ses divisions, donc à une faute réversible, son effondrement programmé en nombre de sièges et de présidences. Les commentateurs entonnent l’air d’un nouveau « tripartisme », promis selon eux à un bel avenir. Le nouveau système partisan serait formé de trois blocs : l’extrême droite populiste, la droite et le centre traditionnels, et la gauche, toutes les gauches potentiellement réconciliées. C’est cette lecture tripartisane du nouvel ordre politique qui sous-tend la quasi-totalité des analyses actuelles et nourrit l’optimisme des acteurs politiques en général et des socialistes en particulier. Dans ce jeu à trois, en effet, le Front national fait certes un peu peur mais il est clairement distancé par ses deux grands concurrents. Son audience s’accroît régulièrement mais son pouvoir de nuisance se réduit dès lors qu’il prélève également sa dîme électorale à droite et à gauche. La seule hypothèse qui demeure ouverte pour la formation de Marine Le Pen, c’est la prise de pouvoir en solitaire. Les résultats du premier tour des élections départementales montrent toutefois que cette perspective reste largement chimérique. Le tennis droite-gauche peut continuer.
Les amis de François Hollande et de Manuel Valls ont non seulement la satisfaction de ne pas avoir perdu la guerre mais, cerise sur le gâteau, celle de gagner le grand prix de vertu de la République. Sans doute, sauf exception locale digne d’éloge, ne poussent-ils pas l’abnégation jusqu’à envisager une stratégie de désistement au profit du « candidat républicain » le mieux placé mais ils consentent tout de même, au cas où leur propre candidat serait éliminé à l‘issue du premier tour, à appeler leurs électeurs à voter UMP plutôt qu’à se réfugier dans l’abstention. C’est ce que l’on pourrait appeler « le front républicain d’outre-tombe », l’appel du mort à choisir le moins mauvais des survivants. On peut ironiser sur la réalité du sacrifice ainsi consenti, force est toutefois de constater que Nicolas Sarkozy s’est, quant à lui, interdit de hiérarchiser de la sorte ses préférences électorales entre le parti avec lequel il « n’a rien de commun » et celui dont il se contente de combattre la politique.
On peut toutefois se demander si une lecture aussi rassurante pour les socialistes du premier tour des élections départementales ne repose pas sur un vice de construction. Le tripartisme célébré sur tous les tons depuis le soir du 22 mars ne serait-il pas un trompe-l’œil dissimulant l’apparition d’un ordre politique devenu résolument quadripartite : extrême droite populiste, droite et centre traditionnels, bloc socialiste, extrême gauche populiste ? En d’autres termes, le prétendu bloc de gauche supposé faire jeu égal ou supérieur avec les deux autres n’en serait pas un mais serait constitué de deux sous-ensembles radicalement distincts, séparés par un fossé aussi profond qu’aux heures chaudes de la guerre froide. Loin d’être l’effet d’une inconséquence tactique réversible, la désunion entre la gauche de gouvernement et la « gauche de gauche » présente en effet un caractère structurel et traduit l’existence de deux visions incompatibles de l’économie, de la société, de l’ordre international et même de la démocratie. Cette lecture quadripartite de l’ordre politique emporte deux conséquences précises :
1 / La situation de la gauche se présente sous un jour nettement moins enviable, les deux composantes qui la constituent n’ayant pas davantage lieu de voir leurs électorats additionnés que ceux de la droite et de l’extrême droite. Sans doute l’extrême gauche ayant vu une bonne partie de son électorat siphonné par le front National, plafonne-t-elle désormais, toutes chapelles confondues, autour de 10% des suffrages, mais la perte de cet appoint décisif ramène la gauche de gouvernement à un étiage d’environ 25% et risque de l’écarter durablement du pouvoir.
2/ Ce n’est pas l’UMP mais la gauche qui est en retard sur la voie de la clarification politique et même morale de ses alliances. On comprend que François Hollande et Manuel Valls soient tentés de réactiver le mythe de l’Union de la Gauche dans la mesure où il n’est pas totalement mort dans l’opinion et où, la frontière séparant les gauches de gouvernement et de contestation sont à la fois trop épaisses et trop poreuses pour être précisément délimitées et reconnues. Point de ligne de partage bien tranchée en effet entre les deux pôles mais un subtil dégradé allant sans vraie solution de continuité des frondeurs du PS aux sectes trotskistes en passant par les Verts, le Parti Communiste et le Parti de Gauche. Il suffisait toutefois d’entendre sur les plateaux de télévision du 22 mars les amis de Jean-Luc Mélenchon s’étrangler d’indignation à l’idée de faire cause commune avec le Parti socialiste pour comprendre que ce qui oppose les deux gauches n’est pas un conflit de basse intensité comparable en quelque sorte aux différences programmatiques entre l’UMP et l’UDI. Les deux frontières séparant d’un côté les partis populistes et de l’autre l’UMP, l’UDI et le PS constituent les vraies lignes de partage opposant en France comme dans le reste de l’Europe des choix économiques, sociaux et européens radicalement antagonistes. De ce point de vue, si insatisfaisant que soit le « ninisme » de Nicolas Sarkozy, il est déjà plus en phase avec la réalité de notre temps que les appels à l’union des gauches émanant d’un Premier ministre qui n’a cessé de surfer sur les divisions de celles-ci et d’un Président de la République qui entend rassembler son camp mais sans changer ni de politique ni de Premier ministre !
J’entends bien le cœur des indignés : comment pouvez-vous mettre sur le même plan l’extrême gauche anti capitaliste et révolutionnaire et l’extrême droite raciste et xénophobe ? Comment pouvez-vous ne pas voir la différence de nature entre des divergences politiques et un choc de valeurs ? Sans doute le Front National s’est-il positionné sur des créneaux comme le refus de l’immigration et la haine de l’Islam que la gauche de la gauche a refusé d’occuper, ce qui du reste a contribué pour une large part aux déconvenues électorales de cette dernière. Il n’en serait pas moins profondément réducteur de prétendre éliminer du contentieux entre la gauche et l’extrême gauche tout ce qui touche aux valeurs. Les positions de Jean-Luc Mélenchon et de ses amis sur le Tibet, la Syrie, Poutine, l’opposition vénézuélienne ou l’assassinat de Nemtsov ne sont pas moins lourdes de menaces sur le pluralisme politique, les libertés fondamentales et les droits de l’homme que les imprécations anti-immigrés de Marine Le Pen.
L’essentiel est pourtant ailleurs : dans l’indivisibilité européenne du combat de l’extrême droite et l’extrême gauche contre l’économie de marché, la société ouverte et la construction de l’Europe. En France le vecteur principal de ce combat est le Front national et l’extrême gauche ne joue qu’un rôle d’appoint. En Grèce et en Espagne ce sont au contraire les populistes de la gauche profonde qui mènent la danse. L’Italie fait la synthèse : personne ne sait si « cinque stelle » est d’extrême droite ou d’extrême gauche ! Ce qui est en cause dans la France et dans l’Europe d’aujourd’hui, c’est le sort de ce que les peuples du vieux continent ont fait de meilleur dans leur histoire : la construction d’une Europe libre, ouverte, sure et respectueuse des droits fondamentaux. Dans les combats électoraux qui les attendent, la droite, le centre et la gauche gagneraient à comprendre qu’ils sont, bon gré mal gré, les dépositaires communs d’un trésor menacé.
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