Le peuple, le droit, la science et le chef edit
La révolte au nom du « peuple » n’a été, en décembre dernier, que l’une des dimensions du découragement actuel d’une partie des citoyens à l’endroit de la démocratie représentative et du débat pacifique dans l’espace public qui en est inséparable. Les propositions de généralisation du référendum ou de nouvelles assemblées de citoyens ont évidemment frappé les esprits. Mais les divers appels à la démocratie directe ne sont qu’une des formes de ce découragement. Parallèlement aux manifestations des Gilets jaunes – et parfois en réaction contre l’abandon de certaines mesures obtenu par ceux-ci – deux pétitions (L’affaire du siècle, lancée par quatre associations de défense de l’environnement, et l’appel du 30 décembre relatif aux migrants publié par 14 associations) ont manifesté une volonté de contourner la démocratie représentative d’une autre manière, en faisant appel au droit, à la science et à la promesse du chef.
Le levier principal de l’action politique démocratique ne passerait plus par les élus du peuple et le débat démocratique au sein des assemblées et dans l’ensemble de l’espace public, mais par les juges, les savants et le chef – en l’occurrence un Président sommé de tenir immédiatement et à la lettre ses promesses, sans aucune considération pour le processus politique par lequel celles-ci peuvent devenir effectives. Cette défiance générale à l’égard de la représentation démocratique me paraît bien aussi importante et dangereuse que celle dont témoigne la révolte des plus radicaux des Gilets jaunes.
La pétition L’affaire du siècle est emblématique à cet égard. Les inquiétudes dont elle témoigne (que de nombreux citoyens et l’auteur de ces lignes partagent) sont bien réelles, et il faut espérer qu’elle aura finalement un impact positif. Mais on doit bien constater qu’elle fait explicitement l’impasse sur le processus proprement politique : c’est au nom de « l’intérêt général », des « innombrables cris des plus fragiles », des « droits fondamentaux » et des travaux des « scientifiques » que cette initiative fait appel aux juges considérés comme le « levier » principal d’une action visant à faire respecter les « engagements climatiques » du Président. La démarche de la pétition des 14 associations, relative aux migrants, est identique : elle vise à faire valoir les « droits élémentaires » de ceux-ci, en exigeant du Président, oublieux de sa promesse de juillet 2017 (« je ne veux plus, d’ici la fin de l’année, avoir des hommes et des femmes dans les rues, dans les bois ou perdus ») qu’il mette fin à la « mise en danger délibérée » de la vie des migrants.
Ces deux pétitions, parce qu’elles défendent des causes plus incontestables que les appels confus au référendum permanent ou aux assemblées prétendument populaires, risquent de ne pas être perçues comme participant de la même défiance à l’endroit de la politique démocratique. Elles sont bien cependant animées par la volonté de remplacer les élus et les dirigeants par les juges, les experts ou les chefs – une tentation aussi vieille que la démocratie représentative.
Le droit invoqué, dans ce genre d’appel, n’est pas en effet le droit positif – une loi nationale ou un accord international – mais un droit abstrait (les « droits fondamentaux »). Même lorsque, dans le meilleur des cas, il est fait référence à des textes ayant valeur constitutionnelle (la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) ou à des chartes européennes ou internationales, le processus par lequel de tels droits doivent être interprétés politiquement est systématiquement passé sous silence. Un tel rejet de la médiation politique équivaut à faire de ces droits fondamentaux – qui sont, faut-il le rappeler, des droits historiques, que des nations ou des organisations supra-internationales ou internationales se donnent et inscrivent dans des déclarations solennelles difficilement modifiables – des droits transcendants, qui n’ont plus pour fonction d’être des veto du peuple contre les majorités tyranniques, mais devraient permettre de déduire de manière automatique les décisions politiques concrètes. Marcel Gauchet, il y a bientôt 40 ans, écrivait que « les droits de l’homme ne sont pas une politique ». Il est essentiel de le rappeler aujourd’hui. Car si nous pouvions déduire du droit les décisions politiques, les institutions démocratiques représentatives et le débat public n’auraient plus aucune raison d’être.
Une même automaticité de la décision politique est le rêve qui sous-tend les appels à gouverner sur la seule base des travaux des experts scientifiques. La nécessaire prise en compte de ces travaux dans le processus d’élaboration démocratique de la loi est là encore confondue avec la déduction de celle-ci, cette fois à partir de la science. Il est frappant de constater que la méfiance dont le savoir scientifique fait l’objet dans une partie de l’opinion n’empêche pas certains citoyens, lorsqu’ils sont confrontés à la lenteur ou à l’impuissance de la politique démocratique, d’invoquer le savoir à l’encontre du pouvoir politique. Il est clair que le positivisme et la technocratie sont loin d’être l’apanage des administrations nationales et des institutions européennes.
Il en va enfin de même, et de manière particulièrement paradoxale, avec l’injonction adressée aux chefs de l’exécutif : « respectez vos promesses ! ». Constater qu’il est fait un usage abusif de celles-ci dans les démocraties – tout particulièrement dans les régimes présidentiels – est une chose. Nous n’avons guère progressé en passant des programmes clés en main de plusieurs centaines de pages à de courtes listes hétéroclites de promesses censées être plus parlantes pour l’électorat que des orientations générales cohérentes. Mais cela ne doit pas nous faire oublier que les promesses ne peuvent devenir effectives que par l’interprétation politique qu’en font non le seul pouvoir exécutif (ou plutôt une branche de celui-ci), mais les institutions démocratiques dans leur ensemble. Étrangement, ceux qui considèrent que le pouvoir du Président français est exorbitant sont les premiers à exiger que les décisions politiques soient déduites automatiquement de ses promesses – ce qui équivaut à rétablir le mandat impératif qui, parce qu’incompatible avec le débat démocratique et le fonctionnement des institutions représentatives, seuls capables de faire émerger cette synthèse que l’on nomme le bien commun, a été abandonné dans toutes les démocraties représentatives.
Le rêve d’une automaticité de la décision politique, l’idée selon laquelle cette dernière pourrait être déduite sans médiation de la supposée volonté du peuple, du droit abstrait, du savoir des experts ou encore des promesses du chef – n’est pas seulement un contresens théorique sur la nature de la démocratie représentative (le fantasme d’une politique algorithmique). C’est d’abord et surtout, bien concrètement, un danger pour celle-ci, car il n’existe pas d’automaticité sans arbitraire. On ne peut affirmer que les décisions politiques doivent être déduites que si l’on a préalablement interprété à sa guise la notion de peuple (en faisant de tel ou tel groupe de citoyens un vecteur privilégié de l’expression de sa volonté), ou préalablement interprété le droit (en injectant dans les formules vagues de celui-ci la décision que l’on prétend en déduire), ou la science (en sélectionnant une voie possible parmi toutes celles qui permettent de résoudre les problèmes qu’elle diagnostique – qu’il s’agisse d’économie ou d’environnement) ou bien encore les promesses du chef (en les interprétant en fonction de ses intérêts, et sans craindre de se contredire en demandant par ailleurs au chef d’abandonner certaines de ses promesses). Si l’on donnait réalité à ce fantasme d’un gouvernement algorithmique, la politique, loin de devenir objective, ne serait plus faite par tous, mais par chacun.
Ajoutons que les citoyens ne seraient pas tentés par l’automaticité et l’arbitraire s’ils n’avaient pas un fort sentiment d’impuissance face à la politique démocratique. Ce sentiment, aujourd’hui, va bien au-delà de la traditionnelle impatience face à la lenteur parfois nécessaire du processus démocratique. Il s’enracine dans le découragement de tous ceux qui estiment que la communauté nationale n’entend plus leur voix (que celle-ci demande une augmentation du pouvoir d’achat, des mesures fortes en faveur de l’environnement ou une politique française et européenne lisible et décente en matière d’immigration). Il est clair que ces voix, dans les démocraties d’aujourd’hui, sont plus nombreuses et contradictoires que jamais. Mais il n’existe aucune autre méthode que la politique démocratique pour tenter de les accorder. La démocratie représentative a été inventée précisément parce que l’on ne peut déduire aucune décision efficace, juste et durable du supposé peuple, du droit abstrait, du savoir scientifique ou de la volonté du chef.
Il reste à espérer que les impasses ou les échecs sur lesquels ces rêves déboucheront inévitablement contribueront à nous ramener sur le seul terrain où nos problèmes peuvent être résolus, celui de la politique démocratique, c’est-à-dire des institutions représentatives et du débat dans l’espace public – un débat qui, dans toute démocratie digne de ce nom, doit avoir pour objet non seulement le bien commun, mais aussi le cadre qui permet de déterminer celui-ci, comme vient opportunément de le rappeler la récente relance du projet de réforme des institutions.
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