Le réformisme est une idée neuve en France edit
L'affaire du CPE a montré à quel point le réformisme se portait mal en France. Investies de la souveraineté populaire, nos élites oscillent parfois entre l'immobilisme consensuel et le volontarisme étatique aux accents bonapartistes. Pourquoi ?
La France est l'héritière d'une tradition révolutionnaire qui s'est construite sur l'idée même de rupture. Rompre, c'est changer le monde, créer une nouvelle donne et faire que rien ne sera plus comme avant. Cet imaginaire de la rupture est très valorisé par la société française. Il a longtemps été monopolisé par la gauche qui prônait le mouvement face à une droite qui voulait conserver un ordre social favorable à ses intérêts. Mais pendant les Trente Glorieuses, la radicalité de ce discours a été sérieusement atténuée par deux facteurs essentiels : le surcroît de richesse qui permit de garantir une augmentation régulière des revenus doublée d'une sécurité forte de l'emploi, le tout coiffé par un Etat garant d'un pacte social territorialisé. Dans un contexte aussi favorable, la faiblesse des corps intermédiaires n'apparaissait pas comme un problème majeur, d'autant que l'Etat était loin en France d'être un Etat libéral. Il était social, même s'il ne fut jamais social-démocrate.
Aujourd'hui, la situation est fort différente. C'est le capitalisme mondialisé qui est devenu révolutionnaire et c'est lui qui veut changer l'ordre des choses. Il est définitivement extirpé du cadre national dans lequel il était engoncé. Le capital est devenu mobile, tandis que le travail reste pour sa part largement immobile. Le capital financier circule sans difficulté d'un pays ou d'une région à l'autre, le capital physique n'a plus l'immobilité des temps des mines et de l'industrie lourde ; les emplois se créent dans les services et disparaissent dans l'industrie ; face à cette mobilité des outils de production, les travailleurs sont de leur côté de moins en moins mobiles sauf lorsqu'ils sont très qualifiés et qu'ils ont l'assurance de pouvoir toujours trouver un emploi en adéquation avec leur formation. Les autres en revanche sont tentés de s'inscrire dans un terroir comme pour s'ancrer face à un processus de déracinement. La mondialisation n'est dans ces conditions rien d'autre que la fin du compromis social national.
Dans ce contexte nouveau, l'Etat conserve d'importantes responsabilités. Il doit rendre le territoire national plus attractif au plan des infrastructures, des services et de la formation. Il doit assurer le fonctionnement des services, il a un rôle essentiel à jouer, par exemple dans le développement durable et le développement de la responsabilité sociale des employeurs. Mais il n'est plus dans la position de surplomb qui était la sienne. Au-delà des responsabilités régaliennes, sa légitimité se redéfinit à travers sa capacité à interagir avec les autres acteurs, qu'ils soient agents économiques, collectivités locales ou syndicats. Du coup, la légitimité du politique ne se confond plus avec la légitimité politique. Autrement dit, il ne suffit pas de se draper dans la toge de l'intérêt général pour se croire autorisé à agir sans contrainte. Or c'est précisément cette transformation du politique que les élites de notre pays n'arrivent pas à assumer. Sur ce plan, d'ailleurs, le clivage n'est pas entre la gauche et la droite, mais traverse les deux grands courants de la vie politique. Les élites ont du mal à voir le jeu social autrement qu'un jeu à somme nulle entre la volonté générale et les intérêts particuliers. De ce point de vue, l'affaire du CPE n'est pas en soi exceptionnelle. Elle est bien l'expression magnifiée d'une représentation du politique placée au-dessus de la société et récusant toute légitimité concurrente. Le fait, par exemple, que le CPE n'ait pas été annoncé dans le discours de politique générale du Premier ministre est de ce point de vue très révélateur d'une vision virile du politique devant opérer par surprise pour ne pas réveiller les intérêts particuliers. Le seul trait distinctif du CPE est qu'en l'espèce, cette réforme ne bénéficiait pratiquement d'aucun soutien. Peut-être aurait-il été possible de lui trouver des soutiens : mais il aurait fallu expliquer, adapter, compléter, faire partager par des partenaires. La particularité de l'affaire du CPE réside bien là. C'est une réforme qui ne satisfaisait ni les libéraux, ni les sociaux-démocrates, ni les conservateurs de gauche.
Pour les économistes libéraux, le CPE ne réglait rien puisqu'il ne s'attaquait pas au cœur du problème de l'emploi : l'inégalité entre insiders et outsiders. En effet, une fois passée la période d'essai, les titulaires de CPE " consolidés " se seraient finalement trouvés versés dans le camp des insiders. Or, pour les entreprises, le problème n'est ni d'avoir le plus grand nombre d'outsiders ni le plus grand nombre d'insiders mais d'avoir le plus grand nombre d'emplois flexibles. Les sociaux-démocrates ont pour leur part mis en évidence une faiblesse fondamentale du CPE : la généralisation abusive à laquelle il se livrait en parlant des jeunes, instituant pour les jeunes qualifiés une précarité inutile que les entreprises ne demandent d'ailleurs pas.
Comment donc une réforme de cet ordre a pu être envisagée ? Deux explications peuvent être avancées : la première renvoie à cette vision volontariste du politique qui se croirait d'autant plus incité à agir qu'il aurait tout le monde contre lui. Incarnant l'intérêt général il ne pouvait que gêner la somme des intérêts particuliers. La seconde est sans doute liée à la personnalité du chef du gouvernement pour qui la geste politique est l'essence même du politique. On ne le dira donc jamais assez : si le CPE est la négation d'une vision réformiste, ce n'est pas parce qu'il est brutal mais parce qu'il fait fi des trois éléments centraux d'une démarche réformiste : le consensus - ou, au moins, une concertation approfondie sur le diagnostic, l'implication de la majorité des acteurs et la mise en place de contreparties. Or la mise en place du CPE ne répondait à aucune de ces conditions. Le diagnostic sur l'importance du chômage des jeunes qu'il suppose implicitement est largement inexact et la réalité de ce chômage ne peut pas se prêter à une seule solution compte tenu de l'hétérogénéité de la jeunesse. L'implication des acteurs concernés a été naturellement totalement absente puisque le Medef était sceptique et divisé, les syndicats tous opposés, ce qui n'était pas le cas du plan Juppé ou du plan Fillon sur les retraites. Enfin, les contreparties étaient totalement absentes puisque l'on ne touchait pas à la gestion du marché du travail et que les estimations les plus sérieuses établissaient que les effets sur l'emploi seraient très faibles.
Au regard de l'échec spectaculaire du CPE, on ne peut que se montrer très réservé sur le mythe de la rupture prôné par une partie de la droite. Le réformisme vigoureux dont la France a besoin ne consiste pas à rompre mais à changer et dans cette perspective, il faut retenir trois atouts : avoir une idée claire et cohérente de ce que l'on veut vraiment ; construire des diagnostics indiscutables ; et mobiliser des partenaires pour la réforme. Il n'est pas sûr qu'on en soit déjà là. Le réformisme est encore une idée neuve en France.
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