L’électorat britannique face au Brexit edit
Un récent sondage de YouGov pour le Times, administré à 1500 personnes les 5 et 6 août dernier, fournit de précieuses indications sur les transformations qui affectent l’électorat britannique. Alors qu’aux élections législatives de 2017, les deux grands partis avaient recueilli 84% des suffrages exprimés, les intentions de vote ne leur donnent à présent que 53% tandis que quatre autres partis, Libéraux-démocrates, Brexit Party, Ecologiste et Nationaliste Ecossais, qui avaient obtenu ensemble 13% des suffrages en 2017, en obtiendraient 45% demain. Nous assistons ainsi à un processus de déconstruction du système de partis britannique. La raison principale à l’origine de ce processus est l’enjeu (issue) du Brexit.
Invités à choisir parmi une liste de quinze enjeux politiques les trois les plus importants auxquels est confronté aujourd’hui le Royaume-Uni, les personnes interrogées classent de très loin en tête la sortie de l’Union européenne, 68%, devant la santé, 38%. Cet enjeu est considéré comme aussi important par les partisans du remain (71%) que par ceux du leave (74%). Les électeurs sont ainsi massivement d’accord entre eux, quelles que soient leurs opinions politiques, pour considérer cette question comme l’enjeu central pour le pays, pays qui est coupé en deux puisque 47% sont favorables au remain et 41% favorables au leave. Ce nouveau clivage dominant est solidement établi puisque 88% des électeurs qui ont voté pour le remain au référendum de 2016 n’ont pas changé d’opinion de même que 83% de ceux qui ont voté alors pour le leave.
Ce nouveau clivage remain/leave menace gravement la domination du clivage gauche/droite dans la mesure où les deux grands partis ont vu une partie notable de leur électorat se situer désormais par rapport à lui. Ainsi, parmi les électeurs qui avaient voté pour le Parti conservateur en 2017 seuls 68% ont l’intention de voter pour ce parti lors des prochaines élections tandis que 20% ont l’intention de voter pour le Brexit Party et 9% pour les Libéraux-démocrates, deux partis qui se situent clairement sur cet enjeu et dont les électeurs sont totalement engagés derrière leur parti puisque 95% des électeurs libéraux-démocrates sont pour le remain et 98% des électeurs du Brexit Party pour le leave. Le risque, apparu clairement lors des récentes européennes, de voir le Parti conservateur perdre le leadership à droite sur cet enjeu explique la position du nouveau Premier ministre, Boris Johnson, totalement engagé pour hâter la sortie de l’UE.
La situation du Labour est plus grave encore. En effet, seulement 53% des électeurs travaillistes de 2017 ont l’intention de voter pour ce parti lors des prochaines élections, tandis que 24% chosiraient les libéraux-démocrates, 10% les écologistes et 10% les partis favorables au Brexit. Les Libéraux-démocrates posent ainsi au Labour le même type de problème que le parti du Brexit pose aux Conservateurs, l’amenant à prendre plus nettement position contre la sortie de l’UE. Notons que 75% des électeurs ayant l’intention de voter travailliste sont favorables au remain tandis que 73% de ceux qui ont l’intention de voter conservateur sont favorables au leave. En outre, handicap supplémentaire pour le Labour, 68% seulement de ses électeurs pensent que Corbyn ferait le meilleur Premier ministre tandis que 89% des électeurs conservateurs plébiscitent Johnson (le sondage, rappelons-le, a été réalisé début août). Globalement, la situation de Corbyn est très délicate puisque, si 38% des électeurs choisissent Johnson, 19% seulement le choisissent lui. Le problème de leadership du Labour est donc patent.
Le danger que fait courir l’enjeu du Brexit aux deux grands partis apparaît encore plus nettement si l’on observe les intentions de vote des partisans du remain et de ceux du leave. Chez les premiers, 38% ont l’intention de voter pour les libéraux-démocrates contre seulement 31% pour le Labour, 10% pour les écologistes et 14% pour les conservateurs. Symétriquement, chez les seconds, 51% seulement ont l’intention de voter conservateur contre 30% pour le Brexit party.
Le clivage générationnel
Le nouveau clivage sur l’Europe apparaît étroitement lié au clivage générationnel. Alors que dans l’ensemble de l’électorat les deux positions sur l’Europe s’équilibrent, il n’en va pas de même dans les différentes classes d’âge. Plus les électeurs sont âgés et plus ils sont nombreux à être partisans du Brexit. L’effet de la variable d’âge est même étonnamment puissant (Tableau 1). Ainsi, tandis que les 18-24 ans sont favorables au remain dans la proportion de 62%, les plus de 65 ans ne le sont que dans la proportion de 33%. Il est probable qu’il s’agit ici d’un effet générationnel plus que de cycle de vie. Les jeunes générations sont plus ouvertes sur le monde, moins attachées à la nation comme valeur que les générations les plus âgées. Si tel est bien le cas, le Brexit irait alors à contre-courant de l’évolution de la société britannique.
L’examen des intentions de vote législatif par catégories d’âge montre logiquement que, dans l’ensemble, les électeurs sont d’autant plus nombreux à vouloir voter pour les partis favorables au leave (Conservateurs et Brexit party) et d’autant moins pour l’un des quatre partis favorables au remain (Labour, Libéraux-démocrates, écologiste et écossais) qu’ils sont plus âgés (tableau 2). Il apparaît ainsi que le système de partis britannique est engagé dans une dynamique de restructuration autour du nouveau clivage, opposant d’un côté les quatre partis hostiles au Brexit et de l’autre les deux partis qui lui sont favorables. Cette dynamique bouleverse le clivage gauche/droite qui s’était établi sur l’opposition entre conservateurs et travaillistes et, partant, elle menace gravement le bipartisme britannique.
Si la variable d’âge est la plus fortement corrélée avec l’attitude à l’égard du Brexit, d’autres variables le sont aussi, bien que moins fortement. Ainsi la variable du niveau d’études. Tandis que les personnes ayant le niveau d’études le plus élevé (ABC1) sont 54% contre 37% à être favorables au remain, celles qui ont le niveau d’études le plus bas sont 46% contre 37% à être favorables au leave. En outre, les partis favorables au remain qui ont connu un fort accroissement lors des récentes élections européennes, les Lib-Dem et les Ecologistes, recueillent les intentions de vote les plus nombreuses chez les électeurs ayant le niveau d’études le plus élevé. En revanche, les intentions de vote en faveur du Brexit Party sont plus nombreuses chez les électeurs les moins éduqués. Enfin, la variable régionale joue également un rôle. Ainsi, les Londoniens et les Écossais sont majoritairement favorables au remain, de même que, dans une moindre mesure, les habitants du reste du sud de l’Angleterre tandis que les habitants des Midlands-Wales et du Nord sont majoritairement favorables au leave.
L’ensemble de ces données laisse penser que le nouveau clivage est solidement installé et socialement fortement structuré. Il présente des caractéristiques proches de celles que nous avions constatées dans les enquêtes américaines à propos du clivage entre partisans et opposants à Donald Trump, et, plus largement, aux clivages qui sont apparus dans de nombreux pays européens entre partisans de la société ouverte et partisans de la société fermée. En admettant même que, compte tenu du mode de scrutin uninominal majoritaire à un tour et de l’implantation respective des différents partis sur le territoire, les deux grands partis obtiennent à nouveau à eux deux le plus grand nombre de sièges, cet apparente résistance du bipartisme n’aurait plus la même signification qu’auparavant. D’abord parce que les deux partis cesseraient d’être dominants au niveau des votes mais aussi et surtout parce que l’un et l’autre ne s’opposeraient plus d’abord, comme jadis, sur le clivage gauche/droite mais sur le nouveau clivage, obligés, pour conserver au moins une partie importante de leurs électeurs, d’obéir à l’injonction de l’électorat, désormais positionné sur ce nouveau clivage, de s’adapter à la recomposition du paysage politique et idéologique.
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