Mémoires d’Obama: pour comprendre les États-Unis d’hier et d’aujourd’hui edit
L’exercice de l’autobiographie par l’homme politique retraité peut se révéler décevant : mise en scène de sa propre action, recherche des postures les plus avantageuses, oublis sélectifs ; mais bien mené il peut ouvrir sur une vraie connaissance des rapports de force géopolitiques, des conditions de l’exercice du pouvoir démocratique, voire des traits structurants d’une communauté politique. C’est l’exercice réussi par Barack Obama.
Ce qui frappe à la lecture de ce premier tome c’est d’abord la découverte de l’homme Obama, un idéaliste, un social-démocrate, un politique talentueux. Ce n’est pas a priori sous la figure de l’idéaliste qu’on attend l’homme politique, plus souvent décrit comme cynique, appliqué à la promotion de ses seuls intérêts et revenu de tout, et pourtant, le livre est parsemé de développements justifiant son action pour l’élimination de l’arme nucléaire, son rejet du capitalisme financiarisé et sa conviction que les Etats-Unis peuvent être la nouvelle terre promise, celle de l’abolition des différences sociales et raciales, celle qu’il revendique dans son discours à la convention démocrate en 2004 : « Il n’y a pas une Amérique noire et une Amérique blanche, une Amérique latino et une Amérique asiatique. Il y a les États-Unis d’Amérique. » Présenté durant son règne comme un pur représentant de l’aile centriste clintonienne du Parti Démocrate, ne serait-ce que par ses choix dans la formation de son équipe économique ou dans sa manière de traiter la crise des subprimes, on se surprend à découvrir un homme obsédé par la nécessaire sanction des « fat cats » de Wall Street et la redistribution au profit des pauvres et des chômeurs, convaincu des bienfaits d’une protection sociale universelle, appliqué à une relance keynésienne par l’investissement et pas seulement à la réparation des dégâts de la crise, obsédé par le New Deal et vouant un véritable culte à Teddy Kennedy le réformateur social.
Cet idéaliste social-démocrate se dépeint volontiers comme un président stratège calculateur déterminé à décider par lui même sans céder aux lobbies les plus pressants. L’autoportrait est flatteur notamment vis à vis des va-t-en guerre de sa propre équipe, ou des indécis ou de ceux qui s’en remettent aux experts. Obama jauge et juge par lui-même, il nous décrit son cheminement intellectuel, les conflits de valeurs, le refus des décisions-réflexes. C’est un smart guy conscient de sa supériorité intellectuelle qui n’hésite pas dès lors à juger ses prédécesseurs et leur complaisance supposée à l’égard des militaires et de ce qu’implique le statut de grande puissance. Le récit qu’il fait de la décision de frapper Ben Laden à Abotabad est un modèle du genre.
Mais cet homme-là bute dès les premiers moments de sa carrière politique sur le roc des contraintes d’abord sur la scène intérieure avec le conflit racial puis sur la scène extérieure avec la gestion d’un monde multipolaire travaillé par les états faillis et le terrorisme. La division raciale traverse le livre. C’est pour la transcender qu’Obama s’engage en politique, c’est pour l’atténuer qu’il propose sa politique de santé (Obamacare) mais il est forcé de constater l’actualité nouvelle d’une question structurante depuis la guerre civile. Il décrit à longueur de passages les combats pour l’égalité, les avancées sans cesse combattues hier par les esclavagistes puis par les tenants de l’hégémonie blanche dans les états du sud et aujourd’hui par les suprématistes blancs d’un côté les forces de l’ordre de l’autre. Il montre la difficulté de ceux qui comme lui veulent lancer des ponts, travailler à désamorcer les conflits à rendre effectifs les droits conquis par les Noirs et qui butent parfois sur les discours incendiaires des victimes. Plus généralement, Obama se convainc que la politique n’est pas qu’affaire de grands desseins de stratégies bien pensées c’est un art tout d’exécution. En nous faisant pénétrer dans les arrière-salles du pouvoir il nous livre une analyse stimulante des voies et moyens de l’action politique.
La crise économique est l’autre dimension structurante de son action en politique intérieure avec un thème central : comment faire pour que les victimes des subprimes ne perdent pas leur logis alors que des tombereaux d’aides publiques viennent renflouer les banques et institutions financières qui ont transformé l’ économie en casino. Même si sa gestion a été au total mieux inspirée et plus efficace que celle des Européens, même s’il a pu corriger les trous dans la régulation prudentielle avec la Loi Dodd Franck, il n’a pu éviter la gloutonnerie de ceux de Wall Street et la misère de ceux qu’on a privé de leur toit.
Le monde compliqué c’est l’autre versant du choc des réalités. Obama décrit un monde dominé par le ressentiment des Russes qui ne parviennent pas à faire leur deuil de leur puissance passée et qui s’échinent par leur armement, leur politique belliqueuse à exister sur la scène mondiale alors que leur économie pèse moins que celle de l’Italie.
Il décrit une Chine aspirant au leadership mondial, dont le parcours économique est exceptionnel mais qui dans l’indifférence générale a manipulé sa monnaie, volé la propriété intellectuelle des pays développés, violé ses engagements à l’OMC, et au total contribué à la désindustrialisation américaine dans le silence apeuré des organisations internationales et avec la collaboration active des grandes multinationales qui trouvaient leur compte à cette ouverture asymétrique.
Mais c’est avec le monde musulman que s’est jouée la grande affaire de son premier mandat. L’idéaliste qui sommeille en lui voulait d’abord réparer une grande injustice faite à des peuples longtemps colonisés, victimes d’une injustice en Palestine et décriés comme fourriers du terrorisme depuis le 11-Septembre. D’où l’importance qu’il accorde dans son livre au discours de réconciliation du Caire. Mais la Realpolitik reprend vite le dessus : comment faire la paix en Palestine quand ni Israël ni l’Autorité Palestinienne n’en veulent vraiment, quand toute initiative dans la région a des effets sur la politique intérieure américaine et quand l’Amérique reste affectée par le bourbier irakien.
La radicalisation du GOP
L’intérêt du premier tome de ces mémoires, qui couvre la première moitié du mandat, n’est pas seulement de décrire l’action gouvernementale de ce grand pays dans une période de crise. Elle est aussi, et peut-être surtout, d’éclairer la situation politique des États-Unis d’aujourd’hui à travers la prise de conscience progressive du président de la profonde transformation en cours du parti républicain, qui aboutira quelques années plus tard à l’élection de Donald Trump, transformation qui allait rendre l’exercice du pouvoir particulièrement difficile pour les démocrates.
Le premier indice de cette transformation apparaît dès la campagne présidentielle de 2008. Le candidat républicain, John McCain, lui-même un modéré, percevant la radicalisation progressive de son parti, choisit comme colistière Sarah Palin. La démagogie populiste de cette jeune gouverneure de l’Alaska, chrétienne conservatrice, rencontre d’emblée un écho immense dans la base républicaine. « Elle avait compris, écrit Obama, que les vieux gardiens de l’ordre établi commençaient à perdre leur autorité, que les murs délimitant ce qui était acceptable chez un candidat à un poste de responsabilité national commençaient à se lézarder, et que Fox News, les radios d’antenne ouverte et le pouvoir émergent des réseaux sociaux pourraient lui offrir toutes les tribunes dont elle avait besoin pour atteindre son cœur de cible. » Des foules immenses se pressent à ses meetings, séduites par ses attaques. Un exemple : « par chez nous, dans les petites villes, on ne sait pas trop quoi penser d’un candidat qui chante les louanges des travailleurs quand ils sont devant lui et qui, dès qu’ils ont le dos tourné, s’empresse de raconter à quel point ces gens accrochés à leur religion et à leurs armes sont aigris ». « Obama n’est pas quelqu’un qui voit l’Amérique comme vous et moi voyons l’Amérique. » A travers elle, va s’imposer chez les républicains, de manière décomplexée, un discours raciste, anti-intellectuel, conspirationniste paranoïaque. Ses incohérences ne gênent nullement ses auditoires. « Son ascension spectaculaire, écrit Obama, et son ascension au statut de candidate légitime allaient fournir un tremplin à de futures personnalités politiques et faire dériver le centre de gravité de son parti et de la politique américaine en général. » 2008 marque le glissement du groupe républicain de la Chambre des représentants, qui, purgé de presque tous les modérés, devient le plus à droite de l’histoire moderne américaine. Adversaires acharnés du compromis et convaincus que les progressistes ont vocation à détruire l’Amérique, les congressistes républicains déclarent une guerre ouverte au nouveau président, décidés à empêcher tout accord bipartite. Le chef de la minorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell, déterminé à faire obstacle au Recovery act, empêche les membres de son groupe de parler à la Maison-Blanche. L’obstruction est systématique et agressive. L’espoir partagé est d’obtenir le plus rapidement possible la chute d’Obama. Fox News est le canal principal par lequel le discours populiste est diffusé. Les élus au Congrès craignent désormais de se voir opposer dans les primaires un candidat plus à droite s’ils ne respectent pas la ligne.
Le projet de réforme du système de santé subit les mêmes assauts permanents. Un sénateur s’exclame : « si nous arrivons à mettre Obama en échec sur ce coup-là, ce sera son Waterloo. Il ne s’en relèvera pas ». L’été 2008 sera celui du Tea party dont les antennes se multiplient dans le pays et qui organise de nombreuses manifestations. « A bas l’Obamacare » est le slogan du moment. Des milliardaires républicains, tels les frères Koch, financent et instrumentalisent cet authentique mouvement populiste dont la percée est impressionnante et qui pénètre profondément le parti républicain. Ses militants prennent directement à partie sénateurs et députés. Ils interviennent avec virulence dans les débats et interrompent les orateurs.
Le procès en illégitimité d’Obama
C’est alors que se répand la rumeur selon laquelle Obama est musulman, qu’il est né au Kenya et qu’il est donc illégitime. « Le Tea party et ses alliés dans les médias, écrit Obama, n’avaient pas seulement réussi à diaboliser le projet de réforme du système de santé ; ils m’avaient diabolisé moi aussi à titre personnel et transmis un message clair à tous les républicains : lorsqu’il s’agissait de s’opposer à mon gouvernement, il n’y avait plus de règles qui tiennent. »
Les élections de mi-mandat sont une catastrophe pour le parti démocrate qui perd 68 députés et devient minoritaire à la Chambre. Les nouveaux entrants républicains sont pour la plupart issus du Tea Party. Ils font pression sur le président de la Chambre, écrit Obama, « pour un dégraissage immédiat drastique et définitif de la fonction publique fédérale-dégraissage qui, selon eux, devrait enfin restaurer l’ordre constitutionnel aux États-Unis et reprendre leur pays aux élites politiques et économique corrompues ».
Donald Trump entre alors en scène. « Il a commencé à prétendre, écrit Obama, que je n’étais pas né aux États-Unis et que j’étais donc un président illégitime. Aux millions d’Américains terrifiés d’être dirigés par un Noir, il a offert un élixir contre leurs angoisses raciales ». Le 10 février 2011, lors d’un discours à la Conservative Political Action Conference, Trump laisse planer la possibilité qu’il se présente à la présidentielle affirmant que « notre président actuel est sorti de nulle part… les gens qui étaient à l’école avec lui, ils ne l’ont jamais vu, ils ne le connaissaient pas. C’est fou ». Il insiste, déclarant le 23 mars : « je veux qu’il montre son acte de naissance… il y a quelque chose là-dessus et il ne veut pas que ça se sache ». 40% américains finissent par le croire. « Trump saisissait d’instinct ce qui mobilisait la base conservatrice », reconnaît Obama. Mensonge et intimidation sont les deux armes favorites d’un parti républicain devenu mûr pour appuyer la future offensive trumpiste.
On comprend en lisant ces mémoires comment la démocratie américaine est devenue alors dysfonctionnelle, comment Trump n’a eu qu’à chevaucher une vague qui de Palin au Tea Party, de Fox News aux réseaux sociaux avait déjà miné l’ordre institutionnel basé sur la coopération législative entre les deux grands partis, l’acceptation des règles du jeu et une forme de civilité politique qu’il a fini d’enterrer. Ces mémoires jettent ainsi un pont entre le passé et ce que pourrait bien être l’avenir, une fois Joe Biden à la Maison-Blanche.
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