Pendant la campagne ne jouons pas avec les chiffres ! edit
Trois thèmes économiques semblent émerger des débats électoraux en France : le revenu, l'emploi et les finances publiques. Des sujets que les économistes mettraient au premier plan, comme les engagements sur les retraites non financés ou les dépenses de santé laissent le public plus indifférent, soit qu'il y ait consensus, soit que les principaux candidats ne souhaitent pas s'y appesantir. Mais il ne faut pas faire la fine bouche : les sujets débattus sont des vrais sujets de politique économique, cruciaux pour l'avenir de notre pays, et le débat est plus riche qu'en 2002. Or sa qualité dépend en partie du degré d’accord sur l'état des lieux. De ce point de vue, je crains qu'un débat creux et potentiellement dangereux sur la qualité des statistiques publiques ne rende les choses plus difficiles. Il y a quelques semaines, un journaliste interpellait ainsi le ministre du Budget : « Et quand allez-vous changer cet indice des prix auquel plus personne ne croit ? ». Le ministre refusa sagement de suivre le journaliste sur ce terrain, mais le mal était fait. D’abord parce que ce journaliste reflétait très probablement un sentiment largement répandu dans la population et ensuite parce qu’il trouvait parfaitement naturel de demander à un ministre de se mêler de la production statistique. Je fais référence au sentiment populaire à propos de l’inflation car il est possible de le mesurer. Selon l’indice des prix publié par l’Insee, l’inflation atteignit 1,9% en moyenne de 2002 à 2006 pour tomber à 1,5% en décembre dernier. Mais sur cette période, les consommateurs ont eu le sentiment que l’inflation était bien plus élevée, si l’on en croit l’enquête auprès des ménages du même institut. On s’en aperçoit en calibrant économétriquement l’opinion sur le changement passé des prix (l’inflation subjective) sur l’inflation mesurée lors de la période pré-euro, et en prolongeant cette relation jusqu’aujourd’hui. L’écart entre inflation perçue, ou subjective, et mesurée est impressionnant : les ménages « ressentent » encore une inflation d’au moins 4%. On en connaît la raison : les consommateurs n’ont pas la mémoire courte et ils n’ont pas oublié que beaucoup de petits prix ont valsé à la faveur du changement d’unité monétaire. Ils ont aussi constaté que, contrairement à leurs anticipations, ces prix ne sont pas du tout revenus à leur niveau initial. Ulcérés par le niveau extravagant de ces prix, ils répondent à la question sur le changement des prix en pensant très fort à leur niveau. A l’époque de la transition, le dérapage des prix fut largement minimisé par les officiels, du ministère des Finances à la Banque de France ou la BCE (car la réaction populaire est la même en Allemagne ou en Italie). Ce fut une erreur qui contribua à la perte de crédibilité de l’indice et brouille le débat. Comme le public est convaincu que l’inflation est plus élevée qu’officiellement mesurée, il n’est pas surprenant qu’on parle tant de revaloriser les salaires. A son crédit, Nicolas Sarkozy parle de pouvoir d’achat plutôt que de taux de salaire, et d’augmentation des heures de travail plutôt que de revalorisation générale. Cependant, depuis qu’il a recruté M. Guaino, qui suggéra à M. Chirac la fameuse phrase « la feuille de paye n’est pas l’ennemie de l’emploi », pour pimenter ses discours, les propos de M. Sarkozy sont souvent interprétés, peut-être à tort, comme favorables a une augmentation générale des salaires. Comme le candidat de l’UMP est critique vis-à-vis du mandat de la BCE, trop exclusivement centré sur la stabilité selon lui, cette interprétation est compréhensible. Du côté de Ségolène Royal, les références à la lutte contre la vie chère et pour le pouvoir d’achat des salariés font florès. Bien que rien de précis n’ait encore été dit, il semble bien que la candidate socialiste soit en faveur d’une augmentation significative des salaires. Il sera difficile de revenir sur la promesse de la plateforme du Parti socialiste de relever le Smic mensuel brut à 1500 euros au début de la législature. Une hausse de 20%, venant après les fortes revalorisations passées, serait négative pour l’emploi peu qualifié, sans que le surcroit de demande ne stimule la croissance. En effet, relancer par la consommation en 1998-2000 n’a pas donné à la France un surcroît de croissance significatif vis-à-vis de ses partenaires de la zone euro (3,4% pour la France, 3,2% pour la zone euro) et, l’an dernier, la forte consommation de produits manufacturés (4,3%) n’a pas empêché la croissance française d’être moins forte que celle de ses partenaires (2,0% contre 2,7%, selon les dernières estimations). La polémique sur les chiffres du chômage est aussi mal venue. Selon les chiffres calculés par l’Insee à partir des statistiques de l’ANPE et de quelques autres, le taux de chômage est tombé à 8,6% en décembre. En raison notamment de possibles changements des règles de l’ANPE, cette estimation est fragile et doit régulièrement être redressée en interrogeant directement les ménages. C’est l’objet de l’enquête Emploi, qui seule permet de mesurer rigoureusement un taux de chômage cohérent dans le temps et internationalement. Mais cette enquête présente des faiblesses statistiques qui, semble-t-il, se sont aggravées l’an dernier, ce qui a conduit l’Insee à vouloir disposer d’une série plus longue avant de la publier. La décision était fondée scientifiquement, et les accusations portées contre l’institut d’avoir cédé à des pressions politiques sont tout simplement absurdes. Néanmoins, une fois de plus, le doute est largement répandu dans le public, tenté de penser que les chiffres sont truqués. De ce fait, deux réalités sont obscurcies : d’abord, le chômage baisse en France, comme dans tous les pays de la zone euro. Ensuite, la France a maintenant le plus fort taux de chômage du club euro, à égalité avec la Grèce. Bien des commentateurs continuent à se rassurer en pensant que la situation est pire en Allemagne, mais c’est une illusion statistique, due au fait que le taux allemand est dérivé directement des chiffres de demandeurs d’emploi (y compris par ceux qui ont un emploi, comme nos « Catégorie 6 » en France). Le taux de chômage allemand comparable au taux francais est 7,9%. Ainsi, les comparaisons européennes montrent sans ambiguïté que le chômage dans notre pays n’est pas un problème de croissance mais bel et bien un problème de marché du travail. Le mauvais débat sur les chiffres n’en est que plus nocif. Si Montesquieu avait eu une miraculeuse prescience de la complexité économique de nos sociétés modernes, je gage qu’il aurait ajouté la production de statistiques nationales fiables à la liste des activités publiques dont l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs doit être garantie. Et pourtant, dans le pays de l’auteur de L’Esprit des lois, l’institut statistique est une direction du ministère des Finances, ce qui n’aide pas à asseoir sa crédibilité. Le prochain gouvernement aurait tout intérêt à rendre l’Insee encore plus indépendant et donc aussi crédible aux yeux du public qu’à ceux de ses pairs.
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