Pologne: pourquoi une loi sur la «vérité» en histoire? edit
L’adoption, par la Diète, puis par le sénat polonais, d’une loi pouvant punir jusqu’à trois ans de prison quiconque « attribue à la République de Pologne et à la Nation polonaise, publiquement et contrairement à la réalité des faits, la responsabilité ou la coresponsabilité de crimes nazis perpétrés par le IIIe Reich allemand » est inouïe car elle constitue une atteinte rare à la liberté de la recherche en régime démocratique.
Les autorités de Varsovie ont avancé qu’elles entendaient protester contre l’usage répandu de l’expression « camps polonais de la mort » dans l’espace public par une mesure destinée à faire « réfléchir » les auteurs, chercheurs ou journalistes, imprudents. Du fait de la « mondialisation » de la mémoire, l’expression « Polish death camps » s’est en effet développée depuis une quinzaine d’années, surtout dans le monde anglo-saxon, pour signifier, par un raccourci de langage manifeste, que les camps nazis (de concentration et centres de mise à mort) avaient été installés sur les territoires polonais occupés par les nazis. Pour l’opinion polonaise, cette expression est effectivement infamante : la Pologne, pays martyr, a perdu près de six millions de ses citoyens (dont trois millions de Juifs) pendant la guerre, sa capitale a été rasée, ses élites décimées. L’Etat polonais avait d’ailleurs décidé, dès 1945-46, de préserver la mémoire des victimes, notamment par la création de la Commission d’investigation des crimes allemands en Pologne, chargée de collecter les traces des actions des troupes d’occupation et qui alimenta en preuves les grands procès contre les criminels nazis, ou le musée d’Auschwitz créé en 1947.
Il n’est pas sûr cependant qu’une loi puisse enrayer l’expansion de cette expression. Mais le véritable objectif de cette loi se situe ailleurs. Sans que le mot « juif » y figure, ce sont pourtant essentiellement les recherches menées par une équipe d’historiens polonais, regroupée autour de la revue Zaglada Zydow (Extermination des juifs) depuis une quinzaine d’années, qui sont visées. En 2000, un historien américain d’origine polonaise, Jan Gross, publia un livre qui ébranla la société polonaise[1] : il y démontrait que, dans une bourgade des territoires orientaux de la Pologne, Jedwabne, passée, en juin 1941, de l’occupation soviétique à l’occupation allemande, c’étaient des Polonais, paysans pour la plupart, qui avaient assassiné la quasi-totalité de leurs voisins juifs (plusieurs centaines de personnes). Ce meurtre n’était pas isolé, les habitants juifs d’autres bourgades connurent le même sort. Si l’opinion fut choquée au point qu’un débat national de grande ampleur se déroula – la Pologne est le troisième pays après l’Allemagne et la France à avoir affronté ce passé-là par des actes de repentance officiels (le président polonais se rendit à Jedwabne soixante ans, jour pour jour, après le massacre) – c’est qu’il ébranlait le mythe d’une Pologne innocente[2]. Il paraissait impossible que, dans une société de victimes, celle du « Christ des nations », on pût assassiner d’autres citoyens polonais du fait qu’ils étaient juifs. Mais était-ce si étonnant dans un pays pourtant connu par son antisémitisme ? Paradoxalement oui, car le passé juif fut occulté entre 1945 et 1989[3].
Les traces de l'histoire officielle
En effet, dès la consolidation du régime communiste, la martyrologie que le pouvoir promeut est exclusivement polonaise, entretenue par les autorités à des fins de légitimation. Dans le dispositif martyrologique, il n’y eut pas de place pour deux nations, surtout pour celle – les juifs – qui avait perdu 90% de ses membres et dont les survivants quittaient massivement une terre de cendres. Durant toute la période communiste, les juifs furent absents de l’historiographie « centrale » (livres d’histoire, livres scolaires, films) au point que l’opinion publique croyait sincèrement qu’Auschwitz concernait principalement les Polonais (si ce camp est le plus grand cimetière juif avec un million de victimes, il est également le plus grand cimetière polonais avec 70 000 victimes). Par le truchement d’une anonymisation propre à l’antifascisme soviétique de l’après-guerre et d’une polonisation des victimes juives, le destin des juifs sous l’Occupation allemande avait intégré l’autre page blanche majeure, le meurtre des officiers polonais à Katyn. Mais si personne n’ignorait les véritables auteurs du crime de Katyn, la question de la page blanche juive, elle, s’était enfouie dans un refoulé collectif. Comme l’écrivit Stefan Wilkanowicz, un des principaux intellectuels catholiques qui entama, dès 1970, un dialogue interreligieux avec les églises allemandes sur la signification d’Auschwitz, les juifs « avaient été oubliés ».
Il serait cependant erroné de penser que les juifs furent alors totalement absents de l’espace public. La petite communauté juive résiduelle eut droit à une existence légale. L’Institut historique juif de Varsovie, créé en 1947, abrita notamment les milliers de témoignages des rescapés du génocide en terre polonaise, ainsi qu’une maison d’édition et deux revues (une en polonais, l’autre en yiddish). C’est en son sein que fut écrite l’histoire de la shoah, avec des publications parfois remarquables même si l’Institut épousait nolens volens l’histoire officielle (par exemple, de nombreux écrits relataient « l’aide apportée par les Polonais aux juifs » et rangeaient les szmalcowniks – ces maîtres chanteurs qui attendaient par milliers les juifs aux sorties du ghetto de Varsovie – dans une « délinquance propre à chaque société »). Mais cette écriture de l’histoire juive dépassa rarement le cercle des spécialistes ou des personnes concernées. Ce n’est que vers la fin du régime, dans les années 1980, dans le contexte de sa décomposition progressive, que le passé juif resurgit dans la société polonaise : d’abord à propos du Carmel d’Auschwitz, puis de la discussion publique autour du film Shoah de Claude Lanzmann, enfin d’un article de l’intellectuel Jan Blonski intitulé « Les pauvres Polonais regardent le ghetto » (en référence au poème de Czeslaw Milosz « Pauvre chrétien, regarde le ghetto »)[4] qui posait crûment la question d’une coresponsabilité polonaise dans le génocide.
La Pologne démocratique de l’après-89 a accentué ce mouvement, surtout après le débat autour du livre de Jan Gross. L’équipe d’historiens polonais susmentionnée, à partir de nouvelles sources systématiquement étudiées, se lança dans des recherches qui mirent en évidence que, dans le « face à face judéo-allemand », le « témoin polonais » avait souvent prêté main forte aux nazis. Qu’il s’agisse des formations de la police polonaise, des pompiers, des maires ruraux, voire de simples paysans, cette aide n’avait pas été négligeable. Le mérite des Justes polonais reconnus par l’institut Yad Vashem – le groupe le plus nombreux (près de 7000 sur un total de plus de 25 000) – n’en est que plus méritoire. Plus de 700 Polonais ont perdu leur vie à avoir voulu sauver des juifs.
Il est donc concevable que, entre héroïsme et victimisation, l’opinion ne sache quelle « place » accorder au meurtre des juifs, d’autant que 90-95% d’entre eux ont été assassinés par les Allemands. D’autant aussi que, depuis l’avènement du parti Droit et Justice en 2015, c’est une lecture nationaliste outrancière qui domine et qui entend revenir sur les acquis historiques de la nouvelle école polonaise. Les autorités de Varsovie n’ont rien trouvé de mieux que de convoquer une loi – au stade actuel le président polonais, après l’avoir signée, attend un retour du Tribunal constitutionnel – pour défendre « l’honneur de la nation » en introduisant une sorte d’interdit professionnel. Elles n’ont perçu ni qu’un tel dispositif était antidémocratique ni qu’elles réveillaient les démons antisémites.
[1] Jan Gross, Les Voisins. Un pogrom en Pologne, 10 juillet 1941, Fayard, 2002.
[2] Jean-Yves Potel, La Fin de l’innocence. La Pologne face à son passé juif, éd. Autrement, 2009.
[3] Jean-Charles Szurek, La Pologne, les Juifs et le communisme, éd. Michel Houdiard, 2012.
[4] Jan Blonski, « Les pauvres Polonais regardent le ghetto », Les Temps modernes, n°16/1989.
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