Que redoute Vladimir Poutine? edit
Fallait-il croire Vladimir Poutine lorsqu’il expliquait, dans un discours-fleuve diffusé à la télévision russe le 21 février 2022, les raisons de sa décision d’envahir l’Ukraine ? Il est peu probable que Poutine croie lui-même à son petit récit de l’histoire de l’Ukraine, prétendument créée de toutes pièces par Lénine et par Staline. Mais croit-il à la menace que ferait peser sur la Russie l’élargissement de l’OTAN à la Pologne et aux pays baltes ? Il n’ignore pas que les pays voisins ont rejoint l’OTAN non pas parce qu’ils veulent menacer la Russie, mais parce qu’ils ont peur de la Russie. Il sait très bien qu’aucune arme nucléaire n’a été déployée sur les territoires de ces pays et que les maigres contingents et quelques avions de l’OTAN qui y sont stationnés ne sont rien comparés à la puissance du dispositif militaire qui se trouve de son côté de la frontière. Il connaît bien les dissensions qui déchirent l’OTAN, il sait la faiblesse politique et morale de cette fragile Alliance. L’expansionnisme militaire est inscrit dans l’ADN de la plupart des dirigeants russes. Seule la force militaire adverse peut s’y opposer. Mais Poutine estime que l’OTAN, rétive à l’utilisation de la force et résignée à sa vocation défensive, comme par le passé restera paralysée face à ses provocations et ses conquêtes. Poutine sait parfaitement que les Occidentaux sont divisés, incohérents, et il les voit comme veules et lâches. Pourquoi en aurait-il peur ?
Il est peu probable que Poutine ait vraiment peur de ces Occidentaux qu’il méprise. Il a néanmoins peur. Mais de quoi a-t-il peur ? Il a surtout peur de son propre peuple. C’est un dictateur violent et corrompu, dont le pouvoir dépend surtout de la force brute qu’il emploie pour régner sur son pays et pour neutraliser toute velléité de révolte. C’est cette révolte qu’il redoute. Et surtout il craint tout exemple qui pourrait encourager les Russes à renverser la dictature qui les opprime. C’est pourquoi il a soutenu le régime de l’autocrate Alexandre Loukachenko que les Biélorusses ont courageusement défié pendant de longs mois de manifestations après les élections truquées en 2020. C’est pourquoi Poutine n’a jamais accepté que les Ukrainiens aient décidé de chasser du pouvoir son vassal à lui, Viktor Ianoukovytch. Il ne leur a jamais pardonné de vouloir vivre dans un pays démocratique, souverain et libre. Depuis l’empoisonnement à la dioxine de Viktor Iouchtchenko, candidat à présidence dans les premières élections libres rendues possibles par la Révolution Orange en 2004, jusqu’à l’annexion des régions de Donbass et de Louhansk en février 2022, la politique russe consistait systématiquement à déstabiliser, à diviser et à affaiblir l’Ukraine. La finalité de cette politique n’était pas seulement d’annexer une partie des territoires ukrainiens et de ramener les autres sous l’influence russe. L’un des objectifs auxquels Poutine tient énormément est de montrer au people russe que sera vaine toute révolte qui voudrait suivre la voie ouverte par ce que les Ukrainiens appellent la Révolution Orange (2004) et la Révolution de Dignité (2014). Lorsque, dans son allocution du 21 février, Poutine soulignait que l’Ukraine et la Russie appartiennent à la « même culture » et au « même espace spirituel », ce n’était pas un appel à la fraternité, car le président russe s’apprêtait à envoyer ses troupes pour tirer sur ses « frères » ukrainiens ; ça sonnait plutôt comme une menace à peine voilée : « Vous, les Ukrainiens, vous êtes comme les Russes, un peuple d’esclaves, et vous le resterez, je vous le garantis ».
On ne peut douter que la réussite des réformes engagées par l’Ukraine risquerait de prouver au peuple russe qu’il est possible de renverser un pouvoir dictatorial et de conquérir la liberté. C’est de cela dont Poutine a vraiment peur. Et c’est pour cette raison qu’il est déterminé à anéantir l’indépendance ukrainienne. C’est pour lui la condition de survie de son propre régime. Tout ce qui pourra compromettre la pérennité de ce régime suscitera son ire et son agression. Et ce ne sont pas seulement les aspirations du peuple ukrainien ou du peuple biélorusse qui le heurtent. La prospérité de l’Europe occidentale demeure pour lui un défi et une accusation, face à l’incurie économique de son propre régime. Seuls les désordres des sociétés occidentales peuvent le rassurer. Il jubile en commentant à la télévision russe les manifestations des gilets jaunes, les assauts des black blocks anarchistes, les querelles puériles de nos politiciens et de nos intellectuels.
Il est temps de comprendre que l’affrontement entre l’« Ouest » et l’« Est » n’a jamais été le conflit entre le capitalisme et le communisme ou entre l’économie du marché et l’économie planifiée. Ce fut toujours un conflit irréductible entre la démocratie et la dictature. L’évanouissement du communisme n’a pas fait disparaître cet antagonisme. L’Ukraine en est aujourd’hui l’arène ou passe la ligne de front. Ceux qui ont consenti, lors de la Conférence de Yalta, à abandonner à la dictature russe la moitié de l’Europe, pour acheter pour eux-mêmes un demi-siècle de paix et de prospérité, regardent cette guerre comme s’ils n’en comprenaient ni les enjeux ni la portée. On aimerait croire que le seul problème soit la « folie » de Monsieur Poutine. Sans cette regrettable « folie », nous aurions pu commercer pacifiquement avec la dictature russe, lui livrer nos technologies de pointe pour qu’elle se modernise, ouvrir nos ondes à la propagande de ses chaînes de télévision, lui vendre nos monuments historiques et nos entreprises, tolérer son ingérence dans nos processus électoraux, accepter de devenir dépendants de son approvisionnement en énergie, lui verser en échange du gaz des sommes considérables qu’elle utilisera pour rendre puissante son armée.
Il est temps que l’Occident comprenne que ce monde-là n’existe que dans ses songes. Si nous sommes incapables de nous opposer aujourd’hui à la dictature russe en Ukraine, nous serons obligés demain de l’affronter chez nous.
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