Trente ans après, que reste-t-il de Khomeiny? edit
Alors que la République islamique commémore le trentième anniversaire de la disparition de l’ayatollah Khomeiny, le 3 juin 2019, avec 90 000 participants attendus selon les chiffres officiels dans le mausolée où il repose se pose la question de son héritage et de son influence post-mortem sur la vie politique du pays.
Le khomeynisme est l’une des formes chiites de l’islam politique. Il s’agit à la fois d’une doctrine religieuse, celle de la co-tutelle du juriste-théologien (velayat-e faqih) et d’une idéologie politico-religieuse. Elle est le produit de la Révolution islamique de 1978-1979 et d’un processus d’idéologisation de la religion chiite duodécimaine. Sur le plan théologique, cette théorie de la co-tutelle du juriste-théologien est minoritaire au sein du clergé chiite transnational mais elle reste un horizon indépassable au sein du régime politique théocratique iranien puisqu’elle donne sa légitimité divine au guide suprême, le chef de l’État qui est à la fois une personnalité politique et religieuse. Il s’agit donc à la fois d’un fondamentalisme religieux et d’une forme politique que l’on peut qualifier de populiste dans sa pratique du pouvoir par les élites politiques iraniennes.
La principale évolution à la suite de la disparition de la personnalité charismatique de l’ayatollah Khomeyni le 3 juin 1989 est le succès de l’institutionnalisation de cette doctrine khomeyniste dans l’architecture institutionnelle de la République islamique sous une forme réformée. En effet, pour compenser la disparition du leader charismatique Khomeyni, la co-tutelle du juriste-théologien est en effet devenue « absolue » après la réforme constitutionnelle de 1989. Pour autant, même si l’on observe une ambition de contrôle étatique sur l’héritage idéologique khomeyniste, force est de constater l’incapacité des autorités à empêcher l’émergence d’interprétations divergentes du corpus idéologique légué par le fondateur de la République islamique après sa disparition. On constate même que les divergences d’interprétation de la pensée khomeyniste nourrissent l’affrontement entre les factions qui se partagent le pouvoir au sein de l’État islamique : les réformateurs insistant sur la légitimité populaire ou élective des institutions et les conservateurs sur leur légitimité divine.
Le primat de l’idéologie dans le système politique islamiste rend néanmoins inopérante la notion de « démocratie religieuse » mise en avant par les dirigeants iraniens. La nature idéologique du régime de la République islamique empêche l’émergence de partis politiques libres et se traduit par la fermeture du jeu politique à tous ceux qui défendent des idées se situant hors du champ islamiste, comme par exemple les communistes, les libéraux ou les nationalistes hostiles à la notion de gouvernement religieux. De même, la liberté de la presse est très encadrée et la notion même de droits de l’homme, telle qu’elle est définie par les Nations unies, est rejetée par l’État au nom de la lutte contre l’impérialisme occidental. Celle-ci est remplacée par le concept de « droits de l’homme islamique ».
Une autre évolution est celle du khomeynisme en tant qu’idéologie islamiste transnationale vers un islamo-nationalisme depuis les années 1990. Par exemple, les élites révolutionnaires ne parlent plus de nation islamique (mellat-e eslami) mais de nation iranienne (mellat-e iran). Elles recourent à une forme de nationalisme nucléaire et de défense sourcilleuse de l’appellation géographique « golfe Persique » alors que, dans les premières années de la révolution, l’ayatollah Khalkhali avait proposé comme solution, l’appellation de « golfe islamique » pour mettre un terme aux contentieux avec les Etats de la péninsule arabique qui le dénomment « golfe Arabique ».
En dehors de ses innombrables portraits dans les rues, les hôtels, la figure de Khomeyni reste présente dans l’imaginaire collectif iranien, qu’il s’agisse de la population au sens large ou du régime. Ainsi, le charisme de l’ayatollah Khomeyni se perpétue dans le débat politique. Toutes les élites politiques de la République islamique se réclament de son héritage politique ; ses paroles deviennent, dans le débat politique, des arguments pour mettre en difficulté ses adversaires. Si sa parole ne peut être contestée, il n’en reste pas moins que son instrumentalisation est telle que sa pensée est souvent détournée à des fins politiciennes. On observe alors deux paradoxes dans la gestion post-mortem du charisme de « l’imam ». D’abord, les descendants de l’ayatollah, ayant adhéré au projet politique du camp réformiste au début des années 1990, entrent progressivement en dissidence. Cette évolution pose un problème au système politique de la République islamique. Les fondateurs, les compagnons de l’imam, commencent à entrer en dissidence (Moussavi, Karoubi, Khatami ou Rafsanjani avant sa mort par exemple), ce qui est original pour un système politique révolutionnaire. La succession au poste de Guide suprême a nécessité une révision de la constitution et le système politique a dû s’adapter à la chute de son leader charismatique. Pour la population, le récit khomeyniste de l’histoire s’impose à tous en République islamique en raison de la réforme des manuels scolaires. Cela étant on observe en Iran un phénomène social original de sécularisation paradoxale avec une politisation du religieux par le haut et une volonté populaire (par le bas) de séparation du religieux et du politique. La principale critique adressée aux élites politiques est d’avoir choisi l’héritage idéologique de Khomeyni par rapport à la priorité souhaitée par une majorité de la population d’une focalisation sur le développement économique du pays. L’anti-américanisme idéologique de Khomeyni ne s’avère en effet plus compatible avec une mondialisation économique dominée par les normes américaines. Enfin, les sentiments anticléricaux sont désormais très forts en Iran en raison de la participation au pouvoir du clergé chiite officiel de la République islamique.
Trente ans après sa disparition son legs le plus important est d’avoir porté au pouvoir un groupe social le clergé chiite qui plus de quarante ans après la Révolution contrôle encore les institutions de la République islamique. Sur le plan régional, la République islamique a pu construire un réseau d’influence dont la dimension idéologique est structurante. L’un des paradoxes de cette influence idéologique à l’extérieur des frontières iraniennes (au Pakistan, en Afghanistan, en Irak et au Liban par exemple) est qu’elle apparaît aujourd’hui plus forte que la force de l’idéologie khomeyniste à l’intérieur des frontières iraniennes qui est surtout prégnante parmi les clientèles de la République islamique.
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