UE: le Parlement, le Conseil et l’État de droit edit
En ce début d’année 2021, le Portugal exerce la présidence semestrielle du Conseil de l’Union européenne succédant à la présidence allemande. Au cours de cette présidence (le 24 janvier), les électeurs portugais ont réélu leur président de la République, Marcelo Rebelo de Sousa.
Le Portugal a une solide réputation dans les instances européennes ayant réussi son rétablissement économique sans se soumette à une austérité à la grecque. Le chef du gouvernement António Costa, en poste depuis 2015, se maintient au pouvoir sans majorité parlementaire. On se souviendra de sa réplique cinglante au ministre des Finances néerlandais Wopke Hoekstra voulant que la Commission européenne enquête sur la gestion des finances publiques par des pays du Sud. « Répugnant » lui répondit le Premier ministre portugais ce qui affecta fortement le destinataire du compliment. Ce destinataire se trouve, depuis le 15 janvier, au sein d’un gouvernement démissionnaire qui expédie les affaires courantes en attendant les élections de mars.
Le Portugal veut promouvoir une relance équitable, écologique et numérique dans l’élan de la présidence allemande. Quelle est la situation de l’UE à l’issue de cette présidence ?
Le 17 décembre 2020, le Parlement européen a, dans une résolution votée par 496 voix contre 134 et 65 abstentions, approuvé le cadre financier pluriannuel 2021-2027 et le plan de relance préparés par le Conseil européen, c’est-à-dire les chefs d’Etat et de gouvernement. La seconde partie de la résolution administre par contre au Conseil une volée de bois vert pour violation des traités, une véritable « motion de censure » en réaction aux conclusions adoptées le 11 décembre.
Il importe d’avoir présent à l’esprit que le cadre financier pluriannuel couvre une période de sept ans, donc sans lien avec la durée du mandat de la Commission et la législature. Une Commission en fin de mandat prépare un cadre budgétaire mais, anticipant des projets excessifs, les Etats interviennent au préalable pour limiter ses prétentions et celles du Parlement, ce fut le cas dès le CFP 2007-2013 (Saurel, 2018). L’actuel cadre financier pluriannuel a été esquissé par la Commission Juncker et se terminera après le mandat de la Commission Von der Leyen. La nouveauté vient de l’adjonction du plan de relance qui a bousculé quelque peu les crédos budgétaires en vigueur.
Plusieurs facteurs ont perturbé l’ensemble notamment la concrétisation du Brexit et la tension politique avec quelques pays dont les pratiques s’éloignent des principes communautaires : le fameux « État de droit ». Vouloir lier la solidarité économique et financière au respect de cet État de droit constitue une innovation poussée notamment par le Parlement.
Une conditionnalité réduite
Depuis plusieurs années, les opinons publiques européennes s’indignent devant les politiques des pays illibéraux, mettant en cause l’indépendance de la justice, la liberté de la presse, régissant les mœurs… éloignant l’Europe de l’espace de liberté, de sécurité et de justice annoncé par la Charte des Droits Fondamentaux. Encouragés par des positions de la Commission et du Conseil en date du 21 juillet 2020, beaucoup escomptaient que la conditionnalité aux futurs transferts visait l’ensemble des domaines de la Charte et était de nature à faire revenir les pays fautifs sur leurs errements. Ce n’était pas le cas et la menace de lier les financements au respect de l’état de droit avait provoqué l’annonce d’un veto de la Pologne et de la Hongrie car, ayant malencontreusement lié le plan de relance et le cadre financier pluriannuel, on se retrouvait dans le cadre de l’unanimité.
Cette difficulté a été surmontée par la présidence allemande, forte de pouvoir obtenir le consentement des deux États visés. Le champ de la conditionnalité a alors été strictement limité à la sphère financière et sa mise en œuvre étroitement encadrée par le Conseil. Les conclusions du Conseil renvoient la conditionnalité à un règlement d’application stricte visant les effets des « violations de l'État de droit sur la bonne gestion financière du budget de l'Union ou sur les intérêts financiers de l'Union », avec intervention de la Cour de Justice de l’UE. Plus loin il est précisé « Le règlement ne concerne pas les défaillances généralisées ». La seule possibilité serait de poursuivre un Etat en vertu de l’article 7 TUE dont la mise en œuvre exige l’unanimité, sauf l’Etat concerné bien entendu.
Madame Merkel a donc réussi à mettre fin à la menace d’un veto polono-hongrois mais au prix de ce que George Soros considère comme une capitulation (Soros, 2020). En effet la Commission avait imaginé pouvoir contourner la menace de veto au moyen d’une coopération renforcée dont le principe avait été posé avec le traité d’Amsterdam. Stratagème rendu inutile par le miracle réalisé par la chancelière mais qui va peser lourdement sur la fracture européenne à l’avenir (Karnitschnig, 2020).
Le texte adopté par le CE permet en outre, de différer de deux ans environ l’application de la conditionnalité du fait de l’intervention de la Cour de Justice de l’UE, le terme de ce délai se situant postérieurement aux prochaines élections hongroises… à moins que la Cour constitutionnelle allemande vienne tout remettre en question (Galetta & Ziller, 2020).
Le texte du Conseil viole l’article 15 du TUE qui précise que le Conseil n’exerce pas de fonctions législatives, il passe outre les pouvoirs de la Commission qui exerce ses responsabilités en pleine indépendance (art. 17 TUE) et il ignore le Parlement. D’où l’intervention de Guy Verhofstadt dans l’hémicycle « La réalité est que ce que le Conseil européen a fait n’est pas un coup d’éclat, mais presque un coup d’état. Je pense que le Parlement européen doit de toute façon examiner si nous allons ou non devant la Cour à ce sujet parce qu’il y a une chose et je conclurai par cela. Vous ne pouvez pas sauver l’état de droit dans un État membre si vous ruinez en fait, l’état de droit de l’Union elle-même. ».
Ce débat va avoir des prolongements avec la mise en place de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe. Les Etats-membres conçoivent un objectif limité et le Parlement un objectif ambitieux dont l’abandon de la règle de l’unanimité. L’opposition sur les objectifs se manifeste sur le choix du président, l'ancienne Première ministre danoise Helle Thorning-Schmidt étant selon la presse, préférée par le couple franco-allemand au fédéraliste Guy Verhofstadt, horresco referens.
Notons que le respect de l’État de droit trouve des avocats dans les pays concernés au premier chef. Les maires de Budapest, Varsovie, Prague et Bratislava ont signé un pacte contre les dérives de leurs gouvernements, dérives visant aussi les détournements de fonds. On ne pourra pas systématiquement compter sur le parquet européen, récemment mis en place, pour sanctionner les mauvais usages des fonds car cinq pays dont la Hongrie et la Pologne n’ont pas adhéré à la coopération renforcée instituant ce parquet.
L’Union face aux crises
La situation actuelle illustre parfaitement l’analyse de Luuk van Middelaar qui montre que la Commission étant gardienne des traités, chaque fois qu’un problème non prévu par les traités se manifeste, comme la crise monétaire de 2008, le Conseil imaginé par Valéry Giscard d’Estaing s’en empare (Van Middelaar, 2018). De nombreux analystes observent qu’il domine de plus en plus le système institutionnel sans que l’on sache quelles sont les limites de cette progression (Giraud, Le Conseil européen: un "souverain" auto-proclamé à la dérive, 2020).
A l’origine le Conseil devait se réunir une fois par trimestre, il se sera réuni quinze fois en 2020 sans compter le travail régulier mené par le Coreper. La participation au Conseil occupe une part croissante dans l’agenda des chefs d’Etat et de gouvernement, d’où la pratique du pouvoir donné à « un collègue » lorsque des affaires pressantes retiennent dans la capitale nationale. Il faudrait en tirer les conséquences et par exemple demander aux candidats (tes) à la magistrature suprême en France comment ils (ou elles) envisagent leur fonction européenne.
Contrairement à ce que disait Valéry Giscard d’Estaing ce n’est pas là retrouver le projet initial de l’Europe. Le projet initial de l’Europe consistait à faire progresser les solidarités jusqu’au point où il faudrait procéder au saut décisif avec l’adoption d’une constitution fédérale.
Contrairement à un discours commun, on ne peut pas s’endormir français et se réveiller européen au terme d’une série de glissements institutionnels et comme par un effet cumulatif des politiques publiques transférées. Il y faut un acte manifestant la volonté populaire. (Cohen, 1996)
C’était le projet d’Altiero Spinelli dont la crise que nous vivons confirme l’incontestable actualité. Valéry Giscard d’Estaing illustrait une confusion habituelle entre confédération et fédération (Giscard d'Estaing, 2018). Pour lui une fédération était impossible car impliquant un transfert de pouvoirs, il lui opposait une confédération « réunissant un groupe d’Etats qui accepteront de se dessaisir d’un certain nombre de compétences pour les confier à des organisations communes qui agiront pour leur compte ». Il faut opposer qu’une fédération ne serait pas un simple transfert de pouvoirs, ce serait la conquête de pouvoirs que les membres ne peuvent plus exercer ni séparément, ni conjointement.
Une architecture en question
L’année qui vient de s’écouler a montré les ambiguïtés de la création par le Traité de Lisbonne de deux présidences. La présidence du Conseil européen avec un président élu pour deux ans et demi et rééligible et la présidence tournante de l’Union européenne où pendant six mois, un pays préside toutes les formations du Conseil des ministres de l'Union européenne, sauf le Conseil des Affaires étrangères, présidé par le Haut Représentant de l'Union pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité lequel appartient à la Commission.
Le succès de la présidence d’Angela Merkel a été selon plusieurs observateurs, le cadeau de Noël offert par le Conseil et le Parlement, à quelques mois d’un départ à la retraite. La présidente de la Commission ayant été longuement ministre de la chancelière, le rapport entre la Commission et le Conseil en a été modifié. La présidence tournante a, par instants, fusionné politiquement les deux présidences inaugurées en 2009. On a vu ainsi la chancelière sermonner le Président du Parlement européen pour mettre en difficultés l’accord obtenu le 21 juillet par le Conseil, au terme de quatre jours et quatre nuits de négociations. Le Parlement se résignait mal à voir sérieusement amputé le budget dont il rêvait. Il lui a été rappelé qu’il ne disposait ni du droit d’initiative, ni du droit d’amendement mais seulement celui d’accepter ou de rejeter le projet du Conseil ce qui était impensable en cette période de crise sanitaire.
Le bilan de l’année 2020 démontre que l’architecture institutionnelle de l’Union n’est plus tenable. Les décisions sont trop lentes, édulcorées et différées, pensons à la fiscalité, aux politiques vis-à-vis de la Turquie, de la Russie et à l’avenir de la relation transatlantique. Tout ceci alors que l’évolution du monde nous laisse penser que le temps des crises n’est pas terminé. Le système intergouvernemental repose sur des coalitions circonstancielles d’Etats et le rapport entre eux est lié à leur poids démographique, économique et politique voire l’activisme de leur cours constitutionnelles.
On voit des analystes et des responsables politiques passer directement de la présidence allemande à la présidence française de 2022, sautant par-dessus les deux semestres qui les séparent ; il n’est pas certain que le Portugal et la Slovénie s’en accommodent. Quant au Parlement européen, il s’est livré à un « rappel au traité ». Ce rappel est une contestation claire et formelle de l’abus de pouvoir et du détournement de procédure auxquels le Conseil européen se livre de plus en plus fréquemment et ouvertement. (Giraud, Vers une opposition frontale conseil européen-parlement, 2020). Il ne sera pas sans lendemain, pour l’instant le Parlement est prié de ratifier sans broncher, au cours du premier trimestre 2021, l’accord sur le Brexit mis « provisoirement » en place le 1er janvier.
Références
Cohen, E. (1996). La Tentation hexagonale. Paris: Fayard.
Galetta, D.-U., & Ziller, J. (2020, octobre-décembre). Les violations flagrantes et délibérées du droit de l'Union par l'arrêt "inintelligible" et "arbitraire" du Bundesverfassungsgericht dans l'affaire Weiss. Revue trimestrielle de droit européen, pp. 855-887.
Giraud, J.-G. (2020, octobre 12). Le Conseil européen: un "souverain" auto-proclamé à la dérive. Questions d'Europe - Fondation Robert Schuman(574).
Giraud, J.-G. (2020, Décembre 17). Vers une opposition frontale conseil européen-parlement. Les amis du Traité de Lisbonne. Récupéré sur https://www.lesamisdutraitedelisbonne.com/post/vers-une-opposition-frontale-conseil-europ%C3%A9en-parlement?postId=5fdb9edf0f6f4e00175c507e
Giscard d'Estaing, V. (2018, avril 11). Il faut retrouver le projet initial de l'Europe. L'Opinion. (I. Marchais, Intervieweur)
Karnitschnig, M. (2020, December 18). Angela Merkel's rue-of-law legacy: a divided Europe. Politico. Récupéré sur https://www.politico.eu/article/angela-merkels-rule-of-law-legacy-divided-europe/
Saurel, S. (2018). Le budget de l'Union européenne. Paris: La documentation française.
Soros, G. (2020, décembre 11). Merkel a capitulé face à l’extorsion hongroise et polonaise. L'Obs.
Van Middelaar, L. (2018). Quand l'Europe improvise. Dix ans de crises politiques. (D. Cunin, Trad.) Paris: Gallimard.
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