Le fédéralisme à l’envers edit
Le 27 octobre, les 27 ambassadeurs des pays de l’UE auprès des Nations Unies s’exprimaient par un vote sur la motion proposée par la Jordanie demandant une trêve humanitaire à Gaza. Huit voix s’exprimaient en faveur de la motion, quatre contre et l’abstention recueillait quinze suffrages. Pratiquement au même moment, à Bruxelles, les ministres des Affaires étrangères des 27 étaient réunis pour préciser une attitude commune. Le résultat a été bien timide mais bien entendu une large majorité des 27 critiquait la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, pour s’être rendues en Israël, se croyant légitimes à exprimer une position européenne. Les critiques contre la présidente de la Commission rejoignent celles de Jean-Dominique Giuliani[1] qui s’insurge contre les incursions de la Commission et du Parlement européen dans les domaines de la politique étrangère et de la défense qui relève des seuls états nationaux. Il est vrai qu’au début du mois de novembre, six chefs d’État et de gouvernement s’étaient déjà rendus au Moyen Orient, il ne restait plus aux responsables politiques locaux qu’à recevoir les vingt et un autres pour se faire une idée exhaustive de la position de l’UE.
Comme l’écrit Sylvain Kahn observant avec tristesse cette « polyphonie européenne », « il n’y a jamais eu d’accord politique, jusqu’à présent, visant à faire de l’Union européenne une entité uniforme du côté de sa politique extérieure. (…) Tout commentateur doit être cohérent. Si son diagnostic est celui de l’impuissance et son jugement de valeur le regret de cette situation alors il doit plaider pour une Europe fédéralisée.[2] » On pourrait citer des dizaines d’articles de presse constatant que l’Europe ne compte pour pas grand-chose au Moyen Orient et même en dehors. En revanche on peut compter sur la communauté internationale pour demander à l’UE de financer les destructions infligées. La conclusion vient naturellement sous la plume de Sylvain Kahn : « L’Union européenne ne constitue pas un acteur géopolitique. Elle n’est pas une puissance. »
Un autre exemple nous est donné par l’Europe spatiale. Avec Ariane V, l’Agence spatiale européenne (ESA) avait marqué des points incontestables dans la concurrence internationale, ce qu’elle devait pérenniser. Mais son fonctionnement repose sur les 20 membres avec une présidence du conseil d’administration affectée, pour un semestre, au pays qui assure la présidence tournante de l’Europe et des règles de fonctionnement indéfendables. Au lendemain de la réunion de l’ESA à Séville début novembre 2023, la journaliste Julie Chauveau écrit dans un éditorial des Echos : « L’heure est venue de remettre en cause la règle financière ubuesque du retour géographique qui prévoit que l’investissement de chaque pays membre se traduise par des retombées industrielles équivalentes pour ses entreprises ». De fait, il est difficile de faire mieux pour brimer l’innovation et atteindre des prix de revient excessifs. D’ailleurs la réponse des pays est claire, Italie et Allemagne veulent que leurs industriels privés puissent bénéficier d’une parfaite liberté. En attendant, faute d’un lanceur approprié, la mise sur orbite des derniers satellites du système Galileo destiné à faire concurrence au GPS nord-américain a été confiée à SpaceX, l’entreprise d’Elon Musk.
On pourrait ajouter d’autres thèmes : le glyphosate, l’endettement public et au sommet de tout, l’immigration. Jamais des politiques européennes n’ont été aussi dépendantes de politiques nationales, elles-mêmes fluctuantes en fonction d’élections nationales guettées par les pays partenaires. L’UE est en train de démontrer qu’une coopération reposant sur 27 centres de décision est ingérable. Sans oublier qu’un pays comme la Belgique soumet son accord à celui de ses composantes – c’est ainsi que la seule Wallonie a pu bloquer pendant de longs mois l’accord commercial avec le Canada. Comme l’écrivait récemment Lea Ypi, « l’Union n’a jamais été aussi vulnérable aux fluctuations politiques de ses États membres… le Brexit n’était en fait qu’une première secousse[3] ».
Le retour d’un vieux débat
Au premier plan, se réactive le débat d’il y a cinquante ans entre élargissement et approfondissement. Pour certains, il faudrait transformer d’abord l’UE avant de l’élargir ce qui est un bon moyen pour renvoyer indéfiniment les nouvelles adhésions. Pour d’autres, l’élargissement peut être mené de pair avec l’approfondissement, comme l’affirmait la présidente de la Commission dans son dernier rapport sur l’état de l’Union.
Ainsi tandis que pour l’essentiel, nous confions les dossiers de l’Ukraine et du Moyen Orient aux Etats-Unis en priant pour que l’actuel président reste au pouvoir, les Européens négocient pour savoir s’il faut introduire le viol dans les délits communautaires.
Nous sommes typiquement dans une situation que Robert Belot qualifie, après d’autres, de « fédéralisme à l’envers[4] » c’est dire que l’UE gère avec les traités, la Charte fondamentale et la jurisprudence de la Cour de Justice des domaines qui dans la plupart des fédérations ressortissent aux États fédérés. En revanche, l’UE laisse aux États membres des compétences qui, dans les États fédéraux, relèvent de la fédération. C’est notamment le cas de la politique étrangère et de la politique de défense. Les rédacteurs du Traité de Lisbonne ont même pris la précaution de préciser que ces domaines ne pouvaient pas faire l’objet de « clauses passerelles » c’est-à-dire de domaines où la majorité qualifiée se substitue à la règle de l’unanimité (article 352 TFUE § 4 : « Le présent article ne peut servir de fondement pour atteindre un objectif relevant de la politique étrangère et de sécurité commune »).
On pourrait facilement constituer une bibliothèque avec les ouvrages, les thèses[5] et rapports traitant de l’évolution et de la réforme des institutions européennes. À des périodes relativement stables succèdent des périodes d’intense agitation intellectuelle et politique, provoquées soit par des événements, soit par des initiatives de responsables politiques. En cette fin d’année 2023, l’ampleur des désordres climatiques, les défis technologiques, la nécessaire reconversion industrielle, la guerre en Ukraine, le déclin du modèle occidental se conjuguent avec des demandes longtemps différées et qui retrouvent une actualité renouvelée.
On voit donc se multiplier les projets de réforme, comme celui du Parlement européen[6] approuvé par une forte majorité en plénière le 23 novembre 2023 et analysé par Olivier Costa et Daniela Schwarzer[7]. Dans leur rapport sont dénoncées « les utopies de certains fédéralistes – promoteurs d’idées peu susceptibles d’être considérées par les instances compétentes ». En d’autres termes, en utilisant la contraposition, les seules réformes susceptibles d’être considérées par les instances compétentes sont celles qui ne marchent pas. Certains auteurs vont plus loin : et si les instances compétentes étaient le peuple[8] ?
En effet, une des caractéristiques de l’Union européenne est la multiplication des projets de modification des traités, modifications dont l’objectif n’est jamais explicité ou plutôt jamais avoué : une institution fédérale. La formule d’une « union sans cesse plus étroite », figurant dans les traités, ne précise pas à quel moment elle sera assez étroite pour atteindre une situation stabilisée. Il est révélateur qu’une des commissions les plus actives du Parlement européen est la commission des affaires constitutionnelles (AFCO).
La question de l’unanimité
La quasi-totalité des propositions de réforme visent à réduire, voire supprimer, les sujets sur lesquels l’unanimité est requise, au profit d’une majorité qualifiée : coopérations renforcées, clauses passerelles etc. Des réformes applicables aux pays les ayant préalablement ratifiées, les autres pays restant en dehors. Un des exemples récents est le parquet européen créé en dehors de l’UE et auquel adhèrent 22 pays.
Or, contrairement à ce qu’affirment de nombreux auteurs, l’extension du vote à la majorité qualifiée ne constitue pas du fédéralisme, c’est une des modalités de l’intergouvernemental. C’est une procédure par laquelle une majorité pondérée de pays impose une décision à l’ensemble, même si, dans plusieurs cas, les états réfractaires n’en tiennent pas compte. Lorsque les Etats-Unis déclarent la guerre au Japon après Pearl-Harbour, le Massachusetts, la Californie, le Wyoming… ne jouent aucun rôle, car le Président a exercé une compétence fédérale, suivi par le Congrès.
On écrit parfois que la construction européenne relèverait de la mise en commun de souverainetés nationales. Mais lorsque ces souverainetés sont illusoires, il n’y a rien à mettre en commun. On l’a bien vu en 1956, lors de l’opération de Suez, lorsque la France et le Royaume Uni furent priés de réembarquer leurs soldats venus sans l’autorisation préalable de Nikita Khrouchtchev et de Dwight Eisenhower.
Au contraire une véritable union fédérale permettrait de se doter d’une souveraineté dont nos états éparpillés sont dépourvus, surtout dans une période où les rapports de force se substituent aux rapports de droit. Le seul projet ou figurait le mot fédéral était celui d’Altiero Spinelli adopté par l’Assemblée parlementaire européenne le 14 février 1984, par 237 voix contre 31 moins 43 abstentions et encensé ensuite par François Mitterrand, président du Conseil, qui s’est résigné à le voir enterrer par les autres chefs d’État et de gouvernement.
Aujourd’hui l’UE avance en boitillant même avec des succès hors traité, comme en matière de santé. On peut donc soutenir avec Dimitris Tyiantafyllou[9] qu’il faut donc revoir complètement les traités car les peuples de nos pays sont de plus en plus désabusés par cette construction qui ne tient pas ses promesses, mais ils n’en identifient pas les coupables. C’est ainsi la solution du déclin qu’ont choisie les électeurs slovaques et néerlandais, et on peut se demander qui seront les suivants. En 1957, Altiero Spinelli affirmait dans le Manifeste des Fédéralistes européens que, faute de solution fédérale, nous n’avions qu’à attendre l’accomplissement de notre destin. Son affirmation est encore plus vraie aujourd’hui.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1] Jean-Dominique Giuliani, « Avant l'élargissement de l'Union européenne... », Fondation Robert Schuman, 2023, novembre 7.
[2] Sylvain Kahn, « Israël-Palestine : la polyphonie européenne », Fondation Jean Jaurès, 30 octobre 2023.
[3] Lea Ypi, « Élargir l'Union : une procession sans fin autour du passé de l'Europe », Le Grand Continent, 5 octobre 2023.
[4] Robert Bellot, « Une Europe du pire et sa renaissance à partir de 1945 à la résistance contre la déconnaissance de l'Europe », Les entretiens fédéralistes, Lourmarin, février 2023.
[5] Voir notamment celle de Gaëlle Marti, Le Pouvoir constituant européen, Bruxelles, Bruylant, 2011.
[6] Commission des affaires constitutionnelles (AFCO). Réforme des traités: les députés font des propositions pour renforcer la capacité d’action de l’UE. Parlement européen, 2023.
[7] Olivier Costa et Daniela Schwarzer, « Elargir et réformer l'union : la feuille de route du Groupe des Douze », Le Grand Continent, 4 octobre 2024.
[8] Céline Spector, No Demos ? Souveraineté et démocratie à l'épreuve de l'Europe, Seuil, 2021.
[9] Dimitris Triantafyllou, « Révision des traités : l'Europe est-elle prête à un saut qualitatif ? », Schuman Papers, 725, 6 novembre 2023.