UE: vers une extension du vote à la majorité qualifiée? edit
Beaucoup s’accordent à dire qu’avec ses 27 membres et la perspective d’en absorber encore plus dans un avenir proche mais pas très lointain, l’UE a besoin d’un renforcement décisif de son mode de fonctionnement, et donc de ses institutions. Il y a de nombreuses questions à régler. Cependant, il faut admettre que les conditions d’une révision radicale du traité ne sont pas réunies pour l’instant. On peut s’en désoler, mais les institutions de l’UE continueront à évoluer comme une réponse fonctionnelle aux défis qui se présentent au fil du temps, et non selon une conception globale préétablie. Ce n’est donc pas un hasard si aujourd’hui la discussion se concentre avant tout sur un point : l’extension de la possibilité de vote à la majorité qualifiée. Les événements en font un sujet d’actualité et, selon certains, urgent dans deux domaines en particulier : la fiscalité et la politique étrangère et de sécurité. La première, en raison de la nécessité de mieux gouverner un ensemble économique de plus en plus intégré et d’éviter les distorsions de concurrence réelles ou supposées, la seconde parce que les mutations d’un monde de plus en plus conflictuel ne permettent plus à l’Europe de négliger les impératifs géopolitiques, ni de s’en remettre entièrement comme par le passé à la protection américaine. C’est le débat sur l’autonomie stratégique, lancé par Emmanuel Macron ; un débat qui deviendrait stérile si l’UE n’était pas capable de réagir rapidement aux défis.
Le fonctionnement de l’UE affecte la souveraineté des États membres de deux manières. La première est que les décisions communes, quelle que soit la procédure de décision, sont juridiquement contraignantes. La seconde est spécifique aux décisions prises à la majorité. Ceux qui ont voté pour peuvent légitimement penser que leur souveraineté a ainsi été renforcée. Ceux qui ont voté contre, en revanche, voient leur souveraineté symboliquement et concrètement réduite. Il n’est donc pas surprenant que la question du vote à la majorité ait toujours été le sujet le plus sensible du débat institutionnel en Europe ; il suffit de se rappeler la « crise de la chaise vide » provoquée par de Gaulle en 1965. D’une part, les partisans du vote à la majorité le font parce qu’une UE prisonnière de l’unanimité risque de finir comme la Pologne de 1791, dont la Diète était paralysée par le liberum veto de n’importe lequel de ses membres. Ceux qui sont contre, en revanche, en font une question inaliénable de souveraineté. Posée en ces termes, la question risque toutefois de devenir insoluble car elle contient en elle-même le dilemme entre un ordre fédéral et un ordre confédéral ou intergouvernemental. Un choix que l’UE et ses États membres ne sont pas prêts à faire.
En réalité, les choses ne se présentent pas exactement ainsi ; ou plutôt, la réalité est plus complexe qu’on ne le pense. Tout d’abord, les sujets sur lesquels un vote à la majorité peut être effectué dans le cadre du traité actuel sont déjà très nombreux. Ils couvrent notamment, à l’exception de la fiscalité, tout ce qui détermine le fonctionnement du marché unique, ainsi que l’approbation du budget commun et d’autres domaines. Pour comprendre comment cette possibilité pourrait être étendue à de nouveaux cas, il faut d’abord examiner la logique du système existant et son fonctionnement. Tout d’abord, le choix des sujets qui peuvent être décidés à la majorité ne répond pas à une conception constitutionnelle précise ; il est plutôt la conséquence du fait que l’UE est une organisation dans laquelle la souveraineté est partagée par les États membres. En pratique, on peut voter dans un domaine donné, non pas parce que c’est souhaitable dans l’abstrait, mais parce qu’on s’est mis d’accord au préalable sur les grandes lignes des objectifs que nous voulons poursuivre tous ensemble. La possibilité de voter à la majorité qualifiée ne concerne donc pas les objectifs, mais la manière de les atteindre. Si ce partage des objectifs est absent, les pays membres seront très réticents à partager la souveraineté.
La logique de ce système est donc très différente de celle qui régit nos démocraties nationales et nos États fédéraux ; elle détermine également le fonctionnement pratique du vote majoritaire. En pratique, dans l’UE, très peu de votes ont lieu, même lorsque la possibilité existe. L’ensemble du système est en effet organisé pour rechercher un consensus maximal. Mais alors, dira-t-on, est-ce vraiment si important ? La réponse est oui, et il n’est pas nécessaire d’être un expert en théorie des jeux pour comprendre pourquoi. L’existence de la possibilité de voter modifie profondément la stratégie de négociation des participants. Si l’unanimité est requise, chacun aura intérêt à maintenir sa position jusqu’au bout. Seuls feront des compromis ceux qui sont convaincus que l’absence de décision est pire pour eux que les concessions qu’ils sont appelés à faire. Le résultat est donc dans de nombreux cas une paralysie. Si, en revanche, il y a la possibilité de voter, chaque participant aura intérêt à participer dès le départ à la formation d’une majorité potentielle. Les récalcitrants qui sont laissés pour compte seront alors obligés de se retrouver en minorité, de rentrer dans le rang ou d’être moins performants. En fait, le vote (ou plutôt la possibilité de voter) ne sert pas à définir des majorités et des minorités stables ; on pourrait même dire que ce serait le signe d’une grave fracture qui produirait dans les pays structurellement « minoritaires » la perception que le système fonctionne à leur détriment. Au lieu de cela, le vote à la majorité sert essentiellement à surmonter le veto d’un ou de plusieurs pays. En outre, le fait que, selon le traité, une majorité doive exprimer à la fois le nombre de pays membres et leur population rend sa formation assez complexe ; cela réduit le risque de tergiversations et aussi de scission entre majorités et minorités stables. Ces caractéristiques du fonctionnement du système sont aussi l’une des raisons de l’importance de la relation franco-allemande : les deux pays ont souvent des positions si éloignées que lorsqu’ils convergent, leur accord peut servir de base à une majorité potentielle.
Si telle est la logique du système, elle est cependant loin de résoudre tous les problèmes. En définitive, l’acceptation du vote à la majorité doit refléter un haut degré de confiance mutuelle. Il reste la crainte de tout État membre, soit de se retrouver systématiquement en minorité, soit de voir ses intérêts « vitaux » bafoués par la majorité. Outre des raisons d’opposition idéologique au caractère supranational de la construction européenne, c’était la motivation de De Gaulle dans la crise de 1965. Comme dans le cas de la France, la conviction d’un pays qu’il se trouve dans une situation exceptionnelle où ses intérêts risquent de ne pas être compris ou partagés par la majorité est très souvent injustifiée ; nous autres Européens sommes plus semblables que nous ne le pensons. Cependant, la crainte existe ; comme toutes les questions d’identité, elle est souvent ressentie par l’électorat et doit donc être prise en compte.
Il y a eu plusieurs tentatives pour codifier l’« intérêt vital » et donc une forme de droit de veto, mais aucune n’a donné de résultats convaincants. Un exemple précoce est le « compromis de Luxembourg » qui a mis fin à la crise de 1965. Elle reconnaît le droit d’un pays à invoquer l’intérêt vital contre un éventuel vote majoritaire, mais ne précise pas ce qu’il faut entendre par « vital » ni quelle en serait la conséquence. Le résultat est que pendant de nombreuses années, le vote a été complètement supprimé, au grand détriment de tous. La question centrale que le texte du « compromis » ne clarifiait pas était de savoir si le caractère « vital » de l’intérêt invoqué était ou non la prérogative exclusive du pays concerné. La question a été partiellement clarifiée en 1983, paradoxalement à l’initiative de la France, sur une question de prix agricoles qui avait été prise en otage par la Grande-Bretagne dans la négociation de sa contribution au budget. Le veto britannique a été écarté avec l’argument que l’intérêt vital ne pouvait être invoqué pour des raisons sans rapport avec celles de la question soumise à décision. C’est ainsi qu’a été établi le principe du droit des autres Etats membres de contrôler la décision par l’un d’eux d’invoquer son intérêt vital. Ensuite, lorsque l’Acte unique a été adopté en 1986, étendant la possibilité de voter aux décisions nécessaires à l’achèvement du marché unique, tout le monde a pris conscience de l’importance de cet élément pour atteindre l’objectif et les derniers obstacles idéologiques sont tombés, du moins dans ce domaine. Cela a donné lieu à un autre paradoxe. L’Acte unique est entré en vigueur sous la présidence danoise, l’un des pays les plus réticents au principe du vote à la majorité. La première mesure soumise au vote a été un groupe de directives nécessaires à l’achèvement du marché unique de l’automobile, qui avait été bloqué jusqu’alors par un veto danois. Toutefois, preuve de la sensibilité du sujet, des procédures ont été définies pour qu’aucun pays ne risque d’être mis en minorité sans préavis, mais aussi pour confirmer que le principe directeur des travaux devait rester la recherche du consensus.
Beaucoup pensent que le « compromis de Luxembourg » a été définitivement enterré. Ce n’est pas tout à fait le cas. Au lieu de cela, il survit avec la possibilité pour tout État membre de demander qu’une décision particulière soit portée devant le Conseil européen, une institution qui décide normalement par consensus. Certains voudraient codifier cette pratique. Ce serait probablement une erreur. En effet, il est utile de laisser une porte de sortie à la crainte d’être mis en minorité dans des affaires considérées, à tort ou à raison, comme vitales ; ceci est d’autant plus important si l’on veut aborder des questions au cœur de la souveraineté nationale, comme la politique étrangère ou la fiscalité. Comme il est probablement impossible de codifier tout cela, une certaine ambiguïté peut nécessaire. Toutefois, il est également nécessaire de limiter les abus et de faire en sorte que la pratique passe dans les habitudes, comme ce fut le cas pour le « compromis de Luxembourg ». Le traité est d’ailleurs explicite en indiquant que le Conseil européen est une institution ayant des tâches de direction politique, qui ne doit pas s’arroger de fonctions législatives. En cas d’abus répétés, nous ne serions pas confrontés à un problème juridique ou institutionnel, mais à une véritable crise de confiance mutuelle.
Quelles conclusions tirer maintenant pour l’éventuelle extension du vote à de nouveaux sujets ? Le cœur de l’analyse ci-dessus est que la fonction du vote n’est pas de consolider des majorités, mais de surmonter les vetos d’un ou d’un nombre limité de pays. Une première conséquence est que toute proposition visant à étendre la possibilité de vote à la majorité sur des questions telles que la fiscalité et la politique étrangère et de sécurité doit être clairement définie et axée sur des questions qui recueillent déjà, sinon la totalité, du moins une large majorité de soutien. Pour la fiscalité, ce qui est strictement nécessaire au fonctionnement du marché unique. La question de la politique étrangère est plus complexe. Un premier cas qui vient à l’esprit, explicitement mentionné par le chancelier Scholz dans son discours de Prague, est celui des sanctions. Elle repose sur le fait que l’UE a presque atteint une unité de consensus sur la guerre en Ukraine et on pourrait donc penser que son traitement pourrait être soustrait à l’unanimité. Nous en sommes loin en ce qui concerne les relations avec la Chine et la politique à l’égard de l’Afrique. On pourrait penser qu’il devrait être possible de voter sur des déclarations politiques, même si elles ne sont pas juridiquement contraignantes, concernant des questions pour lesquelles une stratégie commune a déjà été définie. Il n’en reste pas moins que la politique étrangère et de sécurité sont des matières pour lesquelles il est objectivement difficile d’étendre la possibilité du vote à la majorité sans remettre en cause le principe, actuellement consacré par le traité, de la compétence nationale.
Existe-t-il des voies moins radicales pour progresser ? Le traité prévoit la possibilité d’ouvrir la voie au vote à la majorité par le biais de « passerelles », qui nécessitent une décision à l’unanimité, mais sans la procédure complexe de révision du traité. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu de cas d’utilisation de cette voie, et il y a des doutes légitimes, pour certains pays, y compris les pays constitutionnels, quant à sa faisabilité réelle. Une autre voie est celle de la différenciation, c’est-à-dire la possibilité pour certains pays d’aller de l’avant en attendant que d’autres suivent. La condition étant de toujours laisser la porte ouverte et de ne pas discriminer les exclus. En théorie, cela semble simple. Dans la pratique, c’est moins le cas. L’un des défis les plus difficiles que l’UE devra relever dans les années à venir est de maintenir un dynamisme de plus en plus difficile à 27, tout en garantissant la valeur de l’unité politique de l’ensemble. Celle-ci s’est avérée cruciale dans la gestion du Brexit. Elle le sera encore plus pour gérer le grand défi que représentent l’intégration et la stabilité de toute la partie orientale de l’Europe, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de l’UE. Il sera donc important de donner de l’espace aux avant-gardes, mais il faudra le faire avec prudence. Le traité offre des possibilités concrètes en recourant à ce que l’on appelle la « coopération renforcée », mais celles-ci sont soumises à des limites et des procédures parfois strictes.
Si, toutefois, l’objectif principal est de surmonter d’éventuels vetos, il est également possible de procéder à un véritable traité ou même à un simple accord intergouvernemental conclu entre ceux qui y sont favorables, en isolant le ou les récalcitrants. Cette solution a été utilisée pour surmonter la tentative maladroite de David Cameron d’opposer son veto à la création du MES (Mécanisme européen de solidarité) ; celui-ci a été mis en place sur la base d’un traité parallèle mais lié à l’UE, sans la participation de la Grande-Bretagne. Pourquoi ne pas recourir à de telles solutions au cas où la Hongrie renforcerait son obstructionnisme sur les questions concernant la guerre en Ukraine et les relations avec la Russie ? C’est une voie difficile, compte tenu des obligations en matière de non-discrimination. Cependant, cela aurait sans aucun doute un effet de pression politique ; il s’agirait en fait de jouer l’équilibre des forces. Bien sûr, cela donnerait l’image éternelle d’une Europe divisée. Toutefois, dans certains cas, notamment si la décision devait réunir une large majorité incluant tous les grands pays, l’image d’une Europe divisée pourrait être préférable à celle d’une Europe paralysée. Toute initiative des plus grands pays visant à accroître la pression sur les autres peut être utile et mérite d’être explorée. Toutefois, il y aurait des limites à ne pas dépasser. Isoler un pays en le forçant à accepter les raisons de son adhésion peut être souhaitable ; créer un fossé avec un groupe de pays, en revanche, serait très dommageable. Dans les faits, l’extension de la possibilité de voter ne se fera que sous la pression des événements. Il faudra donc faire preuve de courage et d’imagination.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)