Ukraine: le pari risqué de Vladimir Poutine edit

1 avril 2015

L’occupation de l’Est de l’Ukraine enferme le pouvoir poutinien dans une logique de conflit dont la Russie, autant que l’Ukraine, ne sortira pas indemne. Pour Moscou, les coûts de l’occupation et de la confrontation avec les pays occidentaux ne cessent de s’alourdir, en termes économiques, politiques et sécuritaires. Il est probable que la fermeté occidentale dans l’imposition de sanctions graduelles porte ses fruits et freine une nouvelle expansion de l’emprise militaire russe sur l’Ukraine.

L’engrenage de la violence militaire
Un an après l’annexion de la Crimée, le Kremlin se trouve face à un dilemme : soit poursuivre la déstabilisation militaire de l’Ukraine et l’assumer, c’est-à-dire ne plus nier le rôle majeur de l’armée russe dans les combats contre l’armée ukrainienne dans le Donbass ; soit limiter le soutien financier et militaire aux rebelles et entretenir un conflit de basse intensité. Dans les deux cas, la partie orientale des provinces de Donetsk et Louhansk ne sera pas annexée comme l’a été la Crimée. Ces deux « républiques populaires » auto-proclamées ne deviendront pas les 86e et 87e provinces, sujets de la fédération de Russie.

Le deuxième accord de Minsk, signé le 12 février 2015, après une épique négociation nocturne pour officiellement « mettre en œuvre » le premier protocole du 5 septembre 2014, est un texte en trois pages, dont les contradictions dévoilent les motivations différentes des parties concernées : Kiev, Moscou, les « chefs séparatistes », et l’Europe, représentée un peu malgré elle par le tandem Hollande-Merkel.

Pour Vladimir Poutine, la négociation d’un deuxième cessez-le-feu n’était pas le premier choix, mais les Occidentaux et Kiev l’ont arraché, dans le but immédiat d’éviter l’extension de la guerre et de lourdes pertes pour l’armée ukrainienne.  Le président Porochenko voulait d’urgence un accord qui permette à ses militaires, pris au piège dans la ville de Debaltseve, de se dégager.

La chancelière allemande était décidée à mettre tous ses efforts dans une négociation de la dernière chance. Le texte du protocole est un puzzle de mesures inapplicables toutes ensemble, mais la signature a permis une certaine accalmie. Et c’est le but que recherchaient Européens et Ukrainiens : tout sauf l’engrenage d’une guerre qui impliquerait tôt ou tard l’engagement de pays de l’OTAN. Rappelons que les trois républiques baltes, la Pologne et la Roumanie se sentent menacées par cette fuite en avant militaire de la Russie. Des mesures de renforcement de leur défense nationale sont mises en œuvre.

Vladimir Poutine est désormais pris en étau entre les promesses faites aux satrapes du Donbass (des rebelles qui comptent dans leurs rangs des Russes de Russie) et les pressions venant des gouvernements occidentaux et institutions internationales, alors même que l’économie russe est entrée dans une zone de tempête. Son attitude est imprévisible et sa stratégie illisible. Il vient de réécrire l’histoire de la prise de la Crimée, contredisant la version officielle qu’il avait imposée il y a un an. Dans un long entretien filmé, ouvrant un film de propagande sur la Crimée, un an après l’annexion, diffusé le 15 mars à la télévision, les téléspectateurs russes découvrent que leur président avait tout décidé le 23 février 2014, dans les heures qui ont suivi la chute et fuite de Viktor Ianoukovitch, donc trois semaines avant le référendum populaire du 16 mars… qui à l’époque avait servi de légitimation à l’annexion  par les armes.

Le président russe veut, semble-t-il, réaffirmer son autorité et prouver qu’il est bien le chef des armées et des forces spéciales, le seul capable de mener cette opération fulgurante, quitte à abandonner toute prétention de respecter un tant soit peu le droit international ou « la volonté d’une nation » s’exprimant dans les urnes. Rappelons que sur les 2,3 millions d’habitants de la péninsule de Crimée, environ 60% sont russes, 25% ukrainiens et 13% tatars. Il n’existe pas de « peuple criméen », et la Crimée n’est pas non plus une terre peuplée à l’origine de Russes « ethniques », ni même de Slaves : la péninsule a été conquise par la Russie de Catherine II sur les Tatars, vassaux de l’empire ottoman, au cours de la guerre de 1768-1774 ; des Slaves et Caucasiens s’installent ensuite dans la péninsule, où la langue russe s’impose peu à peu.

L’isolement de la Russie et les effets négatifs sur l’économie
Vladimir Poutine a engagé une partie d’échecs internationale dont il change les règles selon ses caprices. Il est devenu, pour les gouvernements occidentaux, et également pour des gouvernements en Asie et au Moyen Orient, un homme incontrôlable et porteur de déstabilisation régionale.

La confrontation n’oppose pas l’Ouest à l’Est, comme à l’époque de la guerre froide, mais les démocraties occidentales à la seule Russie, qui s’isole en provoquant la méfiance et le rejet. C’est d’abord la menace sur la sécurité de l’Europe qui a conduit les pays de l’Ouest à prendre des sanctions contre Moscou, et seulement Moscou.

En effet, La Russie est seule dans son entreprise de déstabilisation de l’Ukraine post-Maïdan. Aucun autre gouvernement ne la soutient. C’était déjà le cas en 2008 après l’intervention militaire en Géorgie. Cependant, en 2015, contrairement à la petite Géorgie, l’Ukraine, pays plus grand que la France, et partenaire de l’Union européenne, reçoit le soutien ferme de l’Europe, de l’Amérique, du Japon, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande.

Les méthodes utilisées par Vladimir Poutine repoussent à la fois les gouvernements et les investisseurs. Or, l’économie va mal. Les économistes partagent une analyse très sombre et soulignent que la récession n’a pas été provoquée, mais aggravée, par les sanctions occidentales. Le taux de croissance sera négatif en 2015 (autour de - 4%) ; les investissements directs, russes et étrangers, ne cessent de baisser ; l’inflation grimpe et le pouvoir d’achat se tasse ; le rouble a perdu près de la moitié de sa valeur en quelques mois fin 2014 et reste une monnaie faible. 

Les premiers signes de réelle récession pointent en 2012, par les effets négatifs cumulés de l’absence de réformes, de la méfiance croissante des investisseurs du fait de l’absence de garanties juridiques et financières,  et du manque de compétitivité de presque tous les secteurs de production et services. La chute des prix du pétrole et du gaz naturel à l’automne 2014 accélère une tendance déjà bien présente. Et les sanctions, dans un tel contexte de tempête, soufflent un nouveau vent contraire.

Ainsi, les sanctions n’ont pas « mis à terre » l’économie russe, avec le vilain dessein d’anéantir les efforts d’un régime autoritaire mais efficace, comme le prétendent de nombreux défenseurs du poutinisme en France et ailleurs. Elles ont mis le doigt sur les dérives et incapacités, et accéléré l’épreuve de vérité. Et elles ont un effet bien réel sur les acteurs économiques et les classes moyennes aisées, qui ont beaucoup à perdre dans cette crise économique et politique qui conduit au protectionnisme.

Le contraste est frappant entre les choix faits par la société ukrainienne et les non-choix de la société russe, enfermée dans un système clanique et va-t-en-guerre. Depuis novembre 2013, le début du mouvement pacifique EuroMaïdan, la société ukrainienne est à l’initiative des événements. Encore aujourd’hui, elle reste vigilante et exige des gouvernants de rendre des comptes. Les autorités ont la légitimité issue d’élections honnêtes et pluralistes en mai et octobre 2014, de l’engagement citoyen, et des institutions internationales qui apportent leur soutien. Ce contrôle démocratique assure un garde-fou contre les abus, même s’il ne résout pas les problèmes de corruption qui grèvent l’économie et les liens sociaux depuis des décennies.

Un an après l’annexion de la Crimée, après près d’un an de combats dans le Donbass, six mille morts, des blessés beaucoup plus nombreux encore, et un million de personnes déplacées, les Ukrainiens n’ont à aucun moment remis en question le mouvement démocratique de Maïdan et le changement pacifique de gouvernement par le consensus puis le suffrage universel. Même dans les provinces de Donetsk et Louhansk, quelques dizaines de bureaux de vote ont été ouverts en mai et octobre.

La Russie, en revanche, n’a aucune chance de sortir d’un système autoritaire, répressif et improductif, tant que le pluralisme politique et l’alternance sont interdits par le régime Poutine. L’assassinat de Boris Nemtsov, ancien gouverneur et vice-Premier ministre, l’un des leaders de l’opposition libérale, le 27 février 2015, en est une illustration tragique. L’hystérie nationaliste et xénophobe, fabriquée par une propagande violente et mensongère, est une autre forme d’enfermement des esprits dans la peur irrationnelle de l’Ennemi, de l’Autre, d’une nouvelle Grande Guerre. Le régime a un besoin vital de cette peur qui paralyse nombre de Russes.

L’Ukraine ne peut pas être un « pont »
Dans ces conditions d’hostilité ouverte, il est illusoire d’attendre du Kremlin un changement d’attitude envers l’Ukraine et envers tout l’Occident, accusé de vouloir anéantir la Russie. Et il est irresponsable d’attendre d’un grand pays de 45 millions d’habitants d’être un « pont » entre la Russie et nous. Un pont de tous les dangers, exposé aux vents contraires et à l’érosion de ses fondations ? Un territoire qui n’appartiendrait à aucun espace, aucune région du monde, mais demeurerait « entre-deux », simplement pour « rassurer » Moscou ?

Le sursaut des Ukrainiens en 2013, capables par leur détermination pacifique à faire fuir le dictateur corrompu, a montré que le maintien d’un système clientéliste largement entretenu par le Kremlin et les réseaux russes, n’était plus supportable.  Et les événements dramatiques qui ont suivi ont montré aussi que ce système de pouvoir était dangereux pour les individus, puisqu’il a eu recours en février 2014, sur injonction de Moscou, à la force armée pour tenter d’écraser le processus démocratique et affaiblir les institutions ukrainiennes.

Il est désormais clairement établi qu’un État à souveraineté faible, pris en sandwich entre Moscou et l’Europe, et incapable d’évoluer, est aussi un État à sécurité faible, qui ne peut apporter aucune garantie ni à sa population ni aux pays voisins. Nous avons trop longtemps en Europe toléré une « sphère d’influence » russe fondée sur des États faibles et dysfonctionnels, sans aucune perspective d’avenir. Ce paradigme est non seulement inadéquat, mais porteur de conflits durables. Un grand État au cœur du continent ne doit pas rester un « État sans souveraineté », sans appartenance. Depuis près de vingt-cinq ans, l’Ukraine est une nation indépendante qui n’a à aucun moment exprimé le souhait d’être rattaché de nouveau à la Russie, ou même géré conjointement par Moscou et Kiev dans une confédération. La question n’a jamais été posée, politiquement, même pas par le président Ianoukovitch entre 2010 et 2013. 

Les sanctions, riposte graduée
À partir de l’annexion de la Crimée, les gouvernements européens ont bien réagi, relativement vite, et de manière solidaire. Ils ont enfin compris la nature de la menace, une menace politique et sécuritaire. Laisser libre cours à l’ingérence russe dans un grand Etat voisin de l’Union européenne reviendrait à encourager l’insécurité et l’imprévisibilité dans tous les pays du partenariat oriental de l’UE : Ukraine, Biélorussie, Moldavie, Géorgie Arménie, Azerbaïdjan).  Ces six Etats ont d’ailleurs saisi la menace russe la plus pernicieuse : l’utilisation des « Russes » ou « russophones » citoyens de ces Etats, supposément maltraités et désireux de recevoir la protection du grand voisin russe…Aucune information sérieuse ne corrobore ces suppositions. Les présidents biélorusse et kazakh ont d’ailleurs exprimé à plusieurs reprises leur préoccupation face aux prétentions russes sur une partie conséquente de leur population, puisque la majorité des habitants de ces Etats parlent la langue véhiculaire de l’ancien empire.

Les sanctions sont notre meilleure riposte, et probablement le seul instrument de pression non militaire à notre disposition. Et elles fonctionnent. Elles ont d’abord eu un effet vérité sur ce qu’est le système Poutine, et sur notre résolution à ne pas accepter le diktat russe. Les premières sanctions ont été votées pour marquer une condamnation ferme : l’annexion de la Crimée est illégale, et ne sera jamais reconnue, et cette non reconnaissance entraîne des effets beaucoup plus graves pour Moscou que la non reconnaissance de l’indépendance unilatéralement déclarée de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud en août 2008.

Ensuite, les sanctions ont donné aux pays occidentaux un instrument pragmatique dans la difficile négociation avec Poutine. Si la souveraineté de l’Ukraine est respectée, les sanctions seront levées. Dans un premier temps, elles ne convainquent pas Poutine de reculer. D’avril 2014 à septembre 2015, elles ont excité les instincts guerriers du Kremlin et exacerbé la confrontation. Puis, elles ont sérieusement inquiété les élites dirigeantes et probablement évité une extension de l’opération militaire dans le Sud et l’Est de l’Ukraine. L’objectif de reconstruire une « Novorossia », province de l’empire russe au 19è siècle recouvrant notamment une partie du Donbass, la Crimée et la côte Sud jusqu’à Odessa, est abandonné à l’automne 2014. Ce terme qui avait envahi tous les medias russes disparaît presque totalement du registre propagandiste.

Vladimir Poutine admet ainsi tacitement que l’annexion ferme d’autres régions d’Ukraine est impraticable, car l’occupation et la gestion de nouveaux territoires seraient au-dessus des moyens militaires, politiques et économiques de Moscou. Il a, semble-t-il, ralenti les fournitures de nouveaux équipements militaires aux rebelles de l’Est ukrainien. Il n’a toutefois donné aucun signe de retrait militaire du Donbass et de la zone frontalière où sont massées de nombreuses troupes russes. La tactique en ce printemps 2015 est d’entretenir un conflit de basse intensité, mais aisément ré-inflammable, continuer à déstabiliser l’Etat ukrainien, le freiner dans les réformes, tenter de lui faire commettre des erreurs qui diminueraient le soutien occidental. Mais le Kremlin commet aussi des erreurs et prend des risques. Un système clanique et oligarchique devient plus exposé et vulnérable quand les ressources financières se font chiche, et que les loyaux serviteurs s’inquiètent des décisions arbitraires et imprévisibles du Chef.

 

Marie Mendras a notamment publié Russian Politics : The Paradox of a Weak State (Hurst, Londres, 2012, et Oxford University Press, New York, 2015)