Une vraie campagne présidentielle, enfin! edit
Une des rengaines de la campagne présidentielle que nous vivons depuis quelques semaines serine que la campagne n’aurait pas lieu, qu’elle aurait été escamotée, du fait de la guerre en Ukraine. Journalistes politiques des chaînes de Radio-France, commentateurs des émissions de débat, responsables politiques engagés dans la campagne, candidats eux-mêmes, jusqu’au président du Sénat : beaucoup répètent à qui veut le croire que l’actualité internationale « cannibaliserait » la campagne, permettrait à Emmanuel Macron de l’ « enjamber », et qu’elle écraserait les débats légitimes sous la chape de l’unité nationale, obligatoire en temps de tensions militaires majeures. Certaines de ces déclarations vont plus loin, comme celle de Serge Cimino, journaliste au service politique de France 3, qui jugeait, le 13 mars, sur France Info, dans l’émission Les Informés, qu’un deuxième tour opposant à nouveau Emmanuel Macron à Marine Le Pen signifierait qu’ « on confisque une deuxième fois l’élection aux gens ».
Deux erreurs majeures, pourtant, dans ce raisonnement. La première est de considérer que les questions posées par les 20% d’électeurs qui voteraient pour Marine Le Pen ne seraient pas des questions légitimes, que ces questions ne permettraient pas de mener un « vrai » débat présidentiel, parce qu’elles seraient au fond aberrantes, peut-être ridicules, en dehors du cercle des sujets raisonnables. Symétriquement, les prendre au sérieux et s’opposer frontalement à elles (la position d’Emmanuel Macron depuis 2016) ne constituerait donc pas non plus une ligne de clivage sérieuse pour cette élection, par rapport au bon vieux débat droite/gauche. Dans cette logique, le face à face entre Emmanuel Macron et l’extrême droite constituerait donc, pour la deuxième fois, un escamotage, comme en 2017, un nouveau hold-up qui volerait derechef nos concitoyens d’une vraie confrontation sur des sujets légitimes. On peut s’amuser de voir que deux lignes politiques appuyées par près de 50% des sondés (en gros 30 % et 20% pour chacun des deux, si du moins l’on suit la leçon des sondages, puisque c’est justement en se fondant sur ces sondages que raisonnent ceux qui parlent d’une élection volée) sont interprétées comme inauthentiques. Est-il sérieux d’affirmer que, pour la deuxième fois en cinq ans, ce face-à-face serait le produit du hasard, ou d’un dévoiement du débat, d’un escamotage des « vraies questions » ? N’est-il pas bien plus logique de penser que si c’est bien ainsi que se rejoue la campagne de 2022, c’est que cette opposition est fondamentale, cruciale, qu’elle implique précisément un vrai choix, qu’elle invite donc nos compatriotes à une vraie prise de position démocratique ?
La deuxième erreur de ce raisonnement est de prendre la guerre qui nous menace et le contexte politique national et international qu’elle implique pour une distorsion de la campagne. Ce point de vue est ressassé à l’envi, de Gaspard Gantzer à Eric Zemmour, face à la montée dans les sondages d’Emmanuel Macron et à la baisse de la plupart des autres candidats, depuis que la guerre a commencé en Ukraine. La guerre serait une condition aberrante, les tensions internationales fortes ne seraient pas un test légitime pour évaluer les candidats et leurs programmes. Cela reproduit une perspective bien classique, là aussi largement répétée à chaque élection, selon laquelle la politique internationale n’intéresserait pas les Français, au moment de l’élection présidentielle, et qu’elle ne contribuerait pas décisivement aux polarisations politiques qu’elle voit se déployer. Parce que les tensions internationales impliqueraient les intérêts du pays, l’effet « drapeau » favoriserait le pouvoir en place en réunissant sous la forme d’une union sacrée implicite ou explicite les grandes figures politiques. L’intérêt national face à l’étranger étant supposé évident et forcément consensuel déclasserait les candidats face au président en place, comme sous l’effet d’une mécanique. La politique internationale serait donc un sujet trompeur, soit parce qu’en réalité elle intéresserait peu les Français, qui devraient d’abord être préoccupés par leur pouvoir d’achat ou l’immigration, soit parce qu’elle imposerait une convergence forcée des points de vue, au nom de l’intérêt national.
Or c’est exactement l’inverse que cette crise et ses conséquences en politique intérieure révèlent. On ne voit en fait pas pourquoi une crise internationale majeure favoriserait automatiquement le candidat sortant : encore faut-il qu’elle soit par lui correctement affrontée, et que la dynamique politique qu’il prétend incarner ne soit pas invalidée par la crise elle-même. Si l’on suit, encore une fois, les sondages, une majorité de Français (qu’ils aient raison en cela ou pas) approuve la façon dont le président de la République et son gouvernement répondent à la crise, qui est pourtant tout à fait multiforme, du défi militaire et géopolitique au prix des carburants. Par contre, il est tout à fait clair aussi que la crise ukrainienne pèse très lourd sur la plupart des quatre autres « grands » candidats, limitant durement leurs possibilités de hausse ou les faisant décliner sévèrement, parce que, bien loin d’être une variable exogène et à l’effet arbitraire, elle met à l’épreuve le cœur de leur positionnement politique depuis des années, voire des décennies. En cela, la crise actuelle est précisément l’inverse d’une perturbation aberrante ; elle est au contraire un révélateur puissant, qui permet enfin d’y voir plus clair sur les positions des uns et des autres, en plaçant les relations internationales et leurs logiques politiques au cœur des débats, ce qui est en réalité essentiel.
L’invasion de l’Ukraine permet enfin de désigner très clairement comme impérialiste la politique menée par Vladimir Poutine et l’État russe post-soviétique depuis vingt ans, une perspective limpide que les positions des candidats de l’extrême droite et de l’extrême gauche actuellement en campagne ont contribué à brouiller de manière continue depuis deux décennies. L’écrasement de Grozny, l’invasion de la Géorgie au moment où elle se rapprochait de l’Union européenne, l’effroyable écrasement d’Alep, l’invasion pure et simple de la Crimée, la mise en place d’un gouvernement dictatorial et la construction d’une économie fondée sur les hydrocarbures ont été continûment justifiés,excusés, rationalisés par le Front national puis le Rassemblement national, par les néo-conservateurs réactionnaires de la nébuleuse Valeurs actuelles et par l’antiaméricanisme néo-tiermondiste de la France insoumise, mais la guerre actuelle impose, enfin, des révisions déchirantes. Oui, il est clair dorénavant que ce qui se passe en Ukraine relève d’une agression féroce, préparée de longue date, en parfaite cohérence avec les opérations menées depuis vingt ans alors que la Russie poutinienne disposait de moins de moyens et se contentait de proies « modestes ». Oui, il est clair que le souhait formulé par nombre de pays de l’ancien empire soviétique de rejoindre l’Union européenne n’est pas lié à d’obscures manœuvres de celle-ci pour isoler la Russie et contrebattre ses « légitimes revendications », mais bien au danger réel et concret que représente le vortex dictatorial et impérial qu’est devenu le pouvoir de Moscou. Oui, il est clair que l’OTAN est bien une alliance défensive, particulièrement précautionneuse, et peut-être trop, d’ailleurs, avec son voisin russe, depuis près de vingt ans.
Et ces révisions ne touchent pas qu’à une question de géopolitique au fond assez éloignée du cœur du projet de ces candidats, elles concernent des éléments fondamentaux de leur doctrine. Du côté de l’extrême droite, on connaît les enjeux : le soutien à Vladimir Poutine est cohérent avec des positions conservatrices concernant les rapports de genre, les questions sexuelles et morales, avec des positions culturalistes et anti-laïques concernant les « racines » religieuses de la Russie (orthodoxe), de la France (catholique) ou de l’Europe (chrétienne), avec des positions illibérales foncièrement contraires à l’État de droit concernant les questions de sécurité, la peine de mort, le droit de la nationalité et la séparation des pouvoirs. Soutenir Poutine, présenter son gouvernement et ses orientations géopolitiques comme acceptables et raisonnables, c’était participer à la vaste nébuleuse à la fois antilibérale, nationaliste et anti-européenne qui secoue la politique européenne depuis maintenant plus de quinze ans. Pour l’extrême-gauche, et en particulier pour celle de la France insoumise, la cohérence est aussi grande. Le soutien à Vladimir Poutine, réputé avoir « réglé » la question de la Syrie, est solidement articulé à l’hostilité à l’OTAN et à l’Amérique « impérialiste », à la dénonciation du « capitalisme » comme fourrier de l’esclavage, de l’impérialisme, du racisme et du patriarcat, dans la lignée du tiers-mondisme décolonial, à l’apologie souverainiste de l’État national contre l’Europe « libérale » nouvelle « prison des peuples ». La relativisation de la dictature russe et de la nocivité de sa géopolitique se fonde sur un portrait à charge des démocraties atlantiques, qui seraient minées par le marché (alors que leurs économies sont plus que jamais en temps de paix orientées par leurs États), une censure latente par les manœuvres de « la caste » (alors que le seul fait de pouvoir formuler cette critique montre qu’il n’en est rien, par comparaison aux vraies dictatures) et des inégalités galopantes (ce qui fait sourire quand on regarde la situation dans la Russie des oligarques).
De ce point de vue, la guerre en Ukraine constitue en fait une excellente (et terrible, bien sûr) mise à l’épreuve : les défenseurs de Poutine, les partisans de la sortie de l’OTAN, les contempteurs de la démocratie libérale de tradition trotskyste, pour qui l’ordre de Moscou et l’ordre de Bruxelles se valaient bien, quelle que soit leur coloration, sont enfin confrontés au spectacle des conséquences concrètes de ce dont ils faisaient l’apologie, ou dont ils minimisaient tant la gravité, depuis leur position confortable de citoyens « critiques » protégés par un État libéral, les stabilisateurs économiques européens et le système militaire atlantique. La situation internationale ne parasite pas la campagne : elle constitue un test essentiel, qui place enfin la politique internationale et la politique intérieure en coïncidence, qui montre l’étroit lien qui les rassemble. Rien d’étonnant, de ce fait, à ce que le candidat Macron soit celui qui profite le plus de cette mise au clair. Depuis 2016, comme ses adversaires d’ailleurs, sa ligne est logique, si elle est l’inverse de la leur : en insistant sans cesse sur le rôle central de la construction européenne dans son projet politique, et en tentant de mettre en œuvre cette priorité depuis 2017, il a étroitement imbriqué politique intérieure et politique internationale, et ce choix apparaît comme particulièrement cohérent au plus fort de la crise internationale que constitue l’invasion de l’Ukraine, où le lien entre appartenance à l’Union européenne, le choix de la démocratie libérale et le parapluie défensif otanien paraît si évident dès qu’on fait l’effort de s’imaginer ukrainien, moldave ou balte. La campagne que nous avons en est bien une : elle permet de faire un choix parfaitement éclairé entre des options véritablement polaires, et non entre des niveaux de réglage de l’État providence comme dans les oppositions rituelles entre « droite » et « gauche ». Elle nous confronte à l’urgence de notre moment mondial, qui est rien moins que réjouissant, mais qui justement appelle à la responsabilité politique.
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