Nationalisme et «racialisme», un même combat identitaire edit
Ces jours-ci, un sociologue court les plateaux de télévision et de radio français. Il y est accueilli à bras ouverts, ce qui n’est pas si commun. La sociologie, et plus largement les « sciences sociales », se trouvent en effet souvent accusées de contribuer à la construction d’une hégémonie « racialiste » dont l’indigénisme serait le visage politique. Mathieu Bock-Côté, qui enseigne à l’Université du Québec à Montréal, est pourtant sociologue, et c’est bien comme tel qu’il est présenté par les journalistes. Comme certains de ses pairs, il profite de cette tribune pour arbitrer des querelles qui gagneraient pourtant à être poursuivies à l’intérieur du champ universitaire. Depuis quelques jours, il présente avec verve son dernier livre, La Révolution racialiste : et autres virus idéologiques, paru aux Presses de la Cité. Il explique « aux Français » l’ampleur et la nocivité de la « révolution racialiste » actuellement en cours, selon lui, en Amérique du Nord, la responsabilité qu’y ont les « sciences sociales » et plus largement les universités.
Le sujet du « racialisme »[1] se prête particulièrement bien à ce lavage de linge sale en public. L’autonomie savante est mise en cause par des ministres qui désignent à la vindicte du public des positions énoncées pourtant dans des formes académiques légitimes. Nombre d’universitaires s’affrontent en place publique à coup de pétitions, et confortent ainsi la présentation binaire de ces questions, si appréciée par les polémistes de plateau. D’un côté, on le sait, le « racialisme », le « décolonialisme », complices et fourriers de l’« islamo-gauchisme » ; de l’autre, le mensonge « universaliste », le laïcisme comme « religion d’État » et la « fragilité blanche » qui nourrirait le déni de la « race ».
Mon objet n’est pas ici de revenir sur les difficultés que pose l’instrumentalisation par des militants indigénistes de l’ensemble de textes inégaux que l’on résume par la formule fourre-tout des études post-coloniales ou décoloniales[2]. Il n’est pas non plus de revenir sur l’apport important de certains de leurs auteures et auteurs pour penser le rôle de l’assignation raciale dans les processus de domination[3].
Mon propos est ailleurs. Il vise à contester un aspect du discours de Mathieu Bock-Côté, à peu près jamais relevé par les commentateurs qui l’interrogent[4], alors que c’est le pivot de son argumentation. En général, à la fin de ses développements, alors que ses interlocuteurs sont un peu épuisés et médusés par sa faconde, le sociologue affirme que si « la France » résiste encore et toujours à l’envahisseur racialiste, c’est parce qu’elle est porteuse d’un universalisme réel, celui que permettrait l’enracinement dans une « culture » nationale. Recourant à un sophisme efficace, il oppose la « race » (qui, par définition, ne pourrait s’acquérir) à la « culture », qui au contraire pourrait s’acquérir, et permettrait donc à tout un chacun de s’assimiler à une communauté, à condition d’absorber sa « culture », de lire sa littérature, de « s’approprier son histoire ». La « condition de possibilité de l’universalisme français est qu’il s’ancre dans une histoire, dans la nation », affirme ainsi le sociologue, reprenant la vieille antienne de l’universalité qui n’existerait qu’incarnée dans une particularité. Mais cette unité nationale a été brisée, selon lui, au début des années 1980 : alors, au temps du mitterrandisme et de la sociologie critique, la « nation » aurait été déconstruite – la faute des « sciences sociales » - et donc l’identité française aurait été affaiblie, au moment où se déclenchait une vague migratoire trop importante pour être intégrée – la faute des socialistes. Ce cocktail détonnant aurait engendré une crise identitaire, favorable à la race comme identité de substitution.
La « nation » contre la « race », donc. La « nation », c’est-à-dire la culture commune qui crée de l’attachement civique et rend possible l’appartenance politique et la solidarité, contre la « race », qui divise. Défendre la « nation » ce serait donc défendre la possibilité d’une identification universaliste, parce que foncièrement antiraciste. Une contre-révolution nationale fidèle à l’universalisme français.
Que répondre à ce grand récit livré en douce, quand journalistes et publicistes ne le font pas, subjugués peut-être par l’ampleur de vue et leurrés surtout par l’épouvantail « racialiste » ? Qu’il relève de la fantasmagorie, d’une part, et qu’il correspond d’autre part en réalité à ce qu’il fait mine de dénoncer, un projet de politique identitaire.
Au chapitre de la fantasmagorie, les éléments abondent. Tout d’abord, il faut rappeler que la « nation », au sens de l’État national, l’État qui se prétend officiellement la forme politique d’un peuple de citoyens, et non pas de sujets, est une affaire bien récente : la France n’est un État national que depuis 1962, puisque jusqu’à cette date elle comptait des colonies, et donc des sujets. Si, plus largement, par « nation » on entend l’identité nationale, c’est-à-dire une culture commune qui aurait fondé la possibilité même de la France comme « peuple » par une proximité de mœurs, d’attachements et de représentations, alors on n’est pas mieux loti : jusqu’à la fin du XIXe siècle, une part très importante de la population administrée en métropole par l’État français ne parle le français qu’occasionnellement, ne connaît que mal le territoire national, ne l’arpente que rarement. La tendance permanente de la vie politique française à l’affrontement généralisé, jusqu’à la guerre civile (de 1793 à la guerre d’Algérie), enfin, montre de manière éloquente ce qu’il faut penser du partage supposé d’idéaux, de croyances et d’aspirations et de ses effets sur la solidarité politique[5].
On le sait, bien sûr, depuis longtemps, du côté de la discipline historique : l’affirmation de l’existence de la « nation » française, à la fin du XVIIIe siècle, fut une entreprise politique révolutionnaire, comme le nationalisme dans son ensemble le fut dans toute l’Europe et en Amérique. Tous les nationalistes prétendaient parler au nom du « peuple », incarner son unité, et donner forme à son « esprit », mais il était clair pour la plupart d’entre eux, et très souvent c’était explicitement énoncé, qu’une fois que le pays serait « fait » (comprendre, une fois l’État unitaire constitué comme pouvoir monopolistique), il conviendrait de « faire » les citoyens, c’est-à-dire de produire leur appartenance idéologique et culturelle à l’État. Comme la « race», la « nation » était, et reste un projet politique.
Quant à l’opposition entre « race » et « nation »... en théorie, pourquoi pas. Après tout, la Révolution française s’appuie notamment, à ses débuts, sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Définir le citoyen, c’est alors le définir pour l’humanité tout entière ; dans la mesure où la « nation » se fonde sur la liberté et l’égalité des individus basées sur le droit naturel, elle ne peut être que le produit d’un consentement, indépendant des caractéristiques culturelles, ethniques ou sociales. Une des figures majeures de la théorie de la première phase de la Révolution, l’abbé Sieyès, posait ainsi, dans les premières pages de son Qu’est-ce que le Tiers état ?, une définition libérale et contractuelle de la « nation » : « Qu’est-ce qu’une nation? Un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par la même législature, etc. » Dans cette perspective, nul besoin, en effet, de considérer que la « race » ait la moindre importance (ni bien sûr la « culture », mais j’y reviendrai plus loin).
Mais un regard, même rapide, sur les deux siècles et demi qui nous séparent des premières formulations du principe national (la souveraineté du « peuple » comme fondement de l’organisation politique, montre qu’à aucun moment la définition nationale du « peuple » n’a interdit une racialisation très forte, de facto ou de jure, des rapports sociaux et politiques. Les États-Unis ont été les premiers à affirmer ce principe, avec la unanimous declaration of the thirteen united States of America du 4 juillet 1776, ce qui n’a nullement empêché que l’esclavage y prospère pour près d’un siècle encore, et ensuite qu’y vive un système d’apartheid ; la Déclaration des droits de l’homme française n’a pas entraîné, comme sa logique aurait dû l’imposer, l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises : il a fallu notamment un soulèvement révolutionnaire à Haïti pour que la Convention se résolve à la voter en 1794, et encore a-t-elle été très vite révoquée par le Premier Consul Bonaparte, qui ne manquait pas pourtant de se réclamer de la « nation ». Le second Reich allemand, celui de Bismarck puis de Guillaume II, se fonde bien en théorie, et pour une part en pratique[6], sur l’affirmation de la « nation » ; il est pourtant celui qui écrase les révoltes des Herreros en Namibie et exerce une domination coloniale à fondement racial féroce. La troisième République française, toute « nationale », conquit en même temps des régions entières du globe au nom de la civilisation des races inférieures, et elle installa au cœur même de départements français, en Algérie, un partage ethnique entre citoyens « français » et « musulmans ».
Pourquoi cette parfaite coexistence possible entre « race » et « nation », au cours de notre histoire, depuis deux siècles et demi ? C’est qu’il y a, contrairement à ce qu’affirme Mathieu Bock-Côté, une affinité profonde entre le discours national et le discours racialiste. L’un et l’autre sont identitaires, au sens où ils essentialisent les « identités » et en font le principe de la participation politique. Chez Bock-Côté, la « nation » est en effet définie principalement par le partage d’une « culture », et en particulier, pour les plateaux télé et radio parisiens, par l’idée de la « culture française ». En cela, le sociologue rejoint une autre source du « nationalisme » de l’époque des Lumières qui, chez Rousseau comme pour John Wilkes, et bien d’autres dès les années 1760-1780, affirmait que l’identité nationale était fondée sur le partage de manières d’être, de mœurs et de manières de penser, qui seules permettaient d’établir le sentiment de solidarité entre les « patriotes ». On dénonçait alors bruyamment le cosmopolitisme et la francophilie des aristocrates écossais supposément à la tête du Royaume d’Angleterre, forcément traîtres puisqu’ils n’étaient pas de vrais Anglais. Et l’on conseillait aux nobles polonais de cesser d’imiter les passions et les mœurs des « Européens » pour être de vrais Polonais et redonner vie à leur pays[7]. Bien loin, alors, d’être une garantie que la division ethnique peut être dépassée par l’appartenance commune à la « nation » (Mathieu Bock-Côté parle du risque d’enfermement ethnique que ferait peser le « racialisme » des « décolonialistes »), l’identité nationale apparaît comme une manière, précisément, de procéder aux mêmes exclusions arbitraires que celles que permet la couleur de peau, et il est donc tout à fait logique que l’idéologie nationale se soit fort bien accommodée de pratiques racistes.
En effet, qui définit le contenu de la « culture nationale », de l’« identité nationale » ? Contrairement à ce qu’écrivent et proclament les nationalistes actuels, à aucun moment de notre histoire, nos États, dans l’espace atlantique au moins, n’ont présenté d’homogénéité ethnique et culturelle. C’est vrai probablement d’ailleurs depuis le néolithique pour toutes les unités politiques de quelque importance, à cause des mobilités humaines, des interactions économiques, commerciales, religieuses et militaires et de l’indifférence de l’immense majorité des gouvernants à cette question, du moment qu’il leur était payé tribut. Et cette complexité des populations que tentent d’encadrer les États n’est pas un effet de la modernité, de l’individualisme dissolvant et du capitalisme, bien au contraire. C’est bien la modernité, celle de l’État, celle de ses administrations, celle des techniques industrielles, qui a permis aux nationalistes de tenter de mettre en œuvre leurs projets de création des identités nationales comme aucun pouvoir auparavant n’avait imaginé pouvoir le faire. De ce fait, la «culture française » n’est pas à l’origine de l’État français, ni sa justification, mais, dans une bonne mesure, sa création.
Le « racialisme », selon Bock-Côté, pousse à l’arbitraire : il aboutit, et la démonstration est forte (mais elle est connue de ceux qui s’opposent au multiculturalisme depuis longtemps), à une « bureaucratie diversitaire », à qui revient d’assigner les individus à telle ou telle « race », notamment en fonction de critères phénotypiques très incertains (à partir de quelle quantité de pigments sombres une peau est-elle « noire » ?). Mais le culturalisme nationaliste, à y réfléchir, n’est pas moins arbitraire. Qu’est-ce que la « culture française » ? Où commence-t-elle, ou s’arrête-t-elle ? Inclut-elle par exemple tout ce qui a été écrit en français ? Les Suisses et les Belges apprécieront. La « littérature française », régulièrement évoquée comme un marqueur identitaire fondamental, doit-elle comprendre le Salomé d’Oscar Wilde, parce qu’il a été écrit en français ? Entre les poèmes de Mallarmé et les romans de Paul de Kock ou ceux de Michel Bussi, même combat ? Quelle littérature « française » faut-il que les immigrants « apprennent à aimer », pour devenir de bons Français ? Un Français né en France de parents français et qui déteste Marcel Proust ou Jean Racine est-il susceptible d’être déchu de sa nationalité, puisqu’il regimbe à épouser le « roman national » ? Qui choisit, entre Maurras et Gourmont ? Entre Larbaud et Brasillach ? Entre Modigliani et Cabanel ? Entre Salomon de Brosse et Buren ? Quelle supposée « identité nationale » s’agit-il de construire autour de cela, de manière inévitablement partiale et arbitraire, pour en faire un fondement de la citoyenneté [8]? Les nationalistes qui prétendent faire de la « culture nationale » le pivot de l’ordre politique, donnent toujours leur définition du contenu de cette culture nationale ; dans le même mouvement, ils prétendent en faire l’outil d’une communauté inclusive ET ils en imposent une définition légitime, dont ils sont bien sûr, par position, les légitimes interprètes. Définissant les frontières de la communauté, ils en tiendront les rênes.
L’offensive d’une bonne part des médias francophones réactionnaires pour faire croire que la « nation » nous protégerait d’une dérive totalitaire portée par les études post-coloniales est bien entendu un leurre, qui nous condamne à une alternative mortifère entre deux processus d’assignation identitaire. On pourrait se référer à une autre tradition, une tradition libérale, pour qui l’appartenance politique devrait relever, aussi largement que possible, du choix éclairé des individus ; pour qui les choix et goûts culturels, religieux, culinaires, devraient relever de l’intime, précisément parce qu’ils sont très précieux ; pour qui le pouvoir politique se doit d’être aussi neutre que possible dans ces matières et de veiller (mais très activement) à ce que chacun puisse, sans contrainte de qui que ce soit, y être libre. Un projet politique et un horizon régulateur tournés vers le dépassement de l’étroitesse nationale et la réalisation de l’humanité dans sa particularité individuelle et son universalité cosmopolitique.
De la même manière que le versant indigéniste des études post-coloniales, mais dans l’autre sens, le culturalisme nationaliste prétend tirer de l’histoire, lue de manière simpliste et unilatérale, la légitimation de l’« Occident » comme « civilisation », quand l’adversaire décolonial s’en fait un croquemitaine et une victime expiatoire. Coïncidence frappante : ces deux pôles des politiques identitaires se retrouvent aussi dans leur condamnation du « capitalisme », esprit malin de notre monde depuis le XVe siècle au moins, dit-on. Gageons qu’à l’examen, son existence transhistorique ne serait guère plus démontrable. Mais c’est une autre histoire.
[1] Comprendre, l'usage de la « race » comme outil d'analyse des mécanismes de domination à l’œuvre dans des pays où l'ordre légal criminalise pourtant officiellement le racisme et où les principaux discours politiques proclament la nécessité de lutter contre les discriminations.
[2] Y compris pour la pratique des sciences sociales elle-même. Voir sur ce point Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et Sciences sociales. Essai sur les usages publics d'une catégorie, Agone, 2020.
[3] Alain Policar l'a fort bien fait déjà dans ces pages mêmes il y a peu.
[4] Seul Ali Baddou, à ma connaissance, a clairement énoncé et commenté l'agenda nationaliste identitaire de Mathieu Bock-Côté à la fin de son émission Le Grand face-à-face du 17 avril 2021.
[5] Partage d'ailleurs empiriquement invérifiable. C'est une caractéristique des discours identitaires de prétendre toujours savoir évidemment ce qui se passe dans la tête des gens, même ceux du passé.
[6] Le suffrage universel masculin « allemand » permet alors d'élire le Reichstag, l'une des deux assemblées de l'Empire.
[7] f. les Considérations sur le gouvernement de la Pologne, écrites en 1772, un chef d’œuvre du nationalisme culturaliste : « Il n’y a plus aujourd’hui de François, d’Allemand, d’Espagnols, d’Anglois même, quoi qu’on en dise ; il n’y a que des Européens (...). Tous, dans les mêmes circonstances feront les mêmes choses ; tous se diront désintéressés & seront fripons ; tous parleront du bien public & ne penseront qu’à eux-mêmes (...). Que leur importe à quel maître ils obéissent, de quel état ils suivent les loix ? Pourvu qu’ils trouvent de l’argent à voler & des femmes à corrompre, ils sont par-tout dans leur pays. Donnez une autre pente aux passions des Polonais, vous donnerez à leurs âmes une physionomie nationale (...) qui les empêchera de se fondre, de se plaire de s’allier avec eux (...). Aimant la patrie, ils la serviront par zèle & de tout leur cœur. ». Collection complète des œuvres de Jean-Jacques Rousseau, s.n., 1782, Tome premier : Contenant les ouvrages de Politique (p. 415-540), p. 428.
[8] Mais bien sûr toujours pour les nouveaux venus de la nationalité, puisqu'en réalité il ne viendrait à personne l'idée de contester sa nationalité à un Français né de Français sur trois ou quatre générations sous prétexte qu'il serait ignare, ou même plus simplement passionné bien plus par Mishima ou Christopher Wren que par Malraux ou Charles Garnier.
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