Les créatifs culturels sont-ils influents ? edit
Emportés par leur projection radieuse sur la modernité, les thuriféraires du Net oublient que la société connectée et participative ne concerne qu'une fraction de la population.
La moitié des Français surfe sur la Toile, mais seuls 40 % des foyers sont reliés au réseau. Ces usagers comprennent majoritairement des CSP + (38 %), ou des inactifs. Les CSP - représentent seulement 29 % des internautes. Les moins de 35 ans représentent 49 % des internautes. Et cette configuration typée – jeune urbain diplômé – est encore plus prononcée dans la blogosphère.
Les blogs les plus nourris et les plus actifs sont le fait de jeunes urbains dans la trentaine, qui combinent les fonctions de journalistes d'entrepreneurs du Net et de militants citoyens. Nicolas Voisin, auteur de deux romans, a lancé un blog en 2004 avant d'ouvrir en 2006 un site plus large d'informations et de débats, Politicshow. Thierry Crouzet, expert du Net et animateur de bonweb.fr, est ingénieur informaticien et journaliste. Guilhem Fouetillou, ingénieur aujourd'hui thésard, fondateur de RTGI (Réseaux, territoires, et géographie de l'information), start up spécialisée dans l'observatoire de communautés en ligne, édite le site observatoire-présidentielle.fr. On pourrait multiplier les exemples. Ainsi, loin d'apparaître comme la seule résultante d'initiatives de millions d'individus isolés, la blogosphère politique est d'abord tissée par des réseaux préconstitués.
Le Net permet l'expression et la publicisation de soi, il accomplit la mise sur orbite de personnes qui, par cette voie, cherchent à faire connaître leurs points de vue et à conquérir une certaine visibilité, et éventuellement une notoriété. Ces blogs nés dans le sillage des présidentielles accueillent donc de jeunes experts ou journalistes en voie de professionnalisation, et parfois déjà bien insérés. La Toile fournit un marchepied à des professionnels qui, plus tard, pourront jouer un rôle dans la vie publique.
La démarche de ces blogueurs, pourtant, va souvent plus loin que le simple témoignage, car la cyberculture est galvanisée par un imaginaire politique. Certains cyber-entrepreneurs apparaissent comme les héritiers du mouvement autogestionnaire des années 70 : ils appartiennent aux mêmes catégories sociales, sont mus par les mêmes valeurs, et souvent les mêmes utopies. Dans un livre intitulé Le Cinquième pouvoir, Thierry Crouzet trace le programme des cybermilitants. Né de la conscience de la mondialisation et de l'interdépendance entre les sociétés à l'échelle planétaire, ce projet en appelle à une philosophie de partage et de solidarité ; il propose l'émergence d'un pouvoir décentralisé et non hiérarchisé né des échanges coordonnés d'expertises et d'expériences.
Les plus engagés de ces internautes ressemblent aux créatifs culturels décrits dans le livre culte de Paul H. Ray et Sherry Ruth Anderson L'émergence des créatifs culturels. Enquête sur les acteurs d'un changement de société. Ceux-ci préconisent le lancement de portails web destinés à valoriser l'expérimentation sociale : éco-consommation et autre modèle de croissance, rapport différent au travail, expressions des minorités, innovations dans les modes de vie, etc. Le Net serait ainsi un vecteur de réactivation de combats anciens dont la visibilité a disparu des grands médias, mais qui continuent de « courir » dans les têtes et dans la vie. Il offrirait aussi une voie pour affronter les défis récents. Contrairement au militantisme d'autrefois, la rentabilité financière n'est pas absente de ces initiatives. Ces portails sont souvent dotés d'un « quartier commercial », référençant des magazines en ligne ou des ouvrages partageant les valeurs et visions du monde de cette communauté. En effet les créatifs culturels entendent réconcilier activités lucratives et démarche altruiste, commerce et mouvements sociaux. Autrement dit, fonctionner dans l'économie de marché – sans évidemment en accepter les dérives et les extravagances.
Dès lors, on peut pointer la place du Net dans la campagne présidentielle. Il n'est pas la plaque tournante à partir de laquelle se forgent opinions et choix sur les candidats et leurs programmes. Pour se déterminer les électeurs s'appuient d'abord sur l'information produite, hiérarchisée et commentée par les journalistes des grands médias, télévision et presse en tête, le cyberspace renseignant surtout sur les franges de la campagne (rumeurs, humeurs, réactions, commentaires). Par exemple, seulement, 11 % des jeunes circulent sur les forums de discussion politique à l'occasion des présidentielles
En revanche, le Net est le terreau pour l'expression d'individus qui envisagent différemment le rapport à la politique et l'abordent comme un partage continu d'expériences face aux défis du monde. Par sa structure décentralisée, la Toile constitue l'agent idéal pour enrichir et diffuser cette intelligence collective, la puissance connective du « Tous experts ». Ce projet écolo-participatif peut influencer la « grande politique », celle qui se construit dans les instances représentatives, mais il peut aussi en être absent. Car une fois la page des débats participatifs tournée, « les créatifs culturels » qui ont le mérite de conjuguer mondialisation et nouveau modèle social sont loin d'être au centre du débat. De fait, l'ont-ils jamais été ?
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)