Pourquoi le Net échapperait-il aux lois du marché? edit
L’histoire l’enseigne : nouveaux médias et utopies sociales ont partie liée. Il y a trente ans la France se passionnait pour les radios libres. Les plaidoyers étaient vibrants : les émetteurs répondaient aux attentes de la jeunesse et à son idéal de liberté, son goût pour l’échange, son appétence pour de nouvelles expressions culturelles etc. C’est en tout cas ce que l’on croyait… avant que ces radios soient happées par les lois du marché. Le même destin n’attend-il pas le Net ?
Repassons le film. À la fin des années 80, à côté des radios associatives pionnières sont nées des stations indépendantes locales vivant de publicité : au début, elles mettaient à l’antenne des émissions originales avant de s’en tenir, de plus en plus au fil des années, à de la programmation musicale. Beaucoup d’entre elles, par la suite, se sont affiliées à des réseaux musicaux nationaux, ne conservant de « local », que quelques minutes quotidiennes d’information de proximité et surtout de la publicité locale. Parallèlement les radios généralistes commerciales ont développé leurs filiales musicales. Ce mouvement de rachats, diversification et de concentration capitalistique a généré une offre abondante : un mediascape dans lequel dominent, à côté des vieilles généralistes et les radios publiques, les réseaux musicaux commerciaux de plus en plus ciblés selon la classe d’âge ou le genre musical.
Aujourd’hui, les radios associatives animées par l’esprit défricheur ou contestataire (expression identitaire, radios d’opinion, programmation culturelle originale) sont réduites à la portion congrue : elles ne représentent que 2,5 % de l’écoute globale. Et encore si ces quelque 600 radios, la plupart locales, existent, c’est grâce à la protection du régulateur, et au Fonds de soutien à l’expression radiophonique qui leur assure des revenus – peut-être ces radios ne se voient pas attribuer suffisamment de fréquences, mais beaucoup d’entre elles ont fermé ou ont demandé au CSA un changement de catégorie pour devenir des indépendantes commerciales (à la fin des années 90, par exemple, l’historique radio TSF, proche du PC, a été reprise par Jazz FM). Enfin, les radios commerciales « indépendantes » – non liées à un grand groupe – captent environ 15 % de l’audience (source : Médiamétrie).
Quelle évolution peut-on anticiper pour le web ? L’univers des réseaux n’a cessé de s’étendre et de se complexifier, et avec à chaque fois un coût de transmission sans cesse plus faible, au point de devenir presque nul. Sa richesse, au-delà de l’interactivité et du décuplement des échanges communicationnels, est de permettre la circulation de contenus hétérogènes : du hautement professionnel ou patrimonial au plus amateur, ainsi que toutes les nuances intermédiaires. Cette cohabitation a une valeur en soi, elle est une force, mais elle comporte une complexité : les contenus à haute valeur ajoutée sont presque toujours financés en dehors du réseau. L’expertise, par l’université ou les centres de recherche publics ou privés. L’information de haut niveau, celle qui requiert spécialisation et longues investigations, par les rédactions des médias traditionnels (presse, radio ou télévisions généralistes). Les films ou les séries, par les groupes de télévisions, les mécanismes publics et les producteurs – de la galaxie internet seul Orange commence à jouer un rôle en finançant quelques films et des contenus d’information. La musique, par les producteurs, les labels en partenariat avec les radios et des télévisions musicales et M6 – qui, par son cahier des charges, est tenue de diffuser et produire des clips. Pour ce type de contenus, Internet, pour le moment, utilise, recycle, commente, analyse, découpe et met à disposition souvent « gratuitement » ce qui a été financé en amont par d’autres.
Cette tension entre production de contenus à forte valeur ajoutée et recyclage sur le Net est au cœur des débats sur l’économie des médias aujourd’hui. Elle est illustrée par la loi Hadopi qui vise à interdire le piratage des films et des musiques. Elle est illustrée par les tensions au sein des rédactions entre les journalistes des groupes de presse écrite et ceux de leurs sites d’information. Les propositions pour obliger Internet à s’inscrire dans l’économie des contenus onéreux à fabriquer ne manquent pas. Faire payer un abonnement pour l’information comme le fait Mediapart, ou pour une partie des informations comme le font Les Échos. Favoriser les offres légales de produits culturelles : la fameuse Hadopi aurait pour mission de suivre l’évolution de ces offres et de les labelliser. Instituer une licence globale pour les films et la musique : le mécanisme de cette dernière, redevance payée par tous les usagers, est décrit dans le livre de Philippe Aigrain Internet et création, et prend en compte le préfinancement et la rémunération des œuvres ; elle vise à rétribuer directement les auteurs et les artistes et à éliminer ou réduire les intermédiaires dans la création ; elle suppose que soit reconnu un droit à pratiquer des échanges non lucratifs d’œuvres dématérialisées.
Cette réflexion aurait inspiré l’idée de la contribution créative avancée par le PS lors du débat parlementaire sur la loi Hadopi – la contribution créative ne concernerait que la musique, et non le cinéma afin de ne pas bousculer la disposition « chronologie des médias » qui y est attachée. Les discussions fusent sur le calcul du montant de cette redevance – là est une première question. Par ailleurs la vision d’une économie de la musique reposant, pour l’essentiel, sur une rapport direct entre artistes et usagers est assez compliquée, et ce schéma est encore plus flou pour les industries de l’image. Une autre interrogation : à partir de quand un échange non lucratif devient un acte un peu intéressé ? Par exemple, une radio associative fait partie de la sphère de la citoyenneté quand ses ressources proviennent pour moins de 20% de la publicité, au-delà elle vire dans l’espace marchand.
Au total, ces réflexions sont tâtonnantes. Si, encore une fois, on se réfère à l’exemple du mouvement radiophonique, la recherche d’équilibres économiques au sein du Web aboutira probablement à réduire la sphère des échanges désintéressés et à intensifier professionnalisation et univers marchand par toutes les voies possibles, directes ou indirectes (publicité entre autres), l’interactivité, les liens et les productions amateurs fournissant le fil de séduction à cet ensemble. En plus de 10 ans, le Web est d’ailleurs devenu un royaume pour les activités lucratives de services et de biens dématérialisés ou non. Et ses géants économiques n’ont rien à envier aux majors tant décriées par les internautes.
Une telle évolution suppose des mécanismes régulateurs. Peut-être un jour les sites correspondant à l’esprit pionnier collaboratif demanderont à être aidés. Au moment où les citoyens de la planète en appellent à la régulation économique et sociale, au moment où les demandes pour une intervention accrue des pouvoirs publics se multiplient, il serait paradoxal que le Web échappe à une régulation spécifique. Contrairement à ce que suggèrent parfois les utopies qui le couronnent, il n’est pas d’essence divine.
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