ENA: le faux problème du classement edit
Après plusieurs tentatives avortées, le récent renoncement du gouvernement à faire adopter la suppression du classement de sortie à l’École nationale d’administration (ENA) sous la forme d’un amendement au projet de la loi sur la précarité dans la fonction publique marque l’abandon d’une réforme annoncée par le président Sarkozy en 2008. L’ambition était de remplacer l’affectation systématique des meilleurs élèves, généralement issus du concours externe, dans les grands corps de l’État (Inspection des Finances, Conseil d’État, Cour des comptes) par une procédure d’entretiens supposée permettre de mieux concilier les besoins des administrations avec les attentes des fonctionnaires. Qu’en penser ?
On peut bien sûr y voir une victoire du lobby influent des membres des grands corps qui défendent le système qui les a fait rois. Mais, d’une part, la procédure alternative ne manquait pas de susciter des inquiétudes légitimes quant au risque de favoritisme et d’arbitraire qu’elle pouvait engendrer. Elle pouvait apparaître comme une régression par rapport à une certaine objectivation qu’avait apportée la création de l’ENA en 1945, et comme une forme de retour aux concours socialement plus fermés qui existaient auparavant pour intégrer chacun des grands corps, avec des préparations dans des « écuries » privées et des passages en gants blancs. D’autre part, on peut surtout se demander si la réforme envisagée s’attaquait vraiment à la source du problème. Plutôt que de changer simplement un aiguillage, n’est-ce pas tout le réseau qui est à remettre en cause ?
On peut d’abord s’interroger sur l’existence de ces grands corps aussi étroits, avec pour chacun environ cinq ou six recrutements annuels par la filière reine de l’ENA, hors recrutements ultérieurs au tour extérieur. Il s’agit en effet d’une pratique française étonnante qui voit chaque année quelques jeunes fonctionnaires, souvent âgés d’à peine 25 ans, accéder d’emblée aux positions les plus prestigieuses de la haute fonction publique. On peut se demander s’il est souhaitable que les agents chargés d’inspecter les comptes des administrations françaises n’aient aucune expérience administrative préalable. Il est vrai que la plupart des inspecteurs ne consacrent au plus que quelques années à cette activité jugée par eux ingrate et que le corps fonctionne surtout comme un tremplin vers de hautes fonctions dirigeantes, dans l’administration, dans les établissements publics, mais aussi dans les entreprises privées. Mais notre société a-t-elle vraiment besoin de ce vivier aussi étroit pour recruter ses élites ? Leur recrutement ne pourrait-il pas, dans ces différents univers, faire appel à des compétences plus diverses, moins vite consacrées que celles des inspecteurs ?
Par ailleurs, pour le Conseil d’État et la Cour des comptes, le système prolonge une pratique ancienne de recruter directement de jeunes auditeurs, alors que ces institutions jouent maintenant un rôle d’instance suprême dans une hiérarchie, constituée aussi des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel pour l’une, des chambres régionales des comptes pour l’autre. Est-il sain que certains élèves de l’ENA, qu’ils soient sélectionnés par la classement de sortie ou par un entretien, accèdent directement à ces juridictions suprêmes alors que les autres doivent se contenter des juridictions inférieures, qu’ils ne choisissent souvent que par défaut, en tout fin de classement dans le système actuel ? Ces juridictions inférieures devraient constituer autant d’étapes préalables de la carrière pour tous les élèves. Imagine-t-on, dans l’ordre judiciaire, la Cour de cassation recruter directement les meilleurs élèves de l’École nationale de la magistrature sans qu’ils aient à faire leurs classes dans un tribunal de grande instance et une cour d’appel ? Ou, dans le monde académique, le Collège de France recruter directement les meilleurs éléments de l’École normale supérieure sans parcours universitaire préalable ?
Un tel système de promotion par le rang fournirait bien sûr à ces grands corps des hauts fonctionnaires plus âgés, éventuellement moins brillants ou plus conformistes. Mais ceux-ci seraient moins tentés d’aller voir ailleurs et resteraient plus faire ce pour quoi ils ont été recrutés. En pratique, beaucoup des grands corps fonctionnent déjà largement avec des fonctionnaires recrutés au tour extérieur qui « gardent la maison ». La haute administration française serait-elle bouleversée si une quinzaine de jeunes recrues annuelles étaient d’abord priées d’aller faire leurs preuves dans des fonctions moins prestigieuses ? On répondra qu’ils seront d’autant plus tentés d’aller dans le secteur privé, mais, de toute façon, ils le rejoignent déjà massivement après quelques années.
On pourrait même aller au-delà et s’interroger sur la fonction même de l’ENA. C’est en effet une autre particularité française que d’avoir deux niveaux de recrutement de cadres supérieurs de la fonction publique distingués par la seule réussite par un concours plutôt qu’à l’autre, celui des administrateurs civils issus de l’ENA et celui des attachés d’administration issus des instituts régionaux d’administration (IRA). Alors que leurs formations initiales sont souvent très proches, les premiers, souvent issus de Sciences Po Paris, se retrouvent en gros à commencer leur carrière là où les seconds, plutôt issus d’un IEP de province ou d’une faculté de droit, les finissent… Le système contribue à une hiérarchie des établissements d’enseignement supérieur qui n’existe pas de manière aussi figée dans les autres pays.
Dans les corps techniques, on a la même distinction entre, d’un côté, les ingénieurs de l’industrie et des mines ou les ingénieurs des travaux publics de l’État issus des écoles d’ingénieurs spécialisées et, de l’autre, les ingénieurs des corps des Mines ou des Ponts et Chaussées sortis, pour la plupart, aux meilleurs rangs de l’École Polytechnique – un classement qui n’a, remarquons-le, pas fait l’objet d’un même projet de suppression. La coexistence de ces deux filières est-elle bien nécessaire ? Ne pourrait-on pas avoir un seul niveau de recrutement supérieur et faire plus confiance à la pratique professionnelle pour promouvoir les meilleurs ? On mettra là encore en avant les risques de découragement pour les éléments les plus brillants, de vieillissement des hiérarchies, de prime aux plus conformes, mais n’est-ce pas aussi une marque de sclérose que de fermer préalablement le jeu autour d’un nombre aussi restreint d’individus ? Que craindrait-on vraiment à ouvrir la concurrence dans les carrières au-delà des plus brillants élus d’un enseignement supérieur élitiste ? Plus qu’un simple classement de sortie à l’ENA, ne devrait-on pas remettre en cause plus largement l’ensemble de ces hiérarchies ainsi préétablies ?
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