Le paradoxe de l’affaire Renault edit
Jeter aux chiens trois cadres compétents et blanchis sous le harnais est abominable. Pourtant ceux qui en ont pris la responsabilité en sortiront indemnes, car il en va de l’avenir de l’alliance Renault Nissan.
Des Bibi Fricotin de l’intelligence économique qui murmurent à l’oreille des dirigeants de Renault, un ministre qui ne veut pas rater une occasion de défendre la patrie économique contre des prédateurs invisibles, des dirigeants qui comme dans un mauvais roman exfiltrent au petit matin des cadres qui ne savent pas quoi avouer, des indiscrétions savamment distillées à une presse avide de détails croustillants, des cadres hagards protestant de leur innocence face à des avocats excipant des preuves invisibles et, pour finir, la découverte que l’entreprise avait déjà par le passé exécuté un directeur du marketing victime des mêmes experts qui agitaient les mêmes histoires d’espionnage… Tout aura été ridicule et pathétique dans cette affaire. Tout démontre l’incroyable régression de Renault, naguère vitrine sociale et aujourd’hui livrée aux barbouzes. Le directeur opérationnel, Patrick Pelata, avait annoncé que le moment venu il assumerait ses responsabilités. Le moment est venu et la direction de Renault a décidé de s’auto-absoudre. Le Conseil d’administration, unanime, a soutenu la direction dans son choix.
Au regard des pratiques de gouvernance, cette affaire révèle une triple défaillance : défaillance du management de la sécurité dans une entreprise mondialisée où, apparemment, l’allégeance personnelle vaut compétence ; défaillance de la chaîne hiérarchique et du contrôle interne qui n’a rien vu, rien empêché ; défaillance du Conseil d’administration et de ses comités spécialisés qui n’ont rien trouvé à redire à ces comportements. Ces failles devraient alarmer sur l’état de l’entreprise, de sa gestion, de sa gouvernance. Au-delà des réparations dues aux cadres écartés, un immense effort de renouveau managérial s’impose dans cette entreprise.
Pourtant, passé le moment de l’autocritique télévisuelle, l’équipe dirigeante vaque à nouveau à ses occupations. Comment peut-on expliquer une telle impunité ? Faut-il la mettre sur le compte d’une performance économique incontestée ? Ou faut-il plutôt invoquer le caractère singulier de la gouvernance de l’alliance Renault-Nissan?
Quelques mois après avoir succèdé à Louis Schweitzer, Carlos Ghosn mobilisait ses troupes autour d’une grande ambition : faire de Renault le groupe le plus rentable de la planète. Pour cela il fixait une feuille de route – le Plan 2009 – qui devait faire de Renault le leader incontesté de son secteur grâce à une offre produits étendue et renouvelée et à une optimisation des coûts et des investissements. La créativité de Renault + l’ingénierie de production de Nissan + la vision mondialiste de Ghosn devaient permettre de hisser l’alliance au troisième rang mondial. Renault, pour sa part, devait accroître de 800 000 le nombre des véhicules vendus (3,3 millions de véhicules en 2009 contre 2,53 en 2005), continuer à augmenter ses effectifs, notamment en France, et élever sa marge opérationnelle à 6%. Carlos Ghosn, que tout le monde célèbre alors, s’engage : il entend régler le problème éternel de Renault qui réside dans son inaptitude à concevoir et à vendre des véhicules haut de gamme capables de rivaliser avec les grosses berlines allemandes, tout en préservant les positions traditionnellement fortes de Renault dans l’entrée de gamme et en élargissant la gamme à des segments inexplorés (4X4 crossover et autres véhicules de niche).
À l’arrivée, l’échec est flagrant. Renault rate son haut de gamme, ce qui met en péril ses usines françaises, ses positions sont attaquées dans l’entrée de gamme grâce au renouveau de Fiat, quant aux 4X4 et autres nouveaux véhicules leur timing est malheureux (le 4X4 Koleos sort en 2008). Quand s’amorce le retournement du marché en 2008 Renault sort des véhicules qui ne plaisent pas et dont le design est jugé frileux (notamment la Laguna III). Résultat, la part de marché de Renault sur le marché européen s’effondre littéralement à 7,2% en 2007, et le nombre de véhicules vendus par Renault dans le monde, loin d’atteindre les 3,3, est à 2,3 millions.
Mais la perception des performances de Carlos Ghosn n’est pas aussi négative que ces chiffres pourraient le laisser supposer. En fait Carlos Ghosn est crédité d’une triple réussite qui permet de minorer la contre-performance européenne. Le redressement de Nissan est exemplaire et le parent pauvre de l’alliance est rapidement devenu sa poutre maîtresse. Le succès de la Logan, qui n’est pas son œuvre, est en passe d’être dupliqué en Inde, au Maroc, au Brésil, en Russie. Il semble parfaitement à l’aise dans un monde globalisé et son image est telle que les Russes comme les Américains veulent lui confier le destin de leur industrie automobile (Avtovaz ou General Motors). Enfin il a fait avant tout le monde le pari risqué du passage accéléré au véhicule électrique. En février 2011 il annonce un nouveau plan intitulé Renault 2016 (« Drive the change »), qui doit permettre a Renault d’assurer sa croissance et d’améliorer sa rentabilité avec au cœur du dispositif le lancement de quatre véhicules électriques Fluence ZE, Kangoo ZE, Twizy et Zoé. Renouveau et extension de la gamme, standardisation des plateformes et réduction des coûts, duplication du modèle Dacia dans les émergents, pari sur le véhicule électrique : tels sont les ingrédients de la nouvelle stratégie, qui efface la précédente et promet à nouveau des lendemains qui chantent.
Ce bilan économique pour le moins contrasté ne justifie pas la mansuétude particulière des actionnaires de Renault au regard des graves dysfonctionnements de l’entreprise révélés par l’affaire d’espionnage/escroquerie dont ont été victimes les trois cadres dirigeants en charge du véhicule électrique. De plus l’actionnaire de référence est l’État français qui n’a cessé de formuler des griefs à l’endroit de monsieur Ghosn pour sa politique de désinvestissement en France, de délocalisation et de réimportation de véhicules Renault pour une vente sur le sol national. En vingt ans, sans que nous puissions disposer de chiffres précis la part de production faite sur le territoire national est passée de la moitié au tiers.
Le gouvernement français a publiquement tancé Carlos Ghosn, il a solennellement annoncé que cette affaire d’espionnage aurait des suites et a traité par le mépris la renonciation de Ghosn et Pelata à leurs primes et bonus. La rumeur veut même que le gouvernement veuille la tête de Ghosn et Pelata. Premier actionnaire de Renault avec 15% du capital, l’État joue le rôle d’actionnaire de référence et pourrait formellement tenter de sanctionner les dirigeants, mais les choses sont en fait plus compliquées qu’il n’y paraît. Renault contrôle Nissan à 44% qui à son tour détient 15% du capital de Renault. Quand tout va bien, c’est-à-dire quand Carlos Ghosn le sauveur de Nissan n’est pas contesté, l’État français est bien l’actionnaire de référence (les 15% que détient Nissan dans Renault sont privés de droits de vote).
Mais si le gouvernement adopte une démarche hostile à l’égard de Ghosn, alors l’actionnaire de référence se voit rappeler qu’il détient la même fraction du capital de Renault que Nissan. Comme Renault est malade et que Nissan prospère, une évolution du capital en rapport avec le poids économique des deux partenaires serait désavantageux pour les intérêts français. En d’autres termes, l’État français ne contrôle plus Renault, même si en cas de difficultés c’est lui qui vient au secours de la firme, comme on a pu le voire en 2008/2009. Carlos Ghosn étant l’architecte de l’alliance, le sauveur de Nissan, le stratège de la mondialisation du groupe, le gouvernement français a le choix entre le maintenir et feindre de continuer à contrôler le groupe, ou prendre le risque d’un conflit ouvert au sein de l’alliance dont Renault serait le grand perdant. Voilà pourquoi la mécanique capitalistique de l’alliance a substitué progressivement la légitimité charismatique du samouraï Ghosn à la légitimité capitalistique de l’actionnaire de référence français.
Le gouvernement, qui a de multiples griefs à l’égard de Ghosn, ne tolère pas les industriels qui ne font pas allégeance au pouvoir politique. Il cherche donc un moyen de renverser le patron de son piédestal et l’affaire des pieds nickelés de l’intelligence économique lui en fournit l’occasion. Mais il a le choix entre ravaler ses critiques en maintenant Ghosn ou exercer une forte pression sur le Conseil d’administration pour le démettre, et alors c’est l’alliance Renault Nissan qui serait mise en péril.
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