Les Français sont-ils dans le déni ? edit
Les Français ont beau avoir donné à la langue anglaise le mot « entrepreneur », ils ne valorisent guère leurs propres entreprises. En 2011, les Américains ont placé trois hommes d’affaires, Warren Buffet, Donald Trump et Bill Gates, dans le top 10 des hommes les plus admirés. Dans le classement des 50 personnalités préférées des Français, publié par l’Ifop en août 2012, ne figure aucun homme (ou femme) d’affaires. Plus de six Français sur dix ont une mauvaise image des grands patrons. Les mots spontanément cités à leur égard sont majoritairement négatifs : le mépris y figure au premier rang.
Alors que quelques-unes des plus belles entreprises du monde représentent l’excellence française, les Français se singularisent par leur hostilité à l’entreprise. Cela se manifeste dans le discours ambiant du monde politico-médiatique, où les notions de profit, de plus-value, de stock-option ou de dividende sont diabolisées. Combien de candidats à la présidentielle ont-ils fait le déplacement jusqu’aux locaux des jeunes start-ups françaises? Cet état d’esprit imprègne jusqu’à certains manuels scolaires en sciences économiques et sociales, qui présentent l’entreprise sous un jour peu favorable et parfois comme simple agent de destruction sociale. L’entreprise est rarement jugée moteur positif d’innovation ou de progrès économique ou matériel... et ce malgré l’enthousiasme des ménages français pour les produits tels l’iPad d’Apple.
Quelles sont les conséquences aujourd’hui d’un tel mépris pour l’entreprise ? Le gouvernement pense pouvoir distinguer le rentier (méchant) du vrai entrepreneur (bon). Le premier ne prendrait aucun risque ; le deuxième, méritant, prendrait tout... et serait par conséquence exonéré, paraît-il, de la politique de l’alignement de la fiscalité du capital dormant sur celle des revenus.
Pourtant, en réalité la ligne n’est pas claire, car la nature du financement des start-up brouille les choses. Le capital est investi, et recyclé, très rapidement ; la plupart des start-up échouent. Les entrepreneurs à succès deviennent à leur tour des investisseurs. Le salarié reçoit souvent une rémunération modeste mais des stock-options importantes. Espérons que, du désarroi actuel, on ne voie pas émerger des règles complexes et peu lisibles qui ne correspondent pas aux risques réels.
Le débat sur l’éventuelle baisse des charges sociales dans les entreprises ne semble pas être plus clair. On est passé du « choc de compétitivité » à une « trajectoire de compétitivité ». Au lieu d’une réduction massive des cotisations sociales, comme le préconisait Louis Gallois au mois de juillet en évoquant un transfert de l’ordre de 50 milliards d’euros, le gouvernement ne croit plus, semble-t-il, que le coût du travail est au cœur du problème.
Or, bien qu’il y ait d’autres explications à la perte de compétitivité des entreprises françaises, elles sont réellement handicapées par les charges sociales. L’étude comparative menée par Henri Lagarde (« France-Allemagne, du chômage endémique à la prospérité retrouvée », Presse des Mines) sur la base des comptes audités de deux entreprises industrielles, montre bien la difficulté. Le taux réel des charges patronales, toutes niches sociales déduites, représente 38% des salaires bruts dans l’entreprise française contre seulement 17% chez son concurrent allemand. Pas surprenant, donc, que, pour un même chiffre d’affaires net, l’entreprise française dégage une marge de 7%, contre 17% pour une entreprise allemande. Sa capacité à investir et donc sa compétitivité hors-coûts en sont nécessairement impactées.
Les obstacles ne se trouvent pas seulement au niveau des prélèvements obligatoires. Une étude saisissante réalisée par Luis Garicano, Claire LeLarge et John Van Reenen, de la London School of Economics, montre que le nombre d’entreprises qui emploient 49 salariés est beaucoup plus élevé en France que le nombre d’entreprises qui en emploient 50, alors que ce n’est pas le cas dans d’autres pays (« Firm Size Distortions and the Productivity Distribution: Evidence from France », LSE Centre for Economic Performance, February 2012). L’explication n’est pas difficile à trouver, car le passage de 49 à 50 personnes entraîne l’application de 34 réglementations supplémentaires, d’après la Commission pour la libération de la croissance présidée par Jacques Attali.
Les conséquences sont accablantes. En France il existe 8450 entreprises industrielles de 50 personnes et plus ; en Allemagne, le chiffre est de 20340 – soit plus de deux fois plus. Plus grave, les entreprises françaises ne grandissent pas. Et le taux de marge sur le chiffre d’affaires pour les entreprises françaises, CAC 40 mis à part, est tombé à son niveau le plus bas depuis 25 ans. Au lieu de les pénaliser, suivant une logique de la lutte des classes, il faudrait faciliter leur croissance en levant certains obstacles. D’après une étude du cabinet McKinsey, la valeur de l’économie numérique française pourrait doubler d’ici 2015 et créer 450 000 nouveaux emplois. Les jeunes entrepreneurs du web et les start-ups – les « Indignés » du monde entrepreneurial – sont pour la plupart inconnus du grand public, mais ils seront les créateurs d’emplois de demain. Espérons que leur cri d’alarme, plus crédible que celui du patronat traditionnel, peut convaincre la gauche d’apprécier l’entreprise plutôt que de lui mettre des bâtons dans les roues.
<em>Sophie Pedder est l’auteur du Déni français (JCLattès, septembre 2012)</em>.
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