Le travail post-covid: les backyard contre les back-office edit
Le monde du travail a souvent été pensé selon des polarités antagonistes. La distinction entre insiders et outsiders a fait florès, entre les individus qui s’intègrent dans les économies modernes et ceux qui, faute de formation suffisante, restent sur le bord de la route. A l’ère de la globalisation, l’essayiste britannique David Goodhart, a construit un couple d’oppositions pertinent, entre les anywhere et les somewhere, entre ceux dont l’espace du marché de l’emploi transgresse les frontières et les identités nationales, et ceux pour lesquels ce marché est attaché à un territoire, distinction qui recoupe bien d’autres lignes de partages – scolaires, culturelles et politiques. La crise du coronavirus active un autre principe d’opposition : entre les actifs qui peuvent continuer à travailler à partir de chez eux et ceux qui doivent agir sur le terrain. Que recouvre cette distinction ? Si celle-ci ne prétend pas englober toutes les situations, elle se profile comme un fil conducteur décisif pour penser le travail de demain, alors que le télétravail a toutes les chances de s’amplifier.
La vie rêvée des télétravailleurs
Une partie importante de la France rerste confinée. On le perçoit lorsqu’on déambule en semaine dans le quartier des ministères, où les bâtiments semblent aussi abandonnés que le fort Bastiani du Désert des Tartares, grands et moyens fonctionnaires s’étant évaporés pour échapper à l’ennemi Covid. Les sièges sociaux des entreprises, aussi, la Défense en témoigne, se sont vidés de présence humaine. On le mesure à la télévision, en écoutant experts et intellectuels s’exprimant doctement de chez eux devant une bibliothèque vaguement ordonnée. On le sait, face à la grille verrouillée des universités, ces belles endormies du printemps et de l’été.
Avant la crise sanitaire, le télétravail concernait 7 % des actifs, des professions bien circonscrites, comme certains métiers indépendants et intellectuels, mais aussi des techniciens et des cadres moyens qui gèrent des services à distance. Puis pendant le confinement, il est devenu une façon de travailler pour 33% des actifs français, alors que 27% des actifs continuent à sortir de chez eux pour remplir leur emploi. Sans surprise, le télétravail concerne en premier lieu 71% des actifs bac + 4 et Bac + 5 (seulement 12% de ces diplômés ont continué d’aller sur leur lieu de travail). Il touche aussi 41% des bac + 2 ou bac + 3, et même 21% des non diplômés, une preuve qu’aujourd’hui pléthore de services peuvent s’accomplir sans présence de bureau. Chaque jour d’ailleurs d’anciens métiers entrent dans le travail à distance (par exemple en médecine de ville, ou pour les coachs sportifs). En revanche, 40% des confinés sont en chômage partiel, pour moitié d’entre elles des personnes peu diplômées (bac ou moins du bac)[1].
Le télétravail s’est imposé comme un exercice possible à mettre en œuvre, inscrit dans le prolongement d’habitudes déjà acquises grâce à la maîtrise des outils numériques. Le nomadisme s’est disséminé chez beaucoup de professionnels et d’experts, et chez une partie des managers, en particulier chez les consultants et les startupeurs : l’image radieuse de la modernité est perçue par le prisme de son incarnation « en travailleur », le trentenaire ou le quadragénaire savamment décontracté, souvent enseigne vivante pour le sportwear, qui, dans des postes de travail mobiles, au café, dans les lieux de coworking, dans les aéroports ou à la plage, ne se sépare jamais de son « laptop » (et de son iPhone). À l’heure où tous ces lieux sont bouclés, les diplômés sont retournés chez eux : cela concerne beaucoup de gens, y compris les cadres globe-trotters amenés par leur fonction à sillonner le monde, et qui en sont réduits à observer et interagir avec des contrées lointaines en faisant le tour de leur chambre.
53% des personnes interrogées ont trouvé positive l’expérience de télétravail à temps complet, malgré la gêne parfois de cette situation en raison de la présence d’enfants ou d’un appartement peu adapté ; 12% d’entre elles seulement n’ont pas du tout apprécié cet éloignement du bureau. Une multitude de rêves sont devenus réalité : alléger la fatigue et gagner du temps pour soi pris sur la durée et la monotonie des transports, suivre son bio rythme, individualiser ses horaires de travail, récupérer le plaisir de vivre dans son quartier et s’adonner à des activités domestiques créatives ou récréatives (cuisine, fabrication d’objets, pratiques culturelles), se rapprocher des membres de la cellule familiale. En un mot, redessiner la césure entre le temps de travail et les loisirs, et articuler les deux selon le rythme de chacun. Les télétravailleurs pourraient presque remercier le Covid 19, qui dégage aujourd’hui de larges perspectives au travail à la maison, et rend réalisable le désir qu’ont beaucoup de jeunes cadres de déménager loin des grands centres urbains, surtout s’ils ont des enfants en bas âge.
Les backyard et les back-office
France Stratégie[2] a construit une typologie des métiers face à la crise, pour saisir leurs différentes vulnérabilités (économiques, conditions de vie, conditions de travail) dans un tel contexte. Ce document enrichit la réflexion sur l’évolution du travail aujourd’hui. Un tableau sur les métiers à faible vulnérabilité économique (composés principalement de salariés en CDI) frappe la réflexion : ces métiers ont été classés en fonction de leur contact direct de vive voix, ou non, avec un public (ou une clientèle) ; ils ont été aussi répartis selon les salaires médians qui leur correspondent. Dans cette distribution en nuage des métiers, se dégagent deux focus.
D’un côté, les métiers non fondés ou peu fondés sur la nécessité d’un contact physique avec un public (cadres, ingénieurs de l’informatique, personnels d’études et de recherche, architectes, professionnels de la communication et de l’information, cadres des services administratifs, cadres de banques et des assurance comptables et financiers, cadres commerciaux, etc.), donc, tous des métiers à bon niveau de diplôme, travaillant dans le secteur que Robert Reich a nommé la manipulation de symboles. Ces métiers peuvent donc s’abstraire d’une présence physique dans un lieu donné, et cette autonomie leur permet de n’être presque pas exposé professionnellement à la crise sanitaire Ils sont les mieux payés de la société : leur salaire médian est situé au delà de 2600 euros mensuels. Ces professionnels sont donc les premiers candidats au télétravail –dont on a vu qu’il améliore les conditions de vie, et notamment réduit la fatigue et, jusqu’à un certain point, peut atténuer la pression hiérarchique. Une palette de logiciels a été développée pour faciliter le travail à distance, non seulement les outils pour l’organisation, le suivi de la gestion et le contrôle des taches, mais aussi pour permettre les réunions et les échanges en face à face par écran interposé : les professionnels retirés dans leur back yard sont devenus des experts de Zoom et de Hang out, et de tous les autres outils sécurisés installés au sein des entreprises.
À l’opposé de ce halo de métiers « privilégiés », figure un autre halo, celui des activités qui permettent à l’autre France de continuer à vivre et à fonctionner : l’opinion publique a nommé ces acteurs les premiers de corvées, plusieurs sociologues désignent leurs activités comme le « back office »[3]. Elles touchent la maintenance, l’alimentation et l’approvisionnement, les transports, la sécurité et le « care ». Agents d’entretien, agents de gardiennage et de sécurité, aides à domiciles, vendeurs, militaires, policiers, pompiers, professions médicales et paramédicales, professionnels du social, dans les faits ce « back office » de l’économie française comprend aussi des métier de contact, ressortissant du « front office » : nombre de ces métiers supposent un contact direct avec le « public » et donc exigent de sortir de chez soi. Ils sont en première ligne du danger sanitaire.
Ces agents qui assurent l’armature logistique de la société sont salariés et bénéficient, pour la majorité d’entre eux, d’une sécurité de l’emploi (à l’exception pourtant des nouveaux métiers du numérique qui se pratiquent en indépendants, comme les livreurs). Ils supportent des horaires difficiles et souvent à rallonge, et surtout leur activité se caractérise par le stress et la pénibilité.
Certains de ces métiers sont particulièrement féminisés : par exemples les 693000 aides-soignants sont des femmes dans 91 % des cas. Or en dehors de quelques-uns comme les médecins, tous ces travailleurs appartiennent aux bas salaires, leur rémunération avoisinant le SMIC. Plus généralement, ils sont engloutis sous l’invisibilité sociale, même si aujourd’hui la crise a révélé leur existence au grand public qui les acclame chaque soir aux balcons. Par essence, ils sont exclus du télétravail.
Entre les manipulateurs de symboles, et les manipulateurs d’objets – aux fins de prodiguer un service, une différence béante de conditions de vie s’est imposée : la possibilité ou non de pratiquer le télétravail. Quand le corona aura disparu dans l’oubliette des crises sanitaires, ce principe organisateur du travail, back yard et back office, pour penser les sociétés numérisées restera-t-il gravé dans les mémoires, dans les représentations et sera-t-il inscrit dans les politiques publiques ? On peut l’espérer, puisqu’une promesse de revalorisation du travail du back office a été annoncée.
[1] Les impacts du confinement sur la mobilité et les modes de vie des Français, Mobilité Lives Forum vies mobiles, avril 2020
[2] Les Métiers du corona, Note d’analyse de France Stratégie, avril 2020.
[3] Denis Maillard, « Back office contre front office, quel rôle jouera le travail dans le vote du premier tour », Slate, 12 avril 2017, ou Une colère française. Métamorphose des relations sociales, éditions de l’Aurore, 2019
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