L’enfance nue. Le récit d’un enfant de troupe edit
Souviens-toi de moi dans les ténèbres[1] : derrière ce titre désespéré emprunté à Paul Claudel dans Partage de midi, se cache le récit d’une enfance hors norme, un témoignage d’entomologiste sur les violences psychologiques intrafamiliales. Par rapport à d’autres biographies sur l’enfance malheureuse, celle-ci n’invoque pas l’injustice sociale ou la fatalité, elle convoque une seule responsabilité : celle d’une mère. Alors que l’auteur a quatre ans, son père, militaire, décède au cours de la guerre d’Indochine et sa mère le place presqu’immédiatement, ainsi que ses trois sœurs, dans un pensionnat réservé aux enfants de troupe. Il y restera jusqu’à ses 18 ans. Il faut dire que cette éducation gratuite fournie aux pupilles de la nation est bienvenue pour une femme qui vit de petits boulots et qui, rêveuse et instable, entend surtout vivre sa vie à sa guise.
Devenu médecin, presque par miracle pour un enfant élevé dans le plus complet dénuement, Thierry Gineste se spécialise en psychanalyse : un choix qui ne doit rien au hasard et peut être rapporté à la profonde dépression qui traverse son enfance et affleure tout au court de sa vie. Son récit se déploie selon un souffle puissant : la description clinique du sentiment d’abandon. Toute une vie à rechercher des traces de ce père qu’il n’a presque pas connu puisqu’il est parti au front alors qu’il avait deux ans, toute une vie à s’accabler des ambivalences de sa mère qui, après son veuvage, n’a obéi qu’à une seule voix intérieure : « moi d’abord ». Toute une enfance et une adolescence claquemurées dans la discrétion d’une institution éducative, où la tristesse du décor rivalise avec la rigueur des règles du quotidien, et où s’exercent à l’occasion et sans vergogne, presque en toile de fond des aléas du monde ordinaire, les agissements d’adultes pédophiles.
La mère borderline
Parmi les mères dysfonctionnelles, on connait la célèbre Mommy du cinéaste canadien Xavier Dolan, mais bien d’autres aussi que décrivent des auteurs comme Kerry Hudson (Basse Classe[2]) ou Norbert Alter (Sans classe ni place[3]), des histoires que j’ai chroniquées dans Telos, et la mère de Thierry Gineste tient remarquablement la rampe avec ces dernières. Comme elles, elle cultive un comportement si extravagant que, à la peine d’être négligé et mal ou peu aimé, s’ajoute pour l’enfant la honte d’avoir une génitrice qui se met en scène et se ridiculise à la moindre occasion.
Première décision après son veuvage, elle rompt radicalement avec la famille du père dont un membre avait émis quelques remarques désobligeantes à son encontre – mue par une haine passionnelle, elle ne les reverra jamais et tiendra ses enfants à l’écart de la lignée paternelle. Puis, progéniture sous le bras, elle part pour Paris où elle obtient un logement social exigu qu’elle habitera toute sa vie. Le fils lui reconnaît quand même deux qualités : le courage et la débrouillardise. Pour le reste le portrait est cinglant. Elle enchaîne une quantité impressionnante de petits boulots et encore plus d’aventures sentimentales qui se déroulent selon un scénario imperturbable : emballement accéléré, installation d’un nouveau couple, suivis d’une déception abyssale : « De la foudre au déluge, de la grêle à la canicule, ses méandres émotionnels ne cesseront jamais au rythme de ses tocades et de ses répudiations ou de ses ruptures. » Lors d’un de ses retours à Paris pour les vacances scolaires, l’enfant découvre la transformation physique de la mère – elle est devenue le sosie de Marilyn Monroe – et apprend qu’elle vit maintenant avec une femme. Assez vite leur appartement se transforme en une sorte de gynécée où se rencontrent et cohabitent les amitiés féminines de la mère : « J’ai 6 ans et je regarde ces invités étranges et sauvages, félins femelles provocantes ou chattes roucoulantes et gentilles : je ne connais pas bien le sens du mot égocentriques, mais j’en ressens le contenu, la menace. » Au fils des désillusions amoureuses de la mère, survient un événement surréaliste qui se déroule alors que l’auteur a 16 ans : une des maîtresses de la mère séduit une de ses sœurs et s’enfuit avec elle. Il ne la reverra que trente ans plus tard.
Enfermé dans sa pension, il ne sort que lors des vacances scolaires, à partir desquelles il est souvent immédiatement redirigé vers une des colonies de vacances organisées par les œuvres sociales de l’Armée. La mère ne vient voir son fils que de manière sporadique, quand ça l’arrange, et là elle adopte un comportement insolite dont on ignore s’il relève de la cruauté, de l’inconscience ou s’il figure comme l’indice d’une extrême pauvreté : elle l’emmène au restaurant où elle mange seule devant lui, le jeune garçon se précipitant ensuite pour prendre son repas au réfectoire de la pension – sous le regard méchamment inquisiteur de ses camarades de chambrée interloqués par le fait qu’il ne déjeune pas avec sa mère. Puis elle le rejoint pour assister au film projeté le dimanche après-midi, et s’éclipse avant la fin. « Ses visites furent si rares, si brèves, et si menaçantes par leur brièveté et leur rareté ! Les trimestres s’écoulèrent comme des viols interminables, subis, résignés, débarrassés de tout espoir, soumis à l’adversité désespérante et noire. La seule vérité que je veux regarder sans tourner la tête et sans lui opposer une réponse indécidable, c’est que j’eus la certitude d’être abandonné et que je n’ai pourtant manifesté aucune protestation. Par lâcheté, par résignation, par sidération ? »
Le père, ce soldat inconnu
Dans un tel contexte ce père qu’il n’a presque pas connu tient à la fois de référence fantasmée – il imagine l’Indochine comme un décor de western –, d’obsession émotionnelle et en même temps comme il a peu d’éléments auxquels se raccrocher, son image sombre dans l’oubli. Muni de bribes d’indices, il tentera de reconstituer le parcours scolaire, professionnel et finalement militaire du père – il explore dans le moindre détail les évaluations fluctuantes effectuées par la hiérarchie militaire sur sa personnalité. Le lieutenant Gineste est mort dans une embuscade lors d’une opération à laquelle il ne devait nullement participer : il s’est porté volontaire pour prendre, au pied levé, la tête de sa section pour une sortie de surveillance afin de permettre à un collègue d’aller voir son épouse sur le point d’accoucher à Saïgon. Redoublement du hasard : ce personnage était lui-même en remplacement d’un capitaine affecté provisoirement ailleurs. C’est le fils de ce même capitaine qui, plus de soixante ans après les faits, découvrant les carnets de son père qu’il vient d’enterrer, le contacte et lui permet de sortir de l’ombre les derniers jours du lieutenant Gineste : « Votre père est mort au poste occupé par mon père six semaines plus tôt, votre père a sauvé la vie du mien. Et j’ai été conçu à son retour d’Indochine. » Cette résurgence de la figure du père, cet imbroglio dans l’enchevêtrement des destinées, enclencheront l’écriture du livre.
Thierry Gineste n’encastre pas son récit dans une perspective sociale ou psychanalytique, bien que sa plume soit précise dans la description de son milieu d’origine (très petite classe moyenne de province), du dénuement matériel, et des trauma affectifs qui jalonnent son enfance et son adolescence. Il restitue le regard effaré de l’enfant qui se demande bien ce qu’il a pu faire pour mériter un tel sort, la sidération qu’une telle douleur ait pu lui être infligée et qu’aucun adulte, ou presque, ne se soit trouvé sur son chemin pour le protéger. Ce qui transperce de cette narration, c’est la souffrance, la solitude à l’état brut et, sans fard, une sourde rage contre l’inconséquence maternelle. Devenu adulte, et ayant gagné, grâce à sa réussite dans les études (un aspect qui comblait sa mère), une place enviée dans le monde social, il ne manifeste pas la jubilation éclatante, la pulsion d’une revanche, que l’on décèle chez beaucoup de transfuges de classe[4]. En vérité, il semble que rien ne puisse le consoler.
Sa mère est décédée avant la parution du livre, et avec le même zèle que son père a accompli son devoir de soldat, il a accompagné sa vieillesse jusqu’à la fin, ce qui rajoute une énigme affective à une histoire qui en dénombre beaucoup d’autres. Ce roman-document sur les cruautés humaines est déroulé au rythme de la langueur d’une langue proustienne : il se présente comme un règlement de comptes exécuté avec une patte de velours.
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[1] Thierry Gineste, Souviens-toi de moi dans les ténèbres, Éditions Les impliqués, 2023.
[2] Monique Dagnaud, « Enfance et pauvreté déhumanisante », Telos, 19 février 2020.
[3] Monique Dagnaud, « Le roman biographique d’un sociologue hors-classe », Telos, 13 février 2023.
[4] Monique Dagnaud, « Le transclasse est-il si rare et si malheureux ? », Telos, 29 mars 2023.