Lupin ou le paradoxe du back office de la société edit
Sortie le 8 janvier dernier sur Netflix, la série Lupin met en scène Assane Diop – joué par Omar Sy –, un jeune Français issu de l’immigration dont le père a été accusé à tort il y a vingt-cinq ans d’un vol qu’il n’a jamais commis. Fasciné par Arsène Lupin, Assane utilise tous les tours du « gentleman cambrioleur » pour réhabiliter son père. D’une intelligence supérieure, toujours en avance d’un coup sur ceux qui tentent de le démasquer ou de l’arrêter, mystifiant ses victimes à coup de fausses identités, Assane Lupin – à moins qu’il ne s’agisse d’Arsène Diop – s’inspire du personnage créé par Maurice Leblanc pour tromper les riches et venger son père. De fait, comme le constate peu à peu l’un des policiers lancé à ses trousses, des éléments entiers des aventures d’Arsène Lupin sont transposés dans un Paris contemporain (mais épargné par l’épidémie de covid-19).
George Kay, le showrunner et scénariste de Lupin, déclarait à l'AFP il y a quelques semaines : « Je voulais montrer la France à travers les yeux d'un personnage d'origine ethnique différente (…) qui sans être un Robin des bois pourrait faire éclater la bulle de l'Establishment français. » Pas sûr que l'Establishment français en sorte ébranlé. En effet, bien plus que la question raciale dont on a beaucoup parlé en se focalisant sur l’identité de l’acteur principal – Omar Sy, par ailleurs soutien du mouvement Black Lives Matter –, c’est avant tout la question sociale qui est directement posée dans les premiers épisodes, reprenant là aussi l’ambition de Maurice Leblanc qui campait un Lupin un peu anarchiste voire socialisant au début du XXe siècle.
À travers une subtile dialectique de la visibilité sociale des métiers, la série nous introduit dans le paradoxe propre au « back office de la société de services », c’est-à-dire cette infrastructure invisible mais essentielle, composée de cinq mondes du travail liés entre eux : les travailleurs des services (manutentionnaires, routiers, livreurs), ceux du guichet et du comptoir (caissières, serveurs, vigiles), ceux du care (infirmières, aides-soignantes, femmes de ménage), mais aussi les premières lignes de la République (pompiers, policiers, gendarmes ou agents d’astreinte des entreprise publiques à la SNCF ou chez TRE par exemple) et les travailleurs du clic ou les téléopérateurs des centres d’appel situés en France. Autant de métiers Indispensables mais invisibles, selon le titre de notre dernier ouvrage (Éditions de l’Aube, février 2021), permettant ainsi à la société de tenir et de se poursuivre dans le temps.
Durant le premier confinement, ces travailleurs nous sont apparus absolument essentiels, dotés alors d’une haute visibilité sociale et d’une forme d’héroïsme – ce que confirmaient nos applaudissements tous les soirs à 20h. De fait, comme l’ont montré deux études – une note d’analyse de France stratégie d’avril 2020 et une étude de l’Observatoire régional de santé d’île de France de décembre 2020 – ils ont été aussi les plus exposés à la circulation du virus ce qui (à défaut d’études plus poussées, et avec d’autres éléments comme les conditions de vie) contribue à expliquer la surmortalité dans les départements où ces travailleurs sont les plus représentés : ainsi, selon les premières données disponibles, le département de Seine Saint-Denis compterait près de 15% de travailleurs des services contre 7% à Paris, mais une surmortalité de 130% au plus fort de l’épidémie (entre le 1er mars et le 19 avril) contre 74% à Paris, comparée à l’ensemble du territoire français durant la même période.
Le paradoxe des travailleurs du back office est précisément celui-ci : délivrer, au risque de leur santé, des biens et des services dont ils profitent peu et par conséquent se savoir essentiels mais socialement invisibles. C’est de ce paradoxe que joue Lupin dans les premiers épisodes.
En effet, la série s’ouvre sur un Assane Diop agent de nettoyage au Louvre – lieu où il compte commettre un vol de bijoux –, embauché de manière assez classique grâce à une cooptation communautaire de la part d’une manageuse d’origine sénégalaise à qui il fait croire qu’ils sont « pays », comme on disait du temps d’Arsène Lupin. S’ensuit une scène impressionnante de salles vides de touristes où s’affairent durant toute la nuit les agents d’entretiens contemplés par les tableaux de maîtres qui semblent leur octroyer la même valeur qu’à n’importe quel visiteur… Puis, la série se poursuit avec le même Assane, déguisé cette fois en livreur à vélo, subterfuge qui lui permettra heureusement de se fondre dans la masse des livreurs pour échapper à la police…
Ainsi, Assane Diop sait se rendre invisible. « I’m the boy that can enjoy invisibility », pourrait-il chanter avec Gainsbourg et Joyce. Mais ce « don d’invisibilité » n’est pas dû à sa couleur de peau qui « l’invisibiliserait », pour parler le sabir des sciences sociales. En effet, dès qu’il revêt un costume trois pièces et sort d’une voiture de luxe, l’homme noir est immédiatement tenu en considération. Si « invisibilisation » il y a, elle n’est due qu’à la nature des métiers qu’occupe Assane pour passer inaperçu : ceux du back office précisément, agent d’entretien puis livreur. Cette invisibilité, malheur social pour les uns, apparaît au contraire comme un point de force pour Assane, lui permettant ainsi de parvenir à ses fins.
C’est d’ailleurs l’idée phare de la série, reprise lors de sa promotion lorsqu’Omar Sy s’est rendu incognito dans le métro parisien pour y coller des affiches publicitaires : « vous m’avez vu, mais vous ne m’avez pas regardé », dit-il à plusieurs reprises. En effet, rien de tel, pour passer inaperçu, que d’être l’un de ces travailleurs que l’on voit sans les regarder et que finalement on ne reconnaît pas. S’agissant d’Omar Sy, cette absence de reconnaissance prend une double dimension, puisqu’il n’est reconnu dans le métro ni comme acteur ni comme travailleur (très temporaire). « Vous ne me reconnaissez pas ! », déplore le personnage alors même qu’on a toujours affaire à un individu à part entière cherchant à vivre dignement de son travail, qu’il s’agisse d’Omar Sy, d’un livreur, d’un balayeur ou d’un colleur d’affiche… Morale de l’histoire : c’est le regard que l’on porte socialement et collectivement sur ces métiers qui entretient leur invisibilité.
Après le Ségur de la santé, consacré aux travailleurs de première ligne (les soignants soit 1,8 millions de personnes qui ont touché une prime en juillet 2020), le gouvernement a ouvert le chantier de la reconnaissance des « deuxième ligne », c’est-à-dire le reste des travailleurs du back office en confiant à Christine Erhel, professeure au CNAM, et Sophie Moreau-Follenfant, DRH de RTE et anciennement de Derichebourg, une mission dont les conclusions devraient être discutées par les partenaires sociaux. Pourtant, à côté des questions de revalorisation des rémunérations, d’amélioration des conditions ou de l’organisation du travail et de prise en compte des compétences et des parcours de mobilité, ces travailleurs resteront socialement invisibles tant qu’ils ne seront pas culturellement représentés, notamment à travers des séries comme avait su le faire le cinéma des années 30 avec la classe ouvrière.
S’appuyant sur le paradoxe du back office qui oblige à penser ensemble utilité, visibilité, et reconnaissance des métiers, la série Lupin représente donc un pas dans la bonne direction. Elle joue toutefois de ce paradoxe au profit d’un seul individu qui ne se soucie guère de ses collègues de travail, statiques et figés dans une invisibilité que la série n’arrive pas tout à fait à lever : « vous entrez balayeur, vous ressortez millionnaire », promet Assane. Mais y a-t-il encore des gens pour y croire ?
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