La manif, c’est fini? Ce que révèle la polémique autour du comptage des manifestants edit
Finis les décomptes absurdes ? Exit la gymnastique mentale ? Terminé le calcul différentiel entre chiffres des organisateurs et ceux de la Préfecture ? Depuis 2007, la société Occurrence a mis au point – avec l’aide d’une PME française spécialisée dans l’évaluation de l’affluence dans les aéroports, les centres commerciaux ou les musées – une méthode de comptage du nombre de manifestants visant à objectiver l’ampleur de la contestation sociale dans la rue. Utilisée depuis plus de dix ans sans poser de problème, elle se retrouve depuis quelques mois sous le feu des critiques... pour avoir osé briser un réflexe bien établi consistant la plupart du temps, pour les organisateurs, à gonfler leurs résultats et, pour les pouvoirs publics, à les minimiser. Problème, cette méthode révise souvent à la baisse les estimations des organisateurs qui s’étranglent alors de rage.
Ainsi, lors de « La Fête à Macron » organisée par François Ruffin et La France Insoumise, le 5 mai à Paris, alors qu’Occurrence annonçait une affluence de 38 900 personnes, Jean-Luc Mélenchon brandissait ses 120 000 manifestants et, accusait dans la foulée les responsables du décompte d’être « payées pour mentir ». Moins outrancières, des critiques du même ordre avaient été émises par la CGT lors des rassemblements contre les ordonnances réformant le code du travail en septembre 2017 ou à la suite des manifestations contre la réforme de la SNCF en mars et avril dernier. Pourtant, cette méthode est jugée suffisamment fiable pour qu’un collectif de médias, dont l'AFP, France Inter, Europe1, France Info, RMC, BFMTV, France Culture, CNews, France 2, Mediapart, Le Figaro, Le Parisien, Libération, La Croix ou la presse régionale et départementale, aient choisi non seulement de s’y associer mais de fournir désormais exclusivement les résultats produits par Occurrence.
Les médias, habitués à jongler entre des résultats contradictoires, se sont désormais ralliés à une description univoque des manifestations. Mais les organisateurs persistent à brandir des mesures à tout le moins fantaisistes. De son côté, la société Occurrence s’épuise à prouver sa bonne foi malgré son absence de doute sur la scientificité de sa méthode. En effet, ni les explications scientifiques, ni la caution apportée par la presse, ni même les multiples invitations faites aux organisateurs de venir se rendre compte par eux-mêmes de la méthode utilisée, n’ont suffit à calmer des critiques de plus en plus irrationnelles, mensongères et insultantes.
Écartons d’emblée deux explications qui viennent immédiatement à l’esprit : d’un côté, les chiffres d’Occurrence auraient un effet de révélation : le roi est totalement nu et cela commence à se voir… La contestation sociale serait bien plus faible que ne le prétendent les organisateurs et ils ne supporteraient pas qu’on leur signifie. Cette explication est courte car rien n’empêche la CGT, LFI ou l’intersyndicale de la SNCF de revoir leurs prétentions à la baisse sans être pour autant ridicules : après tout, 40 000 personnes à Paris un samedi du mois de mai, ce n’est pas rien ! Rien ne les empêche non plus de faire l’effort inverse pour tenter en une seule fois de mettre plus de 100 000 personnes dans la rue ; c’est vraisemblablement ce que tenteront les organisateurs de la mobilisation du 26 mai prochain intitulée « la marée humaine » : le titre est à la hauteur de l’enjeu. D’un autre côté, les chiffres d’Occurrence posséderaient un effet de vérité : les syndicats mentiraient ! Ils le savent et ils ne supporteraient pas que cela se mesure; d’où leur rage. Mais ce n’est pas le cas non plus. Personne ne ment sciemment. Tout au plus peut-on s’aveugler. Mais pour le comprendre, encore faut-il analyser ce que révèle cette polémique autour du comptage des manifestants. Rien de moins qu’une reconfiguration des relations sociales où la manifestation a changé d’objet.
Le ralliement de la presse et de l’opinion à l’objectivation du conflit social autour d’un chiffre incontestable indique en effet un changement d’époque. Nous quittons une période marquée par des relations sociales où se confondaient le poids du chiffre et le pouvoir de nuisance dont il était porteur, sous l’égide de syndicats de masse censés représenter l’ensemble des salariés et des agents publics. Dans un tel monde, le chiffre n’a pas besoin d’être vrai, il est avant tout politique. Il se doit d’être massif car il indique un certain état du rapport de force. Il dit à quel niveau se joue l’affrontement social et comment il doit peser ensuite dans des négociations avec les pouvoirs publics. Il peut même être directement négocié entre la Préfecture et les syndicats – il l’a d’ailleurs souvent été, qu’il s’agisse de manifestations syndicales ou étudiantes. Le nombre de manifestants ne reflète donc pas la réalité mais ce que l’on veut dire de la réalité.
On peut dater le changement symbolique d’époque du 1er décembre 1993. Cette année-là, à l’occasion de la journée mondiale contre le sida, Act up avait recouvert l’obélisque de la place de la Concorde d’un immense préservatif rose. En une image, l’association avait fait plus pour la cause qu’elle défendait que bien des manifestations de rue, bruyantes ou étrangement silencieuses lors des fameux « die in ». La masse ne faisait plus le poids devant la force d’une seule image. Il a fallu plus de 25 ans et de nombreuses manifestations de rue pour que la situation évolue et que l’ancien mode de démonstration finisse par céder.
Aujourd’hui, si elle conserve son intérêt et ses capacités de nuisance comme en témoignent les violences du 1er mai, la manifestation ne porte plus la promesse de changements à venir. Depuis 2006 et les manifestations contre le CPE, aucune mobilisation aussi massive soit-elle n’a plus débouché sur des négociations substantielles : ni la très forte contestation de la réforme des retraites en 2010, ni la mobilisation contre le mariage pour tous en 2012-2013, ni les violences contre la loi travail en 2016. Désormais, la manifestation vaut moins comme démonstration que comme témoignage. Elle ne représente plus qu’elle-même, ce qu’indique l’âpreté de ce chiffre unique donné par les médias.
La contestation est ainsi passée ailleurs, toujours vivante mais moins visible, moins prévisible aussi. C’est pourquoi au lieu de se désoler ou de critiquer les méthodes de comptage, les syndicats pourraient prendre acte de cette nouvelle situation et chercher à renouveler non pas seulement leurs modes d’expression (comme a cherché à le faire François Ruffin avec sa « fête à Macron » sur un mode festif) mais surtout leurs modes d’appropriation et de représentation de la colère sociale. L’avenir du syndicalisme et de la manifestation de rue est à ce prix.
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