«Cheminot, check tes privilèges!» Ce que révèle la réforme de la SNCF edit
À l’issue d’une réunion des syndicats de cheminots qui a décidé d’une grève reconductible deux jours pars semaine à partir du 3 avril, un sujet ne fait pas débat entre les représentants des agents et le gouvernement : baptisés « facilités de circulation », les voyages gratuits ou à prix particulièrement réduits dont bénéficient les cheminots et leur famille sur l’ensemble du réseau ont été soigneusement mis de côté dans la réforme de la SNCF. En effet, dans sa vaste offensive pour changer l’avenir de l’entreprise publique – et lui faire accepter la concurrence et pourquoi pas la privatisation – le gouvernement a décidé de ne pas mettre tous les sujets sur la table. Surtout ceux qui font consensus ! Lorsque l’essentiel est en jeu, il faut savoir détourner le regard de certaines réalités qui pourraient être encombrantes. Pourtant, aussi anecdotiques qu’elles paraissent, les « facilités de circulation » sont en train de s’inviter dans la réforme. Et elles déchaînent les passions.
Ainsi, dans une vidéo sous forme de lettre ouverte à Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, l’éditorialiste Eric Brunet s’en prend à ces voyages gratuits. Dans le style des « activistes intersectionnels » - ces militants qui cherchent à lier dans une lutte unique féminisme, antiracisme, antispécisme etc. en s’attaquant aux « privilèges » des hommes blancs hétérosexuels consommateurs de viande -, le polémiste de RMC mélange allégrement syndicalisme, avantages liés à un métier et contrat moral passé à l’embauche dans une même dénonciation des privilèges des cheminots que représenterait cette « facilité de circulation ». Et il conclut en s’écriant presque: « cheminot, check tes privilèges ! »
Dans le sillage de cette dénonciation, l’ensemble des journalistes se mettent eux aussi à poser des questions à la ministre des Transports, insistant sur le coût (entre 50 et 100 millions d’euros selon la Cour des Comptes) et supposant que la mise à l’écart des « facilités de circulation » serait une tactique pour se concilier les cadres qui en bénéficieraient le plus : on dénoncerait fortement le privilège du statut pour mieux laisser dans l’ombre celui de la facilité de circulation.
Les médias auraient-ils levé un lièvre ? Sans doute, même si celui-ci n’était pas caché bien loin... Mais ce « lièvre » n’en serait pas un s’il ne faisait sens pour notre sensibilité contemporaine : le statut de cheminot, ce n’est pas l’opinion qui en demande la réforme ; ce sont les impératifs européens, économiques, financiers etc. La facilité de circulation, c’est autre chose ! Elle met une nouvelle fois la SNCF au cœur d’une lutte symbolique 23 ans après les grandes grèves de novembre-décembre 1995 et 80 ans après sa naissance en janvier 1938.
1995-2018 : de l’égalité-sociale à l’égalité-libérale
Un spectre hante tout projet de réforme de la SNCF, celui de l’hiver 1995 durant lequel, entre le 24 novembre et le 15 décembre, la France a été quasiment à l’arrêt. A cette époque, le sociologue Henri Vacquin avait forgé une expression dont il a le secret : « la grève par procuration ». Pour lui, l’opinion donnait pour ainsi dire une procuration aux syndicalistes de la SNCF et aux cheminots afin qu’ils portent ses doléances et ses désillusions. En effet, la grève semblait cristalliser le mécontentement d’une bonne partie des Français face aux reniements de Jacques Chirac qui, élu sur le thème républicain de la fracture sociale, avait rapidement épousé une logique libérale, imposée là aussi par des impératifs européens, économiques, financiers etc. Ainsi, au cœur de la contestation se tenait le sentiment d’égalité. Il avait été au cœur de la campagne électorale quelques mois plus tôt mais tout montrait alors qu’il n’était plus la préoccupation du gouvernement en place. Une dernière fois peut-être, le pays autorisait que l’on se soulevât pour lui au nom d’un sentiment d’égalité qui avait traversé les siècles depuis la Révolution : une « égalité-sociale ». Les cheminots possédaient ce privilège que l’on accorde à un porte-parole.
Tout autre est la situation plus de 20 ans après. Et l’on peut prédire, comme 64% des Français selon le Baromètre de l’économie Odoxa du mois de mars, que la grève reconductible à la SNCF ne pourra pas coaguler et aboutir à un blocage du pays façon 1995. Nous avons en effet changé d’époque : les cheminots ne sont plus considérés comme les porte-parole du tiers-Etat, mais comme des Nobles aux privilèges insupportables. Toutefois, la contestation de cette noblesse de rail ne porte sur le statut ou les conditions de retraite comme on pouvait s’y attendre : elle s’intéresse aux billets gratuits dont profite leurs familles.
D’une certaine manière, pourrait-on dire, cette question du statut est quasiment réglée : du moment où la remise en cause de celui-ci ne touche que les nouveaux embauchés et s’éteindra progressivement avec le départ en retraite des actuels agents SNCF personne ne va se mobiliser pour le conserver : ni les cheminots, ni les Français. On aurait pu connaître une lever de bouclier si l’entrée dans la carrière d’agent SNCF s’était faite par cooptation, comme cela était le cas autrefois. En effet, avoir la possibilité de faire embaucher son fils ou sa cousine, c’est tenter de lui offrir une protection que le statut vient symboliser. Il est donc valable de se battre pour sa sauvegarde. A partir du moment où le « privilège d’embauche » qui subsistait dans de nombreuses entreprises publiques (RATP, La Poste, SNCF…) n’existe plus, personne n’a intérêt à se mobiliser pour des générations futures avec lesquelles on n’a rien à voir. En revanche, pas question de toucher à la famille à travers l’extinction de la facilité de circulation !... Or, comment la défendre quand celle-ci représente un privilège qui n’est pas ressenti comme une garantie d’égalité mais au contraire comme un déni ?
Le gouvernement, dont on a compris qu’il ne souhaitait pas revenir sur cet avantage pour des raisons plus ou moins avouables, se défend comme il peut. Interrogée le 15 mars sur France inter, Elisabeth Borne, la ministre des Transports, récuse les chiffres de la Cour des Comptes et compare la facilité de circulation des cheminots aux avantages liés au métier ou à la nature de l’activité d’autres grandes entreprises : les voyages des salariés d’Air France ou le gaz et l’électricité à coût réduit des personnels d’EDF ou d’Engie, sans parler des avantages liés à l’existence d’un CE dans un grand nombre d’entreprises. Mais on peut douter que cette défense soit suffisante.
En effet, ce qui est une nouvelle fois mis en cause à travers la gratuité du transport c’est le sentiment d’égalité. Mais celui-ci a pris une nouvelle tournure depuis 1995 : il ne s’agit plus d’égalité-sociale englobant l’ensemble de la nation mais d’une égalité-libérale pour qui toute rupture d’égalité indique l’existence d’un privilège ou d’une rente qu’on ne saurait tolérer.
Extension de la nuit du 4 août: du privilège de naissance au privilège de métier
L’égalité-sociale et l’égalité-libérale puisent à la même source symbolique : la rupture de 1789. Mais si la première se référait au Serment du jeu de paume, la seconde rejoue inlassablement la nuit du 4 août et l’abolition des privilèges. La première tend à former un peuple uni et souverain, la seconde garantit la stricte égalité des individus sans avantage acquis par la naissance ou… le métier.
La substitution de l’une à l’autre montre que nous vivons en ce moment une radicalisation de la passion pour l’égalité dont on sait depuis Tocqueville qu’elle est un des ressorts de la démocratie. En effet, ce qui est devenu incompréhensible, c’est la notion même de privilège dont l’existence était au départ liée à une nature supposée différente. Le mot recouvrait une réalité particulière ancrée dans la société d’Ancien régime. Mais il avait acquis par glissement sémantiques successifs une valeur métaphorique compréhensible par tous : le privilège était un droit octroyé pour des raisons objectives que l’on pouvait remettre en cause s’il était utilisé abusivement. Il vient une nouvelle fois de changer de sens : le mot est désormais associé à la notion d’avantage sans considération pour ses conditions juridiques, historiques ou sociales. Toute différence qui induit un avantage est immédiatement considérée comme un privilège qui est par nature anti-égalitaire.
Dans Le Mariage de Figaro, le comte Almaviva ne s’était donné que « la peine de naître » ; dans la France de 2018, la famille du cheminot ne s’est même pas donnée la peine de travailler pour bénéficier de sa facilité de circulation ! La Nuit du 4 août se renouvelle alors de manière extensive grâce à des populistes médiatiques sachant capter les évolutions de la sensibilité contemporaine : les privilèges de métier sont alors assimilés à des privilèges de naissance. Cela peut paraître anecdotique, c’est au contraire le sens de la bataille symbolique qui est en train de se jouer autour de la réforme de la SNCF.
Défense de la solidarité familiale ou combat contre les rentes ? C’est le choix que va devoir faire le gouvernement dont le libéralisme assumé est pris à contre-pied par cette question de la facilité de circulation. Quant à Philippe Martinez, sera-t-il capable de répondre à Eric Brunet en jouant le peuple contre le populisme, les catégories populaires solidaires de leurs familles contre le projet libéral d’extinction des solidarités naturelles ? On le saura vite.
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