Présidentielle: jusqu’ici tout va bien, la balle est au centre edit
L’arrivée d’Eric Zemmour sur les plateaux télévisés avive la tension autour des sujets de l’identité française et de l’immigration, accentuant alors la polarisation politique. Le débat Jean-Luc Mélenchon/ Eric Zemmour sur BFM/TV a été suivi par 3,8 millions de spectateurs, et a engendré un flot de reprises et de commentaires. Cette tonalité dramatique est-elle à l’image du pays ?
Les télévisions d’information commerciales en écho à une polarité politique extrême
Quand la France se raconte à travers les chaines d’information privées, c’est la guerre civile qui est en scène. On pourrait presque se demander pourquoi la prise du Palais de l’Elysée n’est pas encore survenue. Les plateaux sont habités par les reportages et les débats sur l’immigration (qui nous envahit), les violences faites aux femmes (qui se multiplient), les gilets jaunes (qui s’indignent) et toutes les catégories de salariés (qui protestent contre leur condition), les inégalités sociales (qui progressent), l’école (qui trie et fausse le sentiment de mérite). Personne n’est d’accord avec personne, le sens de la modération s’est évaporé, ceux qui débattent sont des adversaires et non des interlocuteurs. Les téléspectateurs s’observent à travers le prisme de la polarisation radicale et des passions amères : peur, haine, honte, humiliation, injustice et violence. À chacun son malaise, à chacun son malheur. Ce mal-être, certes, peut être relié à de multiples causes : chômage endémique, peur du déclassement, sentiment d’un ascenseur social en rade, montée des incivilités. Mais ces données retravaillées dans ce kaléidoscope médiatique débouchent sur l’image d’une société à bout de nerfs. C’est simple, presque tout le monde le pense (70%)[1] : c’était mieux avant.
Dans le système médiatique, ces télévisions commerciales sont une matrice redoutable. En lutte pour « le cerveau disponible » des citoyens et les recettes publicitaires, elles jouent un rôle de défouloir, en privilégiant les débats dits contradictoires. Le téléspectateur est ambigu : il cherche à la fois à apprendre, s’intéresse à ce qui peut l’aider à donner de l’intelligibilité à son quotidien, comme le montrent Vincent Goulet ou Olivier Masclet[2] sur les usages de la télévision en milieux populaires ; simultanément, il est à la recherche d’une évasion, adore les clashs, les duels verbaux, la phrase qui discrédite l’interlocuteur, les mines de condescendance, l’argument qui démolit, l’œil qui assassine et le sourire qui s’élargit d’autosatisfaction, une mise en scène simulacre du monde dirigeant qu’il peut suivre d’un œil ironique. Ensuite, les réseaux sociaux effectuent leur travail de loupe et d’électrisation du corps social. Il en découle une vision dramatique qui fait écho, reflète, et amplifie la polarisation aux deux extrêmes de la politique : 25-30% de préférences des électeurs pour l’extrême-droite, 10-15% pour l’extrême-gauche (hors les écologistes).
Dans la nuance des opinions
Quand on s’éloigne de cette arène de gladiateurs, les valeurs des Français s’avèrent plus consensuelles, et plus modérées, y compris sur des aspects souvent brandis comme des pommes de discorde. En s’appuyant sur la dernière vague d’enquête publiée par le CEVIPOF, on prendra quatre points continument débattus et présentés comme particulièrement clivants : le communautarisme, le recours à la violence, le rapport à la science, l’écologie.
Les signes modérés sur le communautarisme. Le communautarisme serait la plaie de notre époque, dit-on partout. On asisterait à un repli général sur l’appartenance identitaire, la religion et les spécificités culturelles se dressant en flambeaux. Or, selon l’enquête CEVIPOF 59% des Français ne se sentent pas appartenir à aucune communauté particulière (69% chez les sympathisants socialistes), seulement 5% des individus se définissent par leur appartenance à une communauté religieuse, 10% se sentent unis à une communauté de langue et de culture d’origine, 10% à une communauté de goût ou de mode de vie et 16% se positionnent par leur appartenance à la communauté nationale (23% chez les sympathisants RLEM et 28% chez les sympathisants Républicains). À la lumière de ces chiffres, la guerre des communautés mérite d’être relativisée, même si elle est plus marquée dans certains territoires, et chez certains jeunes ( Olivier Galland et Anne Muxel, La Tentation radicale, Enquête auprès des lycéens, PUF, 2018).
Mécontentements oui, mais violence non. Les Français passent leur temps à rouspéter, c’est le tempérament national, et la violence serait à fleur de peau dans de multiples lieux. Certes, beaucoup d’entre eux expriment leur mécontentement vis-à-vis de la situation du pays, et 31% se disent en colère, les ouvriers, les employés, et les jeunes surtout (tous autour de 40%). Pourtant, seulement 18% justifient le recours à la violence pour marquer leur désapprobation, une tendance légèrement en baisse au cours des deux dernières années ; les ouvriers sur ce point ayant le score le plus bas (11%) ainsi que les sympathisants EELV (même score) ; en revanche, les employés (28%) et, donnée étonnante, les retraités (25% ) obtiennent un score plus élevé. Ces résultats sont à relier à un attachement relatif aux institutions démocratiques, avec un chiffre de 68% de confiance – en légère hausse après une chute verticale au cours de la décennie. La défiance est plus nette chez les moins de 35 ans (58% de confiance), en particulier chez les jeunes ouvriers et employés[3]. Bien sûr on est loin de la totale sérénité démocratique, mais il serait démesuré de parler d’un pays au bord de l’insurrection.
Les scientifiques plébiscités. La science ? 77% des Français font confiance aux scientifiques, ceux-ci figurant en troisième position parmi les secteurs de confiance après « les petites et moyennes entreprises »[4] qui figurent (oui voilà bien une surprise), en tête du palmarès, et après l’armée. Cette confiance en la science est particulièrement forte chez les cadres (92%) et les partisans de LREM (95%) ; mais elle est aussi très élevée chez les Verts (87%) et plus faible (66%) chez les partisans du Rassemblement national. Après les fers croisés autour des analyses et des solutions scientifiques tout au cours de la crise de la Covid, ce score parait presque comme inespéré. L’avènement d’un vaccin est survenu comme le baume qui a apaisé les doutes et les esprits. Cette inclination à plébisciter la science est couronnée par un taux de vaccination contre la Covid particulièrement élevé (le 3 octobre plus de 75% des Français ont reçu toutes les doses requises), même si les anti-pass sanitaire continuent de pousser leurs feux dans des défilés tous les samedis – ils connaissent toutefois une baisse de mobilisation.
La sensibilité à l’écologie comme facteur d’unité. L’attitude des Français est ambigüe (voire contradictoire) envers l’économique et le social, puisqu’une moitié serait en faveur de mesures radicales, l’autre moitié en faveur de mesures progressives[5]. En revanche à l’égard de l’écologie, enjeu majeur du futur, la vision est plutôt unanime, comme si les scientifiques (alarmistes) et les jeunes (combattants) avaient convaincu l’ensemble de la société des menaces liées au dérèglement climatique et, dans une moindre mesure, des solutions à apporter. Ainsi 88% des Français sont conscients du danger climatique et 68% estiment que l’activité humaine est le principal responsable. Innovation technologique (18%) et transformation de nos modes de vie (55%) s’imposent alors comme des nécessités, ces chiffres laissant sur le carreau les climatosceptiques, d’une part, et les fatalistes du « on ne peut rien faire », de l’autre.
On pourrait citer d’autres points de l’enquête : un attachement toujours fort à l’Europe, même si une majorité souhaite que le projet soit amendé ; la perception de la plupart des Français de vivre dans une société patriarcale, combinée à une attitude assez équilibrée sur les mouvements féministes (vont trop loin 35% ; ont une position équilibrée 35% ; devraient aller plus loin 30%). Celle-ci trace, dans son ensemble, les contours d’un climat psychologique plus nuancé que l’opinion survoltée renvoyée dans certains débats médiatiques. La découverte du vaccin contre la Covid et la conscience climatique, sans doute, contribuent (contribueront) à calmer les esprits et à redonner du galon à la rationalité scientifique. Aux agitateurs de guerre civile, que ces données soient entendues. À six mois des Présidentielles, les sondages préélectoraux semblent l’indiquer, les options modérées ont des chances raisonnables de l’emporter.
[1] Fractures françaises, enquête IPSOS effectuée le 25-27 août 2021. Les données figurant dans ce texte sont extraites de cette enquêtes.
[2] Vincent Goulet, Médias et classes populaires. Les usages ordinaires des informations, INA, 2010 ; Olivier Masclet, L’Invité permanent, La réception de la télévision dans les familles populaires, Armand Colin, 2018.
[3] L’enquête CEVIPOF va dans le sens d’autres travaux qui reposent sur des questions proches (« Bien que très insatisfaits du fonctionnement du système politique, les Français sont près de 90% à soutenir le principe d’un gouvernement démocratique et à considérer qu’il est important de vivre dans un pays gouverné démocratiquement », Pierre Bréchon, Frédéric Gonthier et Sandrine Astor, La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions, Presses universitaires de Grenoble, avril 2019).
[4] Les grandes entreprises sans surprise figurent en bas du palmarès avec un score de 45% de confiance.
[5] Un sondage ELABE du 22 septembre sur les présidentielles confirme cette division. Quand ils pensent à la politique à mener pour l’avenir de la France, 52% des Français estiment qu’il faut faire évoluer la société et les lois de manière progressive, plutôt que vouloir faire des changements radicaux. A l’inverse, 47% considèrent qu’il faut faire des changements radicaux des lois et de la société, plutôt que vouloir les faire évoluer progressivement. Le plus surprenant sont les groupes concernés. La majorité des électeurs de Marine Le Pen (62% changements radicaux) et de François Fillon (61%) souhaitent que des changements radicaux soient réalisés. A l’inverse, les électeurs de Benoît Hamon (70% évolution progressive), d’Emmanuel Macron (61%) et de Jean-Luc Mélenchon (59%) préfèrent une évolution progressive de la société et des lois.
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