Partir, revenir: le rude parcours de l’autonomisation des jeunes edit
Une partie grandissante des jeunes peine à quitter le logement familial pour des raisons économiques: soit qu’ils n’arrivent pas à en partir, soit qu’ils y reviennent. Être collé à papa/maman pour un temps qui s’éternise renvoie à une époque pas si lointaine où la norme était la cohabitation entre générations, jusqu’à ce que les enfants se marient. Dans des sociétés qui valorisent l’autonomie et « l’empowerment » sur sa propre vie, cette cohabitation familiale est vécue comme une incongruité. Une insulte à la modernité, même repeinte sous la couleur avenante de la tribu familiale.
À quel âge les jeunes Français quittent-ils leurs parents ? L’âge moyen de départ est de 23,5 ans contre 26,3 ans en Europe. La conception éducative française favorise et valorise un envol assez précoce. Elle est ainsi plus proche des pays scandinaves qui incitent les enfants à quitter très tôt le nid familial que des pays du sud ou des ex-pays de l’est où, difficultés économiques et tradition aidant, la cohabitation parents/ enfants perdure jusqu’à un âge avancé : en 2011, la proportion des 25-34 ans demeurant chez leurs parents était de 1,9% au Danemark, 9,7% aux Pays-Bas… et 37,8% en Espagne! La moitié des Français de 18-24 ans vivent chez leurs parents, et dans cette tranche d’âge, l’autonomisation tend à croître – une tendance qui se combine avec le nombre croissant de jeunes qui se délocalisent pour faire des études en France ou à l’étranger. En revanche, une petite fraction des trentenaires demeure « clouée » au domicile parental : c’est le cas de 11,6% des 25-34 ans (15,6% des hommes), une situation qui, elle, évolue à la hausse.
Les jeunes qui demeurent tardivement au foyer parental sont souvent au chômage, mais une part non négligeable d’entre eux occupe un emploi sans toutefois avoir les ressources suffisantes pour accéder à un logement autonome – c’est le cas de 55% des 25-34 ans résidant encore chez leurs parents, certains même appartenant aux catégories des cadres et professions intellectuelles. Le prix du logement devient dissuasif pour une partie de la jeunesse. Chez les moins de trente ans, le taux d’effort pour accéder à un logement indépendant est de 31% (dépenses nettes rapportées au revenu) contre 15% au delà de 50 ans. Pourtant, entre 2001 et 2011, dans la tranche d’âge de 18-29 ans, la proportion d’accédant propriétaires a augmenté, passant de 12% à 16% ainsi que celle des locataires, passant de 63% à 67% : celle des locataires du parc social a parallèlement diminué. C’est ainsi que se recomposent les inégalités : un peu plus de happy few, et beaucoup de laissés pour comptes.
La jeunesse américaine connaît une situation encore plus dégradée, puisque la tendance à demeurer dans le giron familial ne cesse de croître : 50% des 18-24 ans vivent encore chez leurs parents contre 40% en 1980 ; 25% des 25-29 ans et 13% des 30-34 ans font de même contre respectivement 11% et 5% en 1980. Sans surprise, cette régression concerne davantage les sans diplômes, ceux qui arrêtent tôt leurs études, et les jeunes d’origine ethnique non « caucasienne ». L’étude du Pew Research Center, à l’origine de ces statistiques, fait valoir qu’aujourd’hui davantage de jeunes de 18-34 ans vivent chez leurs parents (32,1%) qu’ils ne vivent en couple (31,6%). Elle montre aussi que la colocation (22%) se répand comme mode d’hébergement.
Dans ces transformations plusieurs phénomènes se croisent. Mener des études supérieures conduit à l’autonomisation résidentielle, le taux de chômage élevé de ceux qui sont sortis tôt de l’école agit en sens inverse. Les jeunes se mettent en couple et font des enfants plus tardivement. Le prix des loyers et le goût de la sociabilité incitent à une nouvelle forme d’hébergement : la colocation. À ces données, s’ajoute un élément nouveau : l’essor des enfants boomerang, ceux que les accidents de la vie obligent à retourner à la case départ familiale.
Une étude effectuée en 2013 par la Fondation Abbé Pierre révèle que près d’un million de personnes sont revenues habiter chez leurs parents après avoir connu une autonomie résidentielle de plus de trois mois. La configuration la plus frappante est celle des 25-34 ans, et parfois plus, qui effectuent ce voyage pour des raisons contraintes – rupture familiale, perte d’emploi, problèmes financiers, de santé, ou de logement. Environ 500 000 personnes en rupture d’autonomisation. Ces situations de retour sont en augmentation de 20% par rapport à il y a une dizaine d’années. Ce phénomène est un des derniers avatars de la famille accordéon (pour paraphraser le titre du livre de la sociologue américaine Katherine S. Newman), cette unité à géométrie variable qui englobe la cohabitation parents et enfants, et qui a connu successivement les familles monoparentales et recomposées, pour maintenant inclure les trentenaires ou quarantenaires en panne d’autonomisation. La situation des États-Unis, où l’on observe, à une large échelle, un recul dans l’autonomie de la jeunesse, et un hébergement de plus en plus prolongé des jeunes sous le toit familial, est à méditer. La crise immobilière de 2008 y est pour beaucoup, associée à une forte inflation du prix des logements dans les grands centres urbains. Mais elle fournit un éclairage sur les difficultés des nouvelles générations dans un pays où, pourtant, l’économie est en croissance et le taux de chômage peu élevé.
La cartographie de la post-adolescence ne cesse de se brouiller, pour certains jeunes devenir un adulte autonome ressemble à un effort à la Sisyphe – on peut toujours dégringoler. La frontière d’âge à laquelle les enfants se sont définitivement envolés du nid familial devient poreuse. Dans les statistiques américaines d’aujourd’hui, la jeunesse (les fameux millenials) englobe les 18-34 ans. Le domicile des parents apparaît comme un point de chute toujours envisageable, surtout dans les milieux modestes. En revanche, la capacité des parents à assurer – par des prêts, des cautions, et des achats immobiliers ou la mise à disposition d’un appartement – l’autonomie résidentielle de leur enfant paraît comme un facteur crucial des disparités entre jeunes. Avoir un toit à soi garanti dès la post-adolescence, cet atout apparaît presque aussi important que le diplôme, et, comme les parchemins les plus prestigieux, il est le lot d’une toute petite minorité. Les disparités résidentielles doublent et souvent confortent les inégalités scolaires, les destins sociaux ne cessant de s’écarter les uns des autres.
En France, des politiques publiques visent à favoriser l’autonomie résidentielle de la jeunesse. Aide personnalisée au logement (APL), garanties pour les risques locatifs, prêts pour caution, parc de logements sociaux étudiants : une batterie de dispositifs a été mise en place, notamment pour les étudiants et pour les jeunes en emploi ou en recherche d’emploi. Ces aides, la plupart du temps, constituent seulement un complément à l’effort privé – mais elle sont précieuses et permettent, en moyenne, une autonomisation de la jeunesse assez précoce comme nous l’avons vu. Plus largement, on débat depuis le début des années 2000 de l’idée d’une allocation d’autonomie directement perçue par les vingtenaires, dans le fil de la Commission présidée par le magistrat Dominique Charvet, qui prenait pour modèle les pays scandinaves. Ce débat récurrent n’a jamais été tranché.
Depuis quelques années, un sujet de plus grande envergure émerge, celui des personnes dont l’espoir d’insertion et d’autonomie résidentielle s’évanouit à l’horizon même lorsqu’elles avancent en âge. Le débat sur le revenu universel a donc surgi, portant sur la place publique un problème contemporain : la désaffiliation totale ou partielle d’une partie de la population, et ses effets sur les liens privés et publics. L’ère numérique devait marquer le triomphe de l’individu autonome ; en fait elle oblige à rebattre toute la gamme des solidarités.
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