Suivi des femmes enceintes, sortir du tout médical? edit
Quelle que soit la discipline (épidémiologie, épigénétique, économie de la santé, etc.) les chercheurs convergent tous vers l’idée que l’état de santé d’une personne est en grande partie lié aux comportements adoptés par ses parents, parfois avant même sa naissance. lls s’accordent aussi à dire que les inégalités de santé peuvent se transmettre d’une génération à l’autre.
La réduction des inégalités de santé et l’existence d’un bon état de santé à la naissance constituent des enjeux majeurs de santé publique. S’appuyant sur l’Enquête Nationale Périnatale (ENP) de 2010, réalisée par l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM), les auteurs mesurent l’impact des soins périnataux sur la santé des nouveaux nés selon des profils de femmes.
Le paradoxe français
Afin de réduire les inégalités de santé et les risques de problèmes de santé à la naissance, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) préconise aux femmes enceintes quatre visites chez un professionnel de santé et deux échographies. La France respecte largement ces préconisations puisque la Haute Autorité de Santé (HAS) conseille aux femmes enceintes de faire sept visites auprès d’un professionnel de santé et trois échographies. De plus, elle a décidé d’augmenter significativement le budget affecté en multipliant par 2,5 les dépenses d’assurance maternité en vingt ans.
Malgré la générosité du système de santé, les résultats de la France en matière de périnatalité et d’état de santé des mères et de leur enfant ne sont pas à la hauteur des dépenses engagées par rapport aux autres pays (Cours des Comptes, février 2012).
On peut donc s’interroger sur l’efficacité et la pertinence d’un tel système et se demander quelle politique prénatale un État doit mettre en place pour assurer un bon état de santé à la naissance. Pour tenter de répondre à cette question nous allons, dans la suite de ce travail, tester dans quelle mesure le suivi de grossesse préconisé par la HAS (les sept visites et les trois échographies) a un impact sur l’état de santé du nourrisson. Notons que 8,3% des femmes ne réalisent pas le suivi de grossesse préconisé dans son intégralité.
Chiffres clés – France dans l’UE27
Source : Haut conseil à la santé publique, 2012, sur données Eurostat-Sespros 2009
Un mauvais suivi de grossesse induit par des comportements à risque
Le graphique 1 ci-après montre que le manque de suivi est fortement lié au comportement des femmes durant leur grossesse et à la manière dont elles l’ont vécue : il est plus de deux fois plus élevé pour les « imprudentes » que pour les « prudentes »[1].
Graphique 1 : taux de mauvais suivi
Conséquences sur la santé du bébé[2]
Graphique 2. Problèmes de corpulence
Graphique 3. Interventions médicales
Lecture : le taux d’enfants nés avec un problème de corpulence pour les femmes « prudentes » ayant bénéficiées d’un mauvais suivi est de 20,5%.
Données : Enquête Nationale Périnatale (ENP) 2010, réalisée par l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM)
Le graphique 2 montre que le taux d’enfants nés avec des problèmes de corpulence est différent selon le type de femmes. Alors que pour les femmes « prudentes » les écarts entre suivi et non suivi sont faibles, ils s’avèrent bien plus élevés pour les femmes « versatiles » et « imprudentes ». Pour près d’un tiers de ces dernières (30,2%), les bébés sont nés avec des problèmes de corpulence. D’après le graphique 3, il ne semble pas y avoir de lien corrélation entre le suivi, le type de femmes et les interventions médicales.
Le comportement individuel assure la bonne santé des nouveaux-nés
Nos techniques économétriques indiquent que les préconisations médicales n’exercent aucun effet sur la santé des bébés des femmes « prudentes » et « imprudentes ». Autrement dit, pour ces profils de femmes, la probabilité que leur bébé naisse avec un problème de santé est la même, indépendamment du fait de suivre correctement ou pas les préconisations.
En adoptant un comportement préventif durant la grossesse et en pouvant s’appuyer sur le soutien de leur entourage, les femmes prudentes pourraient réduire le nombre de visites médicales pendant la grossesse sans aucune incidence sur la santé de leur bébé. À l’opposé, le comportement risqué, voire nocif des imprudentes engendre une probabilité élevée de problème de santé pour leurs bébés, et ce même en respectant scrupuleusement les préconisations. La prise excessive de risques (consommation de tabac, d’alcool), annihilent les effets potentiellement bénéfiques que les visites médicales pourraient exercer sur la santé des bébés.
Nos résultats suggèrent également que le suivi des préconisations médicales des femmes « versatiles » a un effet favorable sur le problème de corpulence du nourrisson. En suivant les préconisations médicales, ces femmes arrivent à adopter les comportements préventifs (limiter la consommation de tabac ou d’alcool) afin d’assurer la santé de leurs bébés.
Enjeux de politique publique
Ce travail révèle que les soins périnataux purement médicaux sont inefficaces pour certains profils de femmes.
Les résultats plaident en faveur d’actions spécifiques visant seulement certains profils de femmes dont la capacité à développer un comportement préventif durant la grossesse est intrinsèquement très faible. Cela peut impliquer des campagnes d’information ciblées ou une intensification du soutien psychosocial. Les soins périnataux pourraient être plus personnalisés pour intégrer les spécificités des perceptions des risques et des comportements durant la grossesse afin de favoriser l’adoption d’attitudes responsables.
Une telle personnalisation pourrait se traduire par une réglementation à géométrie variable des visites obligatoires permettant une réduction de celles-ci pour certaines femmes (les prudentes) et par une augmentation, potentiellement associée à la mise en place des dispositifs de suivi psychologique pour d’autres profils (les imprudentes et dans une moindre mesure les versatiles). Ces visites supplémentaires seront moins portées sur des investigations médicales et auront comme objectif principal l’accompagnement de ces femmes vers un changement soutenable de comportement.
Cette piste de réforme de l’architecture des soins périnataux pourrait s’avérer efficace en termes de santé publique – avec une amélioration des états de santé à la naissance – tout en restant sobre sur le plan de la dépense publique
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Notes
[1] Définitions. « Prudentes » : Femmes se sentant entourées, grossesse désirée et bien vécue, absence de consommation d’alcool ou tabac durant la grossesse (36,6 % de l’échantillon) ; « Imprudentes » : femmes ne se sentant pas entourées, grossesse non désirée et mal vécue, consommation d’alcool ou tabac durant la grossesse (10,3 % de l’échantillon) ; « Versatiles » : profils de femmes n’appartenant pas aux deux autres profils (53,1 %). Données : Enquête Nationale Périnatale (ENP) réalisée par l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM)
[2] Définition : Problèmes de santé du bébé. Les nourrissons ont un problème de corpulence lorsque leur poids et ou leur taille est comprise dans les 5 percentiles les plus extrêmes (définition de l’OMS). Les interventions médicales à la naissance sont la réanimation, les anomalies congénitales et les transferts dans un autre service/établissement adapté à l’état de santé du bébé.
Base de données utilisée
Les Enquêtes Nationales Périnatales (ENP) sont réalisées par l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM), sous l’égide de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, en coordination avec la Direction Générale de la Santé et les médecins coordinateurs départementaux des centres de Protection Maternelle et Infantile (PMI). Depuis 30 ans, six enquêtes ont été menées (1995, 1998, 2003, 2010, 2016 et 2021) au sein de l’ensemble des maternités françaises (publiques et privées). Pour réaliser cette recherche, l’enquête 2010 a été utilisée. La base de données intègre l’ensemble des enfants nés vivants, durant une semaine représentative dans 98% des maternités françaises. Elle compte ainsi 10 886 femmes enceintes (et autant de nourrissons nés vivants, les grossesses multiples étant exclues de la base de données).
Pour aller plus loin
Liliane BONNAL, Pascal FAVARD et Thomas LAURENT, “Better Scan Personalities than Bodies? Prenatal Care to Enforce a Pregnancy Self-Commitment », Applied Economics, 2023.